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Reportage dans Hong Kong en émoi

MANIFESTATIONS

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septembre 2019


Reportage dans Hong Kong en émoi

Les mauvaises nouvelles se sont accumulées depuis le début de l’année pour la métropole horlogère, hub historique des montres suisses en Asie. Le conflit commercial entre la Chine et les Etats-Unis et les tensions politiques avec Pékin la placent dans une fort mauvaise posture. Le cœur du commerce horloger pourrait-il quitter l’île pour la terre ferme continentale? Un «glissement» semble en cours à long terme, dont les émeutes ne sont que l’accélérateur.

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ous avons tous en tête les images récentes de foules de protestataires amassés dans les artères de Hong Kong, devant des enseignes géantes de Breitling ou Omega. Pourtant, tout est calme lorsque nous arrivons ce lundi de septembre à l’aéroport international.

Ce n’était pas le cas la veille, puisque les manifestants contre la loi d’extradition (qui a entre-temps été abrogée) ont occupé le terrain. Certains collègues journalistes, également dans la cité à l’occasion du salon annuel HKTDC, ont mis cinq heures à rejoindre le centre-ville.

Tout est calme lorsque nous arrivons ce lundi de septembre à l’aéroport international de Hong Kong. C’est le soir que tout s’agite: à la sortie du bureau, des réunions, sit-in et autres formes de protestation sont organisées.

En 1963, Europa Star se rendait déjà à Hong Kong pour un reportage, dédié à l'époque au problème (toujours actuel) de la contrefaçon.
En 1963, Europa Star se rendait déjà à Hong Kong pour un reportage, dédié à l’époque au problème (toujours actuel) de la contrefaçon.
© Europa Star Archives

Cette semaine-là dans Central, cœur historique de l’île, les rues sont plus calmes qu’à l’accoutumée. C’est le soir que tout s’agite: à la sortie du bureau, des réunions, sit-in et autres formes de protestation sont organisées. Contrairement à ce qui a pu se passer en France l’an passé avec les manifestations anti-pouvoir des gilets jaunes, aucune vitrine de boutique n’est cassée et les horaires de travail sont globalement respectés.

A Hong Kong, les manifestants savent que du maintien de leur dynamisme économique dépendra directement le maintien de leur statut particulier au sein de la République populaire de Chine (selon le principe «un pays, deux systèmes», officiellement en vigueur jusqu’en 2047).

Les Hongkongais se rendent bien compte que leur poids économique n’a déjà plus rien à voir avec le temps de la rétrocession à la Chine. En 1997, l’ex-colonie représentait à elle seule 16% du PIB de la Chine. Aujourd’hui, elle ne pèse plus que pour 3%. La Chine a changé à grande vitesse, de nouvelles métropoles ont dépassé Hong Kong en taille, en infrastructures et en dynamisme, à commencer par Shanghai.

Les manifestants savent que du maintien de leur dynamisme économique dépendra directement le maintien de leur statut particulier au sein de la République populaire de Chine.

En tant que «porte d’entrée vers la Chine», avec justement son système particulier, entre la cité insulaire reste malgré tout un hub important pour la finance, les services, et bien sûr l’horlogerie. Mais pour combien de temps encore?

Hong Kong, la porte d'entrée vers la Chine, comme nous l'écrivions en 1994.
Hong Kong, la porte d’entrée vers la Chine, comme nous l’écrivions en 1994.
© Europa Star Archives

Tendance de fond: rapatrier en Chine

L’industrie horlogère reflète elle aussi assez bien la montée en puissance de la Chine continentale face à Hong Kong. En l’an 2000, le marché domestique chinois importait pour 45 millions de francs d’horlogerie suisse, contre 1,4 milliard pour Hong Kong. L’an passé, la Chine était le troisième marché d’exportation de montres suisses (à 1,7 milliard). De son côté, Hong Kong a doublé de taille, à 3 milliards… mais essentiellement grâce aux achats des Continentaux.

