a septième édition de l’Etude Deloitte sur l’industrie horlogère suisse a été publiée l’automne dernier. Au fil des années, cette enquête qui teste notamment l’«humeur» des cadres de l’horlogerie est devenue incontournable. Elle est d’autant plus instructive que l’horlogerie suisse traverse une crise historique du fait de la pandémie et a connu en 2020 la pire contraction de son chiffre d’affaires des 80 dernières années.
L’étude de 30 pages (à retrouver ici en français) a été menée à travers des entretiens avec 55 cadres supérieurs du secteur horloger, ainsi qu’un sondage en ligne réalisé auprès de 5’800 consommateurs dans 11 des plus importants marchés pour l’horlogerie suisse (Chine, France, Allemagne, Suisse, Hong Kong, Italie, Japon, Singapour, Emirats arabes unis, Royaume-Uni et Etats-Unis).
- Karine Szegedi, Associée et Responsable secteur de la consommation, mode et luxe, Deloitte Suisse
- Jules Boudrand, Directeur Financial Advisory et leader du secteur horloger, Deloitte Suisse
Alors que 67 % des cadres interrogés se montrent pessimistes quant aux perspectives pour l’économie suisse, ils sont encore plus nombreux (85 %) à prévoir un sombre avenir pour l’industrie horlogère suisse. «Le fait que les sondés entrevoient un avenir plus sombre pour l’industrie horlogère que pour l’économie suisse dans son ensemble illustre la gravité de la situation actuelle et le défi important auquel le secteur est confronté», écrivent les co-auteurs de l’étude, Karine Szegedi et Jules Boudrand.
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- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Dans ce contexte qui manque pour le moins de clarté et alors que la pandémie se prolonge sur les premiers mois de la nouvelle année, nous les avons interrogés à propos de leçons à tirer de leur enquête et sur les perspectives pour l’horlogerie suisse en 2021.
«Le fait que les sondés entrevoient un avenir plus sombre pour l’industrie horlogère que pour l’économie suisse dans son ensemble illustre la gravité de la situation actuelle.»
- Les points-clés de l’Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Europa Star: Un premier point-clé de votre étude concerne la durabilité. Un combat essentiel mais l’urgence n’est-elle pas de sauver une industrie frappée de plein fouet par le coronavirus – et justement par l’arrêt des transports internationaux? Un paradoxe?
Karine Szegedi: Sur ce thème, l’horlogerie s’inscrit dans un débat beaucoup plus large sur les modes de consommation, précisément mis en exergue par la pandémie. Les consommateurs veulent toujours plus bien comprendre et identifier d’où viennent les produits qu’ils achètent, de l’alimentation aux montres. Dans le domaine horloger, cette thématique passe notamment par le packaging, qui a une forte influence sur l’environnement.
Jules Boudrand: Elle est aussi liée à la montée en puissance de la montre de seconde main et la prolongation de la durée de vie de modèles déjà commercialisés. Au-delà de l’actualité immédiate du coronavirus, nous constatons à travers notre étude que la durabilité et la seconde main sont deux vecteurs importants des changements qui vont s’imposer dans le secteur.
«La durabilité et la seconde main sont deux vecteurs importants des changements qui vont s’imposer dans le secteur.»
- Déclarations sur la durabilité
- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
On voit d’ailleurs une multiplication d’annonces faites par les marques quant à des actions durables. Comment distinguer l’effet d’annonce «cosmétique», à la marge, d’une réflexion et transformation en profondeur?
Karine Szegedi: Certains se lancent concrètement dans le recyclage ou l’upcycling. De fait, il devient difficile d’échapper à cette thématique, sur laquelle de plus en plus de marques et de groupes horlogers communiquent. En soi c’est déjà un moteur du changement pour l’avenir.
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- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Autre thème intéressant de votre étude: la montre connectée. Là, les cadres de l’horlogerie suisse se rendent comptent qu’ils sont passés à côté de quelque chose d’important, avec le recul…
Karine Szegedi: L’évolution de la prise de conscience est forte. Nos enquêtes le démontrent, année après année: à leur arrivée, les montres connectées ne faisaient pas peur à l’industrie horlogère suisse, puis on les a associées à l’entrée de gamme et maintenant davantage au sport et à la santé, soit au quotidien. L’industrie horlogère suisse a raté le coche. On voit malgré tout des marques qui investissent dans la connexion, mais ce segment devrait rester un marché de niche pour les acteurs suisses traditionnels.
Jules Boudrand: Au premier trimestre 2020, 7,6 millions d’unités de l’Apple Watch ont été expédiées dans le monde, soit une augmentation de 23 % par rapport au premier trimestre 2019. Ce résultat montre que la demande mondiale pour les smartwatches a poursuivi sa croissance malgré l’ouragan de la pandémie. Au cours de la même période, les exportations de montres suisses ont diminué de 23%.
«Sur les smartwatches, l’évolution de la prise de conscience est forte. L’industrie horlogère suisse a raté le coche.»
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Vous relevez également la polarisation croissante entre un petit groupe de marques horlogères leaders et le reste de l’industrie. Sans surprise, au vu de la chute des volumes?
