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Horlogers et anarchistes

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avril 2023


Horlogers et anarchistes

Deux récents événements, la parution d’une étude historique très fouillée, Le Vallon horloger et ses anarchistes, de Florian Eitel, et la sortie du film Unrueh de Cyril Schäublin, viennent nous rappeler les liens historiques très profonds qui ont existé entre horlogerie et anarchisme. Une histoire passionnante qui se tisse à la fin du XIXème siècle lors de la «première mondialisation» et qui se déroule dans le Vallon horloger, à Saint-Imier – siège de Longines depuis 1832 – et à Sonvilier, quelques kilomètres plus loin.

C

omment se fait-il qu’en 1872 se tint à Saint-Imier, une bourgade horlogère logée entre Bienne et La Chaux-de-Fonds dans une vallée du Jura bernois, alors en pleine expansion et où vivaient 5’000 à 6’000 habitants, un Congrès anarchiste international de première importance? Ce fut un événement fondateur pour le mouvement anarchiste international, qui regroupa autour des nombreux anarchistes locaux des délégués italiens, espagnols, français, russes… Les résolutions prises par ce congrès firent de Saint-Imier un véritable «nom de code» pour tous les anarchistes du monde. C’est dire l’importance que prit cet événement. Mais pourquoi donc précisément à Saint-Imier?

Comme l’explique l’historien Florian Eitel, le Vallon de Saint-Imier «constitue alors un sommet dans les réseaux anarchistes translocaux qui, après la rupture définitive entre Marx et Bakounine, entendent transmettre leurs idées libertaires dans le monde entier en créant leur propre Internationale».

Les premiers cercles anarchistes se constituent à Saint-Imier et dans le Vallon, notamment à Sonvilier, dès 1865. En 1866, un groupe majoritairement composé d’horlogers y fonde deux sections de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), plus connue sous le nom de Première Internationale, fondée en 1864 en Angleterre sous la houlette de Karl Marx. Mais deux tendances vont rapidement s’opposer, celle centralisatrice et hiérarchisée des communistes et celle fédérale, non hiérarchique, transnationale des anarchistes. Dans cette rupture entre les deux courants socialistes, les horlogers du Vallon vont jouer un rôle central. Voire décisif avec leur «Circulaire» de Sonvilier.

En 1871, une année avant le Congrès, la section de Sonvilier lance une «circulaire» à toutes les fédérations mondiales de l’AIT qui adresse de virulentes critiques directement au sommet de l’Internationale. Les militants s’élèvent contre le verrouillage des instances directrices et y affirment leur pleine autonomie. Sans le nommer, la cible visée est Karl Marx lui-même. Les anarchistes de Sonvilier sont les premiers à oser «ébranler le trône sur lequel Karl Marx se sentait en sécurité», comme le dit Florian Eitel. Dès lors, leur réputation «anarchiste» est faite dans le monde entier. Les signataires de cette circulaire sont tous ou presque ouvriers et artisans horlogers. On y trouve non seulement des horlogers, mais aussi des graveurs, des remonteurs, des fabricants de boîte…

Le système de l’établissage

La réputation d’autonomie et d’indépendance des habitants des vallons jurassiens remonte à loin. Jean-Jacques Rousseau, alors qu’il vivait en exil à Môtiers, dans le Val-de-Travers, professait en 1758 toute son admiration envers ceux qu’il appelait les Montagnons (les habitants de la montagne), «ces hommes singuliers» dans lesquels il voyait «un mélange étonnant de finesse et de simplicité qu’on croirait presque incompatibles, et qu’on n’a plus observé nulle part… C’est pourquoi chaque paysan est aussi son propre artisan: jamais Menuisier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de profession n’entra dans le pays; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l’est pour autrui...