Et la relocalisation des achats en Chine continentale ne fait que s’accélérer. Certes, Hong Kong demeure une zone «tax free» et reste très intéressante à ce titre. Mais le gouvernement ne cache pas sa volonté de rapatrier la consommation localement, maniant la carotte – bon gré mal gré, les prix tendent à une harmonisation avec le reste du monde – et le bâton – avec des contrôle renforcés aux frontières et la campagne anti-gifting.

L’industrie horlogère reflète elle bien la montée en puissance de la Chine continentale face à Hong Kong.

La lame de fond va donc vers une augmentation des achats à domicile, de plus facilités par la puissante logistique des principaux sites de e-commerce chinois Tmall et JD (lire à ce sujet notre dossier sur la Chine dans notre numéro de septembre).

Les marques suisses, qui possédaient généralement une seule filiale à Hong Kong couvrant la zoner Greater China, sont de plus en plus nombreuses à ouvrir des bureaux en Chine continentales et à constituer des équipes locales – au-delà d’acteurs historiques comme Swatch Group ou Titoni. De même, les marques horlogères se ruent sur WeChat, l’outil de communication numéro un dans le pays.

«Cela va durer davantage que quelques mois»

Très bon connaisseur de la situation sur le marché chinois, Jean-Christophe Babin, le CEO de Bulgari, nous livrait récemment son analyse de l’impact des manifestations à Hong Kong: «On observe une forte baisse du trafic aérien. Or, pour la plupart des marques de luxe, la baisse des ventes est proportionnelle à celle du trafic aérien, puisqu’il s’agit d’une zone extrêmement touristique. Les réservations de billets sont un bon indicateur prévisionnel des niveaux de sell-out.»

«C’est une nouvelle situation qui affecte tout le monde. Nous entrons dans une ère imprévisible, qui risque de durer davantage quelques mois», souligne de son côté Davide Cerrato le responsable de l’horlogerie chez Montblanc.

«La baisse des ventes est proportionnelle à celle du trafic aérien, puisqu’il s’agit d’une zone extrêmement touristique.»

Les chiffres de la Fédération de l’horlogerie suisse (qui calculent les exportations) pour Hong Kong montrent un fléchissement notable dès le mois de juin 2019, même si une «chute» n’est pas encore figée dans le marbre. Calculant le sell-out horloger grâce aux chiffres fournis par le Hong Kong’s Census and Statistics Department, le consultant Thierry Huron (Mercury Project) donne une température plus glaciale: en comparaison annuelle, les ventes horlogères à Hong Kong étaient en baisse de 16,9% en juin et de 24,3% en juillet. Le marché perdait 8,9% depuis janvier.

Les statistiques de 1993 de la place horlogère de Hong Kong dans Europa Star.
Les statistiques de 1993 de la place horlogère de Hong Kong dans Europa Star.
© Europa Star Archives

Regardez également cet entretien avec l’analyste Jon Cox de Kepler Cheuvreux sur CNN Money, qui prévoit une chute des exportations de l’ordre de 20% sur l’année.

Quel degré d’exposition?

La situation est naturellement plus délicate pour les marques horlogères les plus exposées à la clientèle chinoise, dont Hong Kong reste le hub et qui n’auraient pas encore migré leur exposition sur la Chine continentale.

Chez Bulgari, Jean-Christophe Babin tient ainsi à modérer l’exposition directe de sa marque: «Nous ne faisons pas partie de ces marques qui ont une majorité de clients chinois. Ceux-ci représentent environ le quart de notre clientèle. Et la part de Hong Kong est peut-être de 5% des ventes totales. Nous vendons beaucoup plus de montres à des Chinois sur le marché domestique mais aussi à Paris ou dans d’autres grandes capitales du luxe. Et dans les mois qui viennent, nous allons mener une politique agressive sur les lieux touristiques chinois car il y aura plus de croissance en Chine même qu’à l’extérieur. Même si le conflit commercial entre la Chine et les Etats-Unis, reste une préoccupation, notamment par la grande imprévisibilité qui règne...»