Jules Boudrand: Un bon révélateur en est surtout le marché de seconde main, sur lequel la valeur intrinsèque des marques les plus populaires est exposée très clairement. Les consommateurs qui continuent à acheter des montres se reportent toujours plus sur des valeurs sûres.
Karine Szegedi: Le segment quartz et l’entrée de gamme mécanique connaissant une très forte baisse, tout le secteur est tiré vers le haut de gamme. La production annuelle de montres à quartz de l’industrie horlogère suisse a diminué de plus de 10 millions d’unités depuis 2011. Plus de 60 % des personnes interrogées considèrent cette baisse comme une menace. Au vu de la baisse continue des volumes, on ne reviendra sans doute pas aux niveaux de production historiques de l’horlogerie suisse.
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- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Un exercice toujours délicat: quelles sont vos prédictions quant à une reprise ou non de l’horlogerie en 2021?
Karine Szegedi: Même si une reprise est attendue en 2021, son rythme dépendra en grande partie de la durée et de l’ampleur des nouveaux confinements en place depuis janvier et du rythme auquel la campagne mondiale de vaccination avance. La croissance de l’industrie devrait cependant continuer à s’appuyer sur des marques leaders (indépendantes ou faisant partie de groupes) et être portée principalement par les montres mécaniques haut de gamme. L’intérêt pour les produits de luxe en Chine demeure vif. Mais il reste de toute évidence très difficile de faire des prévisions solides au vu des nombreuses incertitudes sanitaires.
«Le marché de seconde main expose très clairement la valeur intrinsèque des marques.»
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- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Redoutez-vous la dépendance de l’horlogerie horlogère suisse à la Chine, qui s’est encore accentuée avec le retour à la normale anticipé dans ce pays par rapport au reste du monde?
Karine Szegedi: Les clients chinois gardent le plus fort potentiel pour toute l’industrie du luxe, pas uniquement pour l’horlogerie. Ils sont incontournables et le resteront pour longtemps encore. Ce qui est intéressant avec l’arrêt des voyages des Chinois est que nous pouvons maintenant avoir une vision beaucoup plus correcte du poids de chaque consommation locale dans les statistiques. D’une certaine manière, les chiffres sont donc beaucoup plus transparents.
Jules Boudrand: Le grand facteur d’incertitude est de parvenir à déterminer ce qui va se passer quand le travel retail rouvrira. Les retards dans les stratégies de vaccination pénalisent les acteurs les plus dépendants de ce segment.
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- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Nous n’avons pas vu de vague de faillites de marques horlogères suisses, alors que certains observateurs prédisaient des dizaines de fermetures pour 2020. Le résultat d’une forte résilience interne ou du soutien des autorités?
Karine Szegedi: Il n’y a pas eu de vague de faillites mais tout de même des vagues de licenciements au sein de marques et dans la sous-traitance. La Confédération et les cantons ayant fourni beaucoup d’aides, des faillites potentielles sont décalées. Le moment crucial se produira après l’arrêt des aides des autorités.
Jules Boudrand: Par ailleurs, nous ne nous attendons pas à une période importante de fusions-acquisitions. Les grands groupes de luxe sont déjà bien diversifiés en horlogerie et les marques de montres les plus en forme ne sont pas à vendre.
«Ce qui est intéressant avec l’arrêt des voyages des Chinois est que nous pouvons maintenant avoir une vision beaucoup plus correcte du poids de chaque consommation locale dans les statistiques.»
- «Dans quelle mesure chacune de ces stratégies commerciales pourrait-elle être prioritaire pour votre entreprise au cours des 12 prochains mois?»
- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Le e-commerce va-t-il s’imposer pour l’horlogerie comme pour le reste de nos achats?
Jules Boudrand: On note une progression des ventes en ligne, mais aucune marque importante n’est encore parvenue ne serait-ce qu’à 30% de son chiffre d’affaires réalisé via le e-commerce.
Karine Szegedi: De nouvelles habitudes s’installent, maintenant que la pandémie dure depuis plus d’une année. Mais en parallèle, le retail se réinvente aussi, avec une prime qui demeure à l’expérience physique en horlogerie. Les marques investissent beaucoup dans leurs boutiques flasghip.
- «Selon vous, quel canal de vente sera le plus important dans les années à venir?»
- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse
Dans ce contexte plutôt morose et alors que la pandémie se prolonge, relevez-vous quelques signaux d’optimisme pour l’horlogerie suisse?
Karine Szegedi: Historiquement, l’industrie horlogère s’adapte et sait aller là où va le consommateur. Les reports de consommation d’un point à un autre sont loin d’être nouveaux pour l’horlogerie. La période du Brexit était intéressante à ce point de vue, avec un fort développement des inventaires sur le marché horloger britannique.
«Le moment crucial pour beaucoup de marques et sociétés actives en horlogerie se produira après l’arrêt des aides des autorités.»
- «Où êtes-vous le plus susceptible d’effectuer votre achat de montre?»
- Étude Deloitte 2020 sur l’industrie horlogère suisse