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Raketa, le cœur battant de l’horlogerie russe

PORTRAIT

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mars 2020


Raketa, le cœur battant de l'horlogerie russe

Usine horlogère géante durant l’ère soviétique, Raketa n’a jamais cessé ses activités. Mais la société de Saint-Pétersbourg n’était plus que l’ombre d’elle-même après la difficile transition vers l’économie de marché. Soutenu par un groupe d’investisseurs, un entrepreneur l’a ranimée et en a fait une manufacture fière de son héritage, qu’elle assume pleinement via des designs très originaux. La marque peut aussi compter sur une communauté très vive en ligne de passionnés de montres soviétiques.

«E

n 2010, j’ai pris l’avion pour Saint-Petersbourg. C’était la première fois que je visitais une usine horlogère. Il y avait une vingtaine de petits vieux, les vitres étaient cassées, il faisait un froid glacial… J’ai pris les montres, cela faisait tic-tac. Et je me suis dit qu’avec des nouveaux designs, cela marcherait», raconte David Henderson-Stewart. Avant d’ajouter: «Si j’avais été un spécialiste, je ne me serais jamais lancé là-dedans, car tout a été plus compliqué que ce que je pensais.»

Fondée en 1961 en l’honneur des exploits spatiaux de Youri Gagarine («Raketa» veut dire «fusée spatiale» en russe), la grande usine horlogère de l’ère centralisatrice soviétique, qui produisait des millions d’unités par an et employait des milliers d’ouvriers, n’était devenue plus qu’une petite enseigne de montres-souvenirs à 100 dollars pour touristes occidentaux en mal de «memorabilia» soviétique. Mais son histoire remonte en réalité bien avant l’ère soviétique, puisque elle est l’héritière de l’ancienne Manufacture Impériale de Peterhof, fondée en 1721 par le tsar Pierre le Grand.

En 1967, Europa Star visite le stand de l'horlogerie soviétique à l'Expo de Montréal. C'est la première fois que Raketa est mentionnée dans nos colonnes, quelques années après la naissance de la marque.
En 1967, Europa Star visite le stand de l’horlogerie soviétique à l’Expo de Montréal. C’est la première fois que Raketa est mentionnée dans nos colonnes, quelques années après la naissance de la marque.

Créer la première marque de luxe russe

David Henderson-Stewart, jeune entrepreneur franco-britannique (aux origines russes) installé à Moscou, lui, ne connaissait rien à l’horlogerie, mais était persuadé de la validité de son projet: relancer une grande marque de luxe proprement russe, pour un marché qui consomme essentiellement des biens haut de gamme étrangers. C’est un peu par hasard qu’il a choisi Raketa pour concrétiser son idée de marque de luxe russe: en visitant des blogs horlogers, il a constaté que les montres soviétiques comptaient une audience internationale de passionnés. Un bon point de départ.

A l’époque, les grands noms de l’horlogerie soviétique, comme les usines moscovites Poljot et Slava, avaient disparus. Vostok, quant à elle, s’était réorientée sur l’Europe sous le nom «Vostok Europe». Seule subsistait vraiment Raketa, la compagnie péterbourgeoise – ou plutôt vivotait encore… Après la fin du régime soviétique, cette infrastructure publique avait été privatisée, comme la plupart des vestiges soviétiques. Non pour son patrimoine horloger, rapidement abandonné, mais pour son vaste patrimoine immobilier, idéalement situé aux abords de Saint-Pétersbourg.

Une analyse du marché horloger russe parue en 1992 dans Europa Star, avec des perspectives sombres. La plupart des usines soviétiques n'ont pas survécu à la chute du régime. Raketa est l'une des rares exceptions.
Une analyse du marché horloger russe parue en 1992 dans Europa Star, avec des perspectives sombres. La plupart des usines soviétiques n’ont pas survécu à la chute du régime. Raketa est l’une des rares exceptions.

Sur la cinquantaine de lignes de production de Raketa (dont la fabrication du spiral), une seule avait pu être sauvée par un noyau dur d’employés vieillissants. C’est sur eux qu’est tombé David Henderson-Stewart en 2010. Avec un petit groupe d’investisseurs, dont le designer français d’origine russe Jacques von Polier, il rachète la marque et l’infrastructure. Outre le savoir-faire des employés et les quelques machines restantes, toutes les archives et tous les plans, soit la «matière grise» de l’horlogerie de Raketa, ont heureusement pu être conservés. C’est sur cette base que pourra se reconstruire la compagnie.

Russe jusqu’au bout des ongles

Une reconstruction autour d’une idée forte: contrairement à nombre d’horlogers contemporains qui veulent se faire passer pour «plus suisses que suisses» tout en étant à des milliers de kilomètres de l’Arc jurassien, Raketa sera «russe jusqu’au bout des ongles». Les designs, jugés sans doute exotiques selon les canons traditionnels de l’horlogerie, seront directement repris du vaste catalogue légué de l’âge d’or de la marque. Les mouvements maison seront conservés et modernisés. Le nom de Raketa, comme l’appellation d’origine, sont écrits en cyrillique sur le cadran. On ne peut guère s’y tromper! Un descendant de la dynastie des Romanov figure d’ailleurs au conseil d’administration (ainsi que l’aventurier et écrivain français Sylvain Tesson). Une position de «niche», peut-être, mais une stratégie complètement assumée et proclamée.

