e célèbre salon technologique CES de Las Vegas a déjà annoncé la couleur pour l’année prochaine: il se tiendra dans un format exclusivement numérique. «Face à la pandémie et aux préoccupations sanitaires mondiales croissantes, il n’est tout simplement pas possible de rassembler en toute sécurité des dizaines de milliers de personnes au début du mois de janvier 2021», a déclaré son directeur Gary Shapiro à la suite de cette décision.
Pour l’horlogerie non plus, rien ne garantit que l’année prochaine soit moins troublée que celle qui est en train de s’écouler. Au-delà de son impact commercial direct, la crise pandémique semble avoir transformé plus profondément le fonctionnement de l’industrie horlogère en six mois qu’au cours de la dernière décennie.
Plusieurs effets peuvent se dégager, à commencer bien évidemment par une accélération de la transition numérique, qu’il s’agisse de présentations par téléconférences pour remplacer les salons physiques, des réseaux sociaux ou de lancements de plateforme e-commerce pour se substituer aux portes closes des boutiques.
Une époque à la fois effrayante et fascinante pour le monde horloger, qui met tout à nu et emporte toutes les conceptions d’avant-crise.
La polarisation semble également s’accentuer encore plus, entre les marques à la cote la plus importante pré-crise, les «valeurs sûres» de l’horlogerie (notamment les grands indépendants et les artisans à la production limitée), et le reste du peloton. A ce titre, il faut également souligner la fusion croissante entre marchés primaire et secondaire, avec la valeur du pre-owned qui influe toujours plus celle du neuf.
C’est une période d’expérimentations, de concepts, d’incertitudes, d’ouvertures sur de nouveaux horizons, comme une boule de neige qui emporte toutes les conceptions d’avant-crise. Une époque à la fois effrayante et fascinante pour le monde horloger, qui met tout à nu...
Nous avons interrogé plusieurs dirigeants de la scène horlogère, représentatifs d’autant de réalités économiques, pour connaître leur analyse des effets de la crise et la manière dont ils comptent rebondir, notamment en ce qui concerne la présentation de leurs nouveaux modèles avec l’annulation de presque tous les salons physiques. Extraits.
Jean-Marc Pontroué (Panerai): «Réfléchir national plutôt qu’international»
Avec son centre de design situé à Milan, Panerai a très tôt été confronté aux effets de la pandémie, qui a d’abord frappé le nord de l’Italie en Europe. «Notre priorité était de protéger nos employés et d’assurer une certaine activité, souligne le directeur Jean-Marc Pontroué. Vis-à-vis de nos 740 collaborateurs et 19 filiales, nous avons dû faire preuve de bon sens et d’agilité. Nous avons notamment adopté une nouvelle approche de travail faite de visioconférences aussi bien avec nos employés qu’avec nos 150 boutiques et 400 partenaires commerciaux.»
La chaîne d’approvisionnement a également été revue dans le but d’allouer des quantités supplémentaires à des marchés comme la Chine, qui a enregistré une «croissance massive» après la fin de la crise dans le pays. «Au contraire, nous avons limité toutes les expéditions vers les pays qui souffraient de fermeture totale ou partielle», précise le dirigeant. De manière générale, face à la situation, il s’agit pour lui de reconfigurer les présentations à l’échelle nationale plutôt qu’internationale.
- Jean-Marc Pontroué, Panerai
La chaîne d’approvisionnement a également été revue dans le but d’allouer des quantités supplémentaires à des marchés comme la Chine, qui a enregistré une «croissance massive» après la fin de la crise dans le pays.
Tout en investissant en ligne: en juillet, la marque a lancé une nouvelle plateforme numérique baptisée PamCast proposant des voyages virtuels dans l’univers Panerai, de Florence aux profondeurs marines.
«Je crois fermement que nous sommes beaucoup plus forts aujourd’hui que par le passé, estime Jean-Marc Poutroué. Panerai a démontré sa forte résilience et sa capacité à s’adapter très rapidement à un nouveau scénario. L’un des grands atouts du digital est qu’il permet de s’adresser à tous. Cette période doit permettre de renforcer les liens avec les membres de notre communauté, à travers la multiplication des points de contact. Nous sommes prêts à relever le défi visant à améliorer l’expérience d’achat.»
Manuel Emch (Louis Erard, Raketa): «Nous renversons la logique de notre stratégie de lancements»
Pour l’ancien patron de Jaquet Droz et Romain Jerome, qui opère aujourd’hui comme consultant et administrateur pour plusieurs marques dont Louis Erard et Raketa, la «marche forcée» vers une approche plus numérique aboutira à terme à un système beaucoup plus hybride pour l’industrie horlogère: «Le succès vient de la multiplication des canaux de distribution.»