Ainsi, ils emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains.» Le «mythe», comme l’appelle Florian Eitel, de Daniel JeanRichard (1665-1741), ce fils d’un simple maréchal-ferrant considéré comme le «fondateur de l’horlogerie jurassienne», savamment entretenu, contribue à asseoir cette image d’intelligence manuelle et d’indépendance. Il démontrait à tous comment on pouvait s’élever de ses propres mains et confortait cette image «d’aristocrate-ouvrier» autonome, issu de la paysannerie.

Carte postale, Longines: le mythe de Daniel JeanRichard. Musée de Saint-Imier.
Carte postale, Longines: le mythe de Daniel JeanRichard. Musée de Saint-Imier.

La fabrication horlogère est arrivée dans le val de Saint-Imier, alors essentiellement agricole, au début du XVIIIème siècle et s’est progressivement étendue selon le système d’établissage. La production elle-même était assurée par des artisans indépendants, travaillant à domicile. L’établisseur fournissait la matière première, organisait la production et distribuait les produits finis. Il payait les artisans entrepreneurs pour exécuter la fabrication des composants de la montre, leur montage, leur décoration, leur cadran. Par ailleurs, certains artisans se regroupèrent en ateliers spécialisés, réunissant sous un même toit ouvriers et ouvrières qui travaillaient auparavant à domicile. Graduellement, des villages entiers se spécialisèrent dans telle ou telle production (à noter au passage qu’on trouve dans ce système l’origine et la constitution du tissu actuel de la sous-traitance horlogère dans le Jura).

De leur côté, les établisseurs évoluaient eux aussi. A la tête de son comptoir, l’établisseur classique «organise la production, répartit le travail et se charge de la vente». Puis apparaît l’établisseur termineur, qui possède son propre atelier dans lequel, plutôt qu’à domicile ou dans les ateliers indépendants, la montre est terminée, réglée, emboîtée avant d’être commercialisée.

Travail d'horloger à domicile vers 1900. Nouveau Musée Bienne.
Travail d’horloger à domicile vers 1900. Nouveau Musée Bienne.

«Ce système triomphe au XIXème siècle dans le Vallon. La production de montres passe de 130’000 unités en 1846 à 580’000 en 1873, pour une valeur de 30 millions de francs», nous précise Florian Eitel. Cette croissance «développe la division du travail dans la chaîne de production et fait naître des métiers plus simples à apprendre, attirant vers l’horlogerie des ouvriers d’autres branches».

Triomphe de la mécanisation

En 1867 s’ouvre la première véritable fabrique à Saint-Imier, les Longines. Au départ, elle n’emploie directement qu’une quarantaine d’ouvriers. Mais elle va rapidement grandir, décupler ses effectifs et construire de nouveaux bâtiments. Sous la houlette d’Ernest Francillon naît avec Longines un nouveau modèle dans le Vallon, qui va devenir dominant, «l’établisseur fabricant». Cette évolution est rendue possible par la transformation des ateliers artisanaux en usine mécanisée. Les Américains de la Waltham Company ont montré la voie.

Grâce à sa mécanisation avancée, Waltham a fait exploser sa production. «En 1874–1875, Longines, principal fabricant de Suisse, produit 15’000 montres par an tandis que Waltham en produit 80’000. La commande par l’armée de l’Union de la Soldiers Watch durant la Guerre de Sécession, l’Ellery Watch vendue 14 dollars, a contraint les fabricants américains à rationnaliser, simplifier, standardiser, centraliser et mécaniser la chaîne de production. Entre 1861 et 1862, la production augmente de 600%. Grâce à ses très importants investissements dans les machines, Waltham est passée d’une durée de fabrication d’une montre de 21 jours en 1854 à 3 jours en 1862, et parviendra à un jour et demi en 1905.»

Fabrique les Longines en 1866, 1878 et 1881. Archives Compagnie des Montres Longines Francillon SA, Saint-Imier.
Fabrique les Longines en 1866, 1878 et 1881. Archives Compagnie des Montres Longines Francillon SA, Saint-Imier.