Accélérateur du changement

Cette année l’impact des manifestations à Hong Kong se fera naturellement sentir sur le bilan total de l’industrie horlogère. Le cabinet de conseil Bain note ainsi la reprise «hésitante» du secteur horloger, notamment en raison d’une situation très tendue à Hong Kong, principal marché d’exportation pour les sociétés helvétiques. De son côté, RBC Europe Limited estime que la place de Hong Kong représente 13% des ventes totales de Swatch Group et 11% de Richemont.

Il n’en faut pas moins analyser la situation de long terme pour la métropole horlogère, hors des événements «chauds» qui l’agitent en ce moment.

RBC Europe Limited estime que la place de Hong Kong représente 13% des ventes totales de Swatch Group et 11% de Richemont.

Même si toute l’attention a été braquée sur les manifestations de ces derniers mois, cette éruption semble plutôt accélérer les risques systémiques de fond qui pèsent déjà sur le dynamisme horloger de Hong Kong: le rapatriement des achats en Chine continentale, la montée en puissance des villes chinoises comme lieux de décision et, facteur à ne pas négliger, l’incertitude autour de l’impact des négociations commerciales avec les Etats-Unis, alors que Hong Kong est au coeur des échanges entre les deux pays.

Le destin incertain de Hong Kong mis en lumière dans cet article de 1995.
Le destin incertain de Hong Kong mis en lumière dans cet article de 1995.
© Europa Star Archives

TÉMOIGNAGE

«Nous sommes préoccupés par l’impact du conflit commercial sino-américain»

Dennis Yeung, directeur général de Oriental Watch Company

Fondée en 1961, Oriental Watch Company a été le premier détaillant horloger coté à la Bourse de Hong Kong. Au fil des ans, la société a développé un réseau de détail en Chine continentale, à Hong Kong, à Macao et à Taiwan, et est devenue l’un des plus grands détaillants horlogers de la région. L’entreprise représente aujourd’hui une centaine de marques de luxe, dont Rolex, Tudor, Piaget, Vacheron Constantin, Audemars Piguet, IWC, Jaeger-LeCoultre, Girard-Perregaux, Longines et Omega.

«Nous opérons 61 points de vente (y compris des boutiques monomarques) dans toute la région Greater China, souligne le directeur général Dennis Yeung. Le réseau évolue constamment. En mai, nous avons ainsi déménagé notre magasin-phare du 100 Queens Road Central au 50 Queens Road Central, un emplacement de choix situé au cœur même du secteur du luxe. Ce changement va accroître nos ventes.»

Dennis Yeung, directeur général de Oriental Watch Company
Dennis Yeung, directeur général de Oriental Watch Company

Encore plus que les manifestations qui ont eu lieu ces derniers mois, c’est l’impact des tensions commerciales entres Etats-Unis et Chine qui inquiète Dennis Yeung. Il y a trois ans, le secteur du commerce du détail était entré dans une phase de «glaciation» à Hong Kong: «Tous les segments du commerce de détail ont souffert, y compris l’horlogerie-bijouterie. Par rapport à cette phase difficile, l’environnement général s’était amélioré depuis le début de l’année. Mais l’incertitude suscitée par le conflit commercial sino-américain est devenue de plus en plus pesant. Nous sommes préoccupés par son impact sur l’économie de Hong Kong et les perspectives sont passées de positives à prudentes.»

«Les perspectives sont passées de positives à prudentes.»

Autre défi de taille pour le détaillant: le prix de la location des espaces commerciaux reste très onéreux à Hong Kong. «Certains détaillants ont tendance à s’étendre même en période de ralentissement du marché, mais nous sommes relativement prudents de notre côté, souligne Dennis Yeung. Grâce à cette stratégie, l’impact des loyers en période de difficultés se fait moins fort. Face au défi des loyers élevés, nous avons mis en place une série de mesures telles que la réduction des stocks, la négociation de loyers plus bas avec les propriétaires, la fermeture de magasins déficitaires ou la sous-location de magasins.»