Manuel Emch parle en connaissance de cause: alors Louis Erard ne pratiquait pas le e-commerce l’an passé, la marque indépendante suisse devrait réaliser 15% de son chiffre d’affaires en ligne cette année. Si le basculement vers la vente en ligne était déjà dans les tuyaux, l’irruption de la crise pandémique a fortement accéléré cette transition. «A un horizon de cinq ans, il est tout à fait envisageable que la marque réalise la moitié de son chiffre d’affaires en ligne», estime le responsable.
Le système mis en place par Louis Erard permet également à ses représentants de commander en ligne. «Cela n’était pas prévu dans le plan initial, mais c’est une conséquence involontaire de l’interruption des transactions physiques, poursuit Manuel Emch. La relation avec les détaillants s’en trouve digitalisée, avec des effets positifs du côté du financement des modèles et de la transparence des stocks.»
«A un horizon de cinq ans, il est tout à fait envisageable que la marque réalise la moitié de son chiffre d’affaires en ligne.»
- Manuel Emch, Louis Erard & Raketa
En fait, c’est toute la stratégie de lancements de Louis Erard qui s’en trouve modifiée, ou plutôt inversée. Plutôt que d’attendre un ou deux gros événements pour présenter ses nouveautés, la marque fondée en 1929 va désormais «aplanir» son calendrier sur toute l’année et saisir les occasions qui se présentent. Des opérations sont ainsi prévues dans le cadre du Salone del Mobile de Milan ou d’Art Basel l’an prochain.
La marque multiplie aussi les collaborations pour sortir d’un univers purement horloger. «Entre le canal numérique, ces collaborations et lancements, nous aurons une animation continue de nos collections sur l’année, résume Manuel Emch. Il nous faut surfer sur des thèmes forts dans un environnement de communication saturée.»
Pour le responsable, nous entrons dans un environnement de crise permanente dont la seule composante stable est… l’instabilité: «Seule une structure légère, créative et agile permettra de s’adapter à des cycles d’affaires plus courts et plus violents. Louis Erard ou Raketa, qui ont toujours travaillé dans l’adversité, ont développé une culture d’entreprise qui est aujourd’hui un avantage compétitif. Tout le monde tente d’imiter Rolex mais c’est un modèle impossible à reproduire. Chaque marque doit trouver sa propre voie.»
Max Büsser (MB&F): «Nous avons rapidement vu sur qui nous pouvions compter»
Cela peut sembler paradoxal au vu de l’immense incertitude qui règne dans l’industrie horlogère. Mais si la crise pandémique comporte au moins un mérite, celui-ci réside dans la clarification des rapports entre partenaires, en amont dans la production (sous-traitance, laboratoires, équipes techniques) comme en aval dans la communication et la vente (filiales, détaillants, médias). C’est l’épreuve du feu pour qu’une marque réalise avec qui elle peut opérer en tant de crise.
«Dans des temps aussi difficiles pour l’industrie (et la planète) nous avons vite vu sur qui nous pouvions compter, et c’est avec eux que nous bâtirons l’avenir», relève ainsi Max Büsser, le fondateur de MB&F. Une marque dont 10 des 26 représentants à travers le monde représentent aujourd’hui 75% de son chiffre d’affaires.
«Nous avons dû développer une approche binaire car nous n’avons ni filiales, ni collections de nouveautés à envoyer à travers la planète, poursuit l’entrepreneur. Ces dix détaillants recevront chacun pendant quelques jours des prototypes des nouveautés pour se rendre compte du produit. Les autres auront des présentations numériques.»
- Maximilian Büsser, MB&F
Dix des 26 représentants de MB&F à travers le monde représentent aujourd’hui 75% du chiffre d’affaires de la marque.
Le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux, ainsi qu’un partenariat fort avec les détaillants restera la base de la stratégie commerciale de la marque: «L’objectif de l’entreprise n’est depuis bientôt dix ans pas la croissance mais la réalisation de nos projets créatifs, souligne Max Büsser. Ce premier semestre 2020 aura vu un sell-out historique pour la marque (+45% en quantités sur 2019, notre année référence) et ce malgré une majorité de nos détaillants fermés pendant plusieurs mois et l’impossibilité de voyager.»
MB&F participe aux Geneva Watch Days, surtout axées sur les clients et la presse européenne. «Avant le Covid-19, je ne connaissais pas Zoom ou Microsoft Teams, explique Max Büsser. Aujourd’hui c’est la nouvelle norme. Par contre quand vous mettez autant d’amour et de travail dans des finitions comme les nôtres, c’est virtuellement impossible de transmettre cela au niveau numérique – même nos photos ne rendent pas justice.»