En 1876, Jacques David, ingénieur chez Longines qui visite l’exposition universelle de Philadelphie, en ressort sous le choc. La Suisse dans son ensemble a envoyé 54 «instruments de mesure du temps» alors que la Waltham expose ses montres «à tous les stades de production» et fait l’admiration avec un impressionnant parc de machines. «Il faut le reconnaître, nous nous sommes laissés, sous bien des rapports, devancer par nos concurrents du Nouveau Monde», écrit un des envoyés, alarmé.

A Saint-Imier, Longines est la première à avoir compris la leçon et va s’atteler systématiquement à la mécanisation de sa production, en ayant recours à la force hydraulique et à la vapeur.

Fracture sociale

Bien évidemment, cette évolution d’une production artisanale à une production industrielle – que préfiguraient déjà les ateliers – ne peut s’accomplir sans bouleverser les modèles classiques de l’établissage. Et donc sans transformer les rapports au travail, à sa division, à son organisation et à ses règles.

L’image de «l’aristocrate ouvrier» indépendant, qui travaille chez lui à sa guise et à son rythme, ne correspond déjà plus à la réalité. En fait, la plupart des artisans-ouvriers sont fortement dépendants des commandes et des délais des établisseurs, travaillent à plein temps chez eux, mari et femme, ou en ateliers. Et ils sont aussi dépendants des aléas, parfois brutaux, des marchés mondiaux où l’établisseur commercialise leur production.

Sortie du personnel de Longines avant 1889, dessin anonyme. Archives Compagnie des Montres Longines Francillon SA, Saint-Imier.
Sortie du personnel de Longines avant 1889, dessin anonyme. Archives Compagnie des Montres Longines Francillon SA, Saint-Imier.

Si quelques ouvriers horlogers ont réussi une ascension économique, pour la plupart la situation est précaire, plus proche de celle du prolétariat que de celle de l’aristocratie ouvrière tant vantée. On observe aussi des formes de paupérisation. L’industrie naissante attire d’assez loin une main d’œuvre moins ou pas qualifiée, capable d’exécuter des tâches répétitives.

La fracture sociale (un thème que l’on connaît bien aujourd’hui) s’est agrandie. Comme en attestent les archives locales épluchées par Florian Eitel, les premiers contributeurs aux impôts sont tous horlogers, de grands établisseurs commerçant au national et à l’international. Et seuls une poignée de citoyens ont droit aux «votes réservés» sur les grands sujets. Toutes les femmes en sont exclues. C’est dans ce contexte social et politique, sur ce terreau historique et géographique, que pousse et s’affirme le mouvement anarchiste dans le Vallon horloger.

La société rêvée des anarchistes

La naissance puis l’affirmation de la montée du mouvement anarchiste à Saint-Imier coïncide avec la création des ateliers puis de l’usine Longines. Mikhaïl Bakounine, qui parcourait alors l’Europe en pleine industrialisation, y soutenant partout les mouvements révolutionnaires en train de naître, vient donner des conférences dans la région en 1869, revient en 1871 et sera présent lors du Congrès de 1872 à Saint-Imier.

Si une entreprise horlogère comme Longines est en contact avec nombre de pays de tous les continents dans lesquelles elle expédie, fait distribuer et vendre ses produits, étant ainsi de fait mondialisée, les anarchistes de Saint-Imier le sont également. Ils sont en réseau avec une multitude de sections anarchistes de tous pays, proches comme la France, l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne, ou plus lointains comme les Etats-Unis et l’Amérique du Sud. A leur façon, ils ont beau être au fond d’un vallon du Jura suisse, ils sont eux aussi déjà «mondialisés»: leurs émissaires voyagent, participent à des congrès à l’étranger, se rencontrent, se parlent abondamment.

Et l’essor technique en cours facilite ces échanges. En 1854, le télégraphe arrive à Saint-Imier, qui permet de transmettre des nouvelles à une vitesse jamais connue auparavant. En 1874, le train va totalement désenclaver la vallée, raccourcir drastiquement les temps de déplacement, relier le Vallon à toute l’Europe.