Concernant les performances financières de la société, le faible moral du marché avait entraîné une baisse des résultats annuels de Oriental Watch Company en 2016, qui se sont soldés par des pertes. L’année suivante a permis de retrouver des bénéfice et la compagnie a poursuivi sur sa lancée avec un bénéfice annuel de 139 millions de dollars en 2018.


TÉMOIGNAGE

«Hong Kong doit préserver sa forte sécurité juridique»

Carson Chan, responsable de la FHH en Asie

Avide collectionneur basé à Hong Kong, Carson Chan s’est d’abord fait connaître en contribuant à l’introduction de la marque Richard Mille dans la métropole horlogère asiatique. Depuis, il cumule les casquettes: il est aujourd’hui vice-président de la Chambre de commerce suisse de Hong Kong, membre du jury du Grand Prix d’horlogerie de Genève et responsable de la Fondation pour la Haute Horlogerie en Asie… Dans le cadre de la FHH Academy, il a notamment mis en place plusieurs formations horlogères de haute teneur à Hong Kong.

«J’ai étudié aux Etats-Unis, où est née ma passion pour la mécanique… automobile. Mais de retour à Hong Kong, il n’y avait pas un terrain de jeu intéressant sur un si petit territoire», nous explique-t-il. Le collectionneur a donc «miniaturisé» sa passion mécanique en découvrant l’horlogerie: «Le langage est similaire, c’est de la haute voltige mécanique à l’échelle microscopique.»

Carson Chan, expert horloger responsable de la FHH en Asie
Carson Chan, expert horloger responsable de la FHH en Asie

Si Hong Kong parvient à conserver sa forte sécurité juridique et sa puissance logistique à l’importation, elle restera le premier centre horloger d’Asie, estime l’expert, qui énumère d’autres avantages pour les achats horlogers dans la cité insulaire: «Les montres y sont plus abordables qu’en Chine continentale grâce au duty free et on y trouve bien plus de choix.»

Pour lui, le risque majeur est à présent celui d’une récession mondiale entraînée par le conflit commercial entre la Chine et les Etats-Unis, avec un effet de chaîne de mise en place de barrières tarifaires. «Nous devons considérer le marché horloger dans une perspective de long terme, non mois par mois. En période de récession mondiale, tout le monde souffrirait. Il est donc important d’anticiper en déterminant comment l’industrie dans son ensemble pourrait s’adapter à cette situation.»

«Si Hong Kong parvient à conserver sa forte sécurité juridique et sa puissance logistique à l’importation, elle restera le premier centre horloger d’Asie.»

Carson Chan croit en particulier aux vertus de l’éducation horlogère pour accroître la taille de ce marché à l’échelle mondiale: «La montre est probablement la seule catégorie d’objet qui est passée de l’absolue nécessité à l’inutilité totale. Le problème, c’est que trop de vendeurs continuent de présenter des tourbillons comme des pièces fonctionnelles. Et trop de managers considèrent l’horlogerie comme un simple métier. Comment parler de la montre mécanique d’une manière plus artistique, de la beauté de la mécanique? Crise ou non, émeutes ou non, c’est là que se joue l’avenir de l’industrie.»

A ce titre, il y a un gros travail d’éducation à mener en Chine continentale, qui profitera aussi au business horloger de Hong Kong, poursuit le spécialiste: «La demande est élevée mais il s’agit encore d’un marché axé sur le marketing et non sur l’éducation. La plupart des aficionados ne parlent pas anglais et n’identifient que Rolex ou Patek Philippe. Nous devons aller plus loin. L’horlogerie doit être plus accessible au public, non par le prix mais par l’information. Aujourd’hui, la façon dont les montres sont vendues n’est pas assez émotionnelle. Par comparaison, il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme en art pour apprécier la peinture: on ne vend pas un tableau en décrivant son cadre mais en expliquant comment l’artiste l’a créé.»

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