Et pour 2021? «C’est la grande inconnue… Si Watches & Wonders a lieu en avril, nous continuerons à y participer mais il semble que rien ne soit acté au moment d’écrire ses lignes.»
Stéphane Waser (Maurice Lacroix): «Nous sommes déjà passés en mode plan B»
Pour Stéphane Waser, directeur de Maurice Lacroix, la nouvelle réalité du monde post-Covid-19 a rendu très concrets des scénarios qui étaient jusqu’alors restés strictement expérimentaux. Le responsable le pose clairement: «Nous sommes déjà passés en mode plan B, car nous ne reviendrons jamais à la situation antérieure».
Premier constat: «Le digital est possible pour introduire les nouveautés, par contre les présentations doivent être pensées et développées dans cette direction. Un effort plus conséquent est demandé en termes d’outils et de préparation pour arriver au même niveau que l’interaction physique. Un événement regroupant entre 200 et 300 personnes transformé en une séance Zoom n’est pas efficace et l’impact est très minime. D’ailleurs, certaines marques automobiles en ont fait l’expérience ce printemps suite à l’annulation du Salon de l’Automobile de Genève.»
- Stéphane Waser, Maurice Lacroix
Vu l’interruption du tourisme et des voyages, il s’agit désormais de penser avant tout «local», ainsi que de tenir compte de la baisse probable de pouvoir d’achat de la clientèle du fait de la pandémie.
La technologie elle-même a fait un bond en avant du fait de la crise, note Stéphane Waser – de fait, on a vu se multiplier les lancements de nouvelles solutions de téléconférences, au-delà des acteurs historiques, permettant notamment une meilleure interaction en ligne. La marque sera présente lors des Geneva Watch Days et organisera simultanément des séances en vidéoconférence pour les détaillants ainsi que les journalistes ne pouvant se joindre physiquement.
Autre constat: vu l’interruption du tourisme et des voyages, il s’agit désormais de penser avant tout «local», ainsi que de tenir compte de la baisse probable de pouvoir d’achat de la clientèle du fait de la pandémie. «En période de récession annoncée, la confiance au niveau de la consommation demande de la prudence.» Maurice Lacroix, qui est revenu à des prix plus accessibles sous le mandat de Stéphane Waser notamment via la ligne Aikon, compte se profiler dans cette nouvelle réalité.
Wilhelm Schmid (A. Lange & Söhne): «Les achats en ligne restent un phénomène mineur dans notre segment»
Comme plusieurs marques du groupe Richemont, A. Lange & Söhne participera en septembre à l’un des rares salons physiques de 2020: le salon Watches & Wonders de Shanghai, strictement réservé au marché chinois. «J’attends avec impatience ce rendez-vous, où nous pourrons à nouveau présenter nos montres en face à face, avec toutes les garanties nécessaires bien sûr», souligne le directeur de la marque allemande, Wilhelm Schmid.
Avant le coronavirus, le dirigeant était très souvent sur la route pour présenter des créations qu’il s’agit, peut-être plus que tout autre, de voir pour en apprécier la valeur réelle. Il s’est rabattu sur les téléconférences durant les derniers mois: «Parmi nos clients qui ont passé ces derniers mois dans l’isolement de leur maison, on constate un intérêt accru pour les nouvelles montres. Après que nous ayons présenté nos nouveautés sous forme numérique, j’ai parlé à des clients du monde entier via Zoom. Ces conversations se déroulent dans une atmosphère tout aussi agréable que lors d’une rencontre individuelle. (...) Ce faisant, nous avons acquis de nouvelles expériences et connaissances précieuses dont nous tirerons profit à l’avenir.»
- Wilhelm Schmid, A. Lange & Söhne
Le modèle «omnichannel» semble taillé sur mesure pour l’industrie horlogère et la crise pandémique accélère certainement la composante numérique de ce modèle.
Le responsable insiste néanmoins sur le caractère temporaire et limité de ce type de présentation: «La pandémie nous a appris à nous adapter avec souplesse, même aux changements les plus radicaux, du moins pendant une période limitée. (...) Mais aussi bonnes soient-elles, mon évaluation personnelle est que les présentations entièrement numériques ne pourront jamais remplacer la sensation et le toucher de nos montres.»
Dans le segment de A. Lange & Söhne, le e-commerce reste d’ailleurs très limité, malgré l’accélération de la transition numérique ces derniers mois: «Pour l’instant, les achats en ligne jouent encore un rôle mineur dans notre modèle économique. Dans la plupart des cas, le processus de décision d’achat a été préparé en ligne. Mais la majorité de nos clients viennent en boutique pour confirmer les attentes qu’ils ont établies sur Internet avant de prendre leur décision d’achat finale. Je n’exclus pas que les habitudes d’achat puissent éventuellement changer et que les événements récents aient accéléré cette évolution. Quoi qu’il en soit, nous serons prêts.»