David Henderson-Stewart, directeur général de Raketa
David Henderson-Stewart, directeur général de Raketa

Friands d’horlogerie suisse, les clients russes sont sans doute les plus difficiles à convaincre du bien-fondé de cette stratégie: «Durant les six premiers mois de mise en vente de nos nouveaux produits, en 2011, aucune boutique en Russie ne voulait en prendre, même en consignation», raconte David Henderson-Stewart.

Le plus grand défi a surtout constitué à former une nouvelle équipe, plus jeune, pour assurer la transmission des savoir-faire des employés d’origine de Raketa. Le métier d’horloger n’est pas particulièrement prisé dans le pays. Certains nouveaux employés, formés durant quatre ans, décident finalement de quitter la société pour devenir chauffeurs de taxi, ce qui était mieux rémunéré… Pour pallier cette pénurie de main d’œuvre, Raketa décide de créer sa propre école d’horlogerie.

C'est avec le designer Jacques von Polier que David Henderson-Stewart et un groupe d'investisseurs a repris en main Raketa en 2010. Nous avions interviewé Jacques von Polier dans cette édition de 2012 d'Europa Star, juste après le rachat.
C’est avec le designer Jacques von Polier que David Henderson-Stewart et un groupe d’investisseurs a repris en main Raketa en 2010. Nous avions interviewé Jacques von Polier dans cette édition de 2012 d’Europa Star, juste après le rachat.

A force de volonté, la marque parvient néanmoins à s’imposer dans un nombre croissant de points de vente dans le pays. Elle compte trois boutiques en propre aujourd’hui et une centaine d’employés s’affairent à la manufacture remise sur pied à Saint-Pétersbourg. Dans certains points de vente en Russie, les modèles de Raketa sont désormais exposés aux côtés de ceux d’Omega, Breitling ou Girard-Perregaux. Un motif de fierté pour David Henderson-Stewart: «Depuis Fabergé, c’est sans doute la première fois qu’une marque russe jouxte les produits de ces sociétés de luxe.»

Codes non conventionnels

Quand l’entrepreneur a annoncé à ses amis en Suisse qu’il avait racheté une manufacture tout entière, beaucoup avaient de la peine à le croire. Chaque nouveauté de Raketa, dont le prix moyen s’établit à présent autour des 1’200 euros, est basée sur un modèle d’origine soviétique, dont les plans ont été sauvés. Le trait caractéristique le plus connu de l’horlogerie soviétique est sans doute le grand 0 («Big Zero») qui remplace le 12 conventionnel à midi. On le retrouve sur tous les modèles de Raketa.

Le modèle Avant-Garde de Raketa, avec son aiguille triangulaire caractéristique.
Le modèle Avant-Garde de Raketa, avec son aiguille triangulaire caractéristique.

Avec Raketa, on pénètre dans un monde de l’horlogerie à part, qui s’est développé de son côté, sans reproduire les canons occidentaux. Les surprises sont nombreuses. Ainsi de la «Russian Code», équipée d’une complication qui permet aux aiguilles de tourner «à l’envers» (pour suivre le mouvement naturel des planètes dans le système solaire); ou des aiguilles rondes du modèle «Copernic» ou carrément triangulaires de la ligne «Avant-Garde».

David Henderson-Stewart précise: «Si nous avions adopté les mêmes codes que toutes les marques étrangères, nous serions perdants. Il nous faut être fiers de notre singularité.» Le dernier modèle lancé par Raketa, la réédition de la «Polar» de l’époque soviétique, est quant à lui équipé du premier mouvement 24h russe créé spécifiquement pour une expédition polaire en Antarctique. «Une montre très recherchée en ligne, mais très rare jusqu’à présent, car seules quelques unités avaient été fabriquées, précise David Henderson-Stewart. Nous en relançons 200 exemplaires.»

Modèle Russian Code de Raketa. Remarquez-vous sa particularité?
Modèle Russian Code de Raketa. Remarquez-vous sa particularité?

Le travail de persuasion auprès des clients russes se poursuit, face à l’attractivité toujours dominante des marques étrangères. Justement, Raketa sortira-t-elle gagnante de notre époque de repli sur soi forcé, qui va sans doute faire augmenter les achats domestiques?

David Henderson-Stewart ne veut pas enfermer la marque dans une logique purement «nationale». Au contraire: Raketa entend à présent également internationaliser davantage ses ventes. Depuis un an et demi, une filiale a été installée dans l’Union européenne. La France est le premier débouché étranger pour Raketa, encore modeste avec trois points de vente. Surtout, la société entend capitaliser sur les communautés de passionnés en ligne de montres soviétiques pour dynamiser son site de e-commerce. Aujourd’hui, les clients en ligne les plus nombreux pour Raketa se trouvent en France, en Suisse, au Royaume-Uni et en Amérique du Nord.

Le modèle Polar, réédition d'un modèle utilisé lors d'une expédition soviétique en Antarctique.
Le modèle Polar, réédition d’un modèle utilisé lors d’une expédition soviétique en Antarctique.

«Ce sont des clients qui ont une bonne connaissance de l’horlogerie et comprennent l’intérêt d’une montre équipée d’un mouvement maison, avec une histoire singulière», souligne l’entrepreneur. Née montre de masse, devenue montre-souvenir, puis remise à niveau, Raketa entend à présent trouver sa place, singulière et assumée, dans la nouvelle communauté numérique horlogère mondiale.

Europa Star souhaitait se rendre sur place à Saint-Pétersbourg début mars pour visiter Raketa. La pandémie a eu raison de notre déplacement. Nous espérons être en mesure de nous y rendre prochainement.

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