Comme beaucoup de dirigeants, Wilhelm Schmid met l’accent sur la nécessité d’une «interaction intelligente de différents canaux et techniques» et de multiplier les points de contact entre la marque et les clients. Le modèle «omnichannel» semble taillé sur mesure pour l’industrie horlogère et la crise pandémique accélère certainement la composante numérique de ce modèle.
Sascha Moeri (Carl F. Bucherer): «Une approche toujours plus personnelle du luxe»
Principal détaillant horloger dans le monde avec des dizaines points de vente physique en Europe et aux Etats-Unis, le groupe Bucherer est logiquement très fortement impacté par la crise pandémique. Le groupe détient également sa propre marque horlogère Carl F. Bucherer, dirigée par l’énergique Sascha Moeri. «Notre société a traversé de nombreuses crises par le passé et gérera également celle-ci, souligne le dirigeant. Nous nous sommes concentrés sur ce que nous avons fait de mieux au cours des 132 dernières années: l’horlogerie.»
Depuis deux ans, la marque a investi dans le e-commerce, notamment en Chine à travers JD.com. Elle bénéficie également d’une forte visibilité sur les plateformes de vente en ligne Bucherer et Tourneau (rachetée par le groupe en 2018). «À l’avenir, les marques qui auront le plus de succès seront celles capables d’orchestrer leurs points de contact en ligne et hors ligne avec un juste équilibre», estime Sacha Moeri, qui cite le représentant de la cinquième génération à la tête du groupe, Jörg G. Bucherer: «Rien ne remplace une poignée de main.»
- Sascha Moeri, Carl F. Bucherer
- ©JohannSauty
Cela définit la stratégie future de Carl F. Bucherer: multiplier les rendez-vous individuels de présentations de ses modèles à travers le monde.
Mais en ces temps où même les poignées de main sont sujettes à caution, «il est évident que la communication numérique est plus que jamais d’actualité», poursuit le responsable. Pour lui, le luxe va surtout se définir par une expérience d’achat de plus en plus personnelle. Cela définit la stratégie future de Carl F. Bucherer: multiplier les rendez-vous individuels de présentations de ses modèles à travers le monde.
La marque inaugure ainsi un nouveau concept de lancements physiques, dont la première étape se tiendra à Genève à la fin du mois d’août.
Conclusions
L’impact de cette crise pandémique peut se répartir en deux effets majeurs: à court terme, les six mois qui viennent de passer ont marqué une période d’expérimentation intense, avec pour conséquence l’application en quelques semaines de stratégies (notamment digitales) qui auraient pris des mois dans le temps normal (et long) du fonctionnement de l’industrie horlogère.
Quelle que soit la taille des marques en question, cette phase d’expérimentation a été transversale. Le fait que Patek Philippe autorise dans certains cas le e-commerce le signale bien.
A long terme, le risque est que les effets de la crise pandémique entraînent une récession économique profonde. L’horlogerie est déjà touchée de plein fouet par l’arrêt des voyages transcontinentaux. Les Chinois ne voyageront plus pendant une période qui se comptera certainement en années. Pour les marques, cela signifie qu’il faut ré-explorer les clientèles nationales, les marchés locaux et savoir séduire les nouvelles générations, notamment dans les économies les plus matures.
Ce retour à la «stratégie nationale» sera certainement l’effet le plus durable pour une industrie qui a été portée par la vague de mondialisation de ces deux dernières décennies. Cela signifie concrètement redonner du pouvoir aux équipes locales, les mieux à même de saisir les attentes de leurs compatriotes. Le fonctionnement de l’horlogerie est amené à se transformer en profondeur. Il reste à espérer, dans cette configuration, que les économies nationales résistent mieux que prévu aux effets de la pandémie. Car l’avenir de l’horlogerie dépendra toujours plus du pouvoir d’achat local.
Ce retour à la «stratégie nationale» sera certainement l’effet le plus durable pour une industrie qui a été portée par la vague de mondialisation de ces deux dernières décennies.
Les illustrations de cet article figurent des oeuvrent de l’excellent artiste coréen Young-Deok Seo, dont «The Thinker», «Anguish 23» et «Meditation 285», à découvrir d’urgence à la M.A.D. Gallery de MB&F. Young-Deok a créé une collection d’œuvres d’art impressionnante, grâce à un processus méticuleux et complexe qui consiste à souder des chaînes entre elles pour façonner des formes humaines. À ses yeux, les chaînes entremêlées traduisent «la puissance et la fragilité de l’homme dans une ère d’industrialisation chaotique».