Carte commémorative de l'ouverture de la ligne de chemin de fer Bienne – La-Chaux-de-Fonds en 1874. Archives de l'État de Berne.
Carte commémorative de l’ouverture de la ligne de chemin de fer Bienne – La-Chaux-de-Fonds en 1874. Archives de l’État de Berne.

A maints égards, grâce à leurs réseaux et à ces modes nouveaux de communication, les anarchistes sont plus au fait que bien d’autres de l’état du monde. Une séquence du film Unrueh (qui signifie «balancier» en suisse allemand) le montre avec humour. Un interlocuteur demande à un jeune politicien bourgeois comment il se fait qu’il lise le journal des anarchistes. «Mais c’est qu’ils sont bien mieux renseignés que nos journaux locaux sur tout ce qui se passe dans le monde!», lui répond-il en substance. La force de ce réseau explique aussi en grande partie le retentissement international qu’a eue la Circulaire des horlogers de Sonvilier en 1871 auprès des anarchistes de tous pays.

Mais que veulent-ils, au juste, avec leur Internationale? Les anarchistes ne militent pas pour des revendications sectorielles, même s’ils peuvent les appuyer. D’ailleurs, ils ne votent pas. Ils militent pour une transformation radicale de la société, une révolution au sens propre du mot. Une révolution qui ne doit pas être édictée d’en haut mais venir du peuple. Ils sont anti-autoritaires, antiétatiques, promeuvent la liberté et l’égalité, l’autonomie, le libre choix.

Ils veulent être autonomes dans tous les sens du terme, et maîtres de leur temps. En d’autres termes, leur lutte porte sur leur propre souveraineté, leur souveraineté sur leur vie, sur leur espace et sur leur temps.

La guerre des heures

Dans le Saint-Imier des années 1870, «être maître de son temps», au-delà de la revendication générale, fait littéralement l’objet de divergences quotidiennes.

Quatre temps différents rythment la vie: le temps ecclésiastique des cloches avertissant les paroissiens des heures de recueillement de la journée; l’heure civile officielle, transmise par télégraphe depuis l’Observatoire Chronométrique de Neuchâtel (fondé en 1858), conservée sur une montre régulateur acquise par la municipalité et affichée dans toutes les directions par quatre horloges placées aux quatre coins cardinaux sur une tour (juste au-dessus de l’église) de façon à ce que personne ne puisse l’ignorer; l’heure du train qui peut en différer; et l’heure de Longines, qui a cinq minutes d’avance sur l’heure officielle…

Pourquoi ces cinq minutes d’avance? Pour Ernest Francillon, il s’agit sans doute d’une certaine façon d’asseoir symboliquement la préséance du temps de la fabrique sur tous les autres temps, mais aussi de renforcer une discipline de travail rappelée précisément dans le règlement de la fabrique, sous la forme d’une d’exigence absolue de ponctualité. Une ponctualité qui se poursuit tout au long de la production, dont chaque étape est minutée, de façon à atteindre la productivité optimale.

La journée de travail fait alors de onze à douze heures par jour (en Angleterre ce sont neuf heures, sous la pression des forts syndicats), six jours sur sept. Le dimanche est férié mais les fameux «Lundis bleus» – une journée de repos que s’arrogeaient les ouvriers entrepreneurs pour «cuver» les excès du dimanche – sont totalement proscrits. L’ouvrier horloger, qui était déjà dépendant des demandes de l’établisseur, devient asservi aux horaires de travail, est lié à la cadence des machines et perd toute autonomie.

L’attrait des anarchistes

Pour mieux comprendre la dynamique qu’a pu susciter l’anarchisme dans le Vallon horloger et bien au-delà, il faut tenter de se replacer dans cette époque. La plupart des anarchistes sont jeunes, dans leur trentaine ou leur quarantaine. Contrairement à leurs parents et ancêtres, et comme aujourd’hui avec les réseaux sociaux, ils sont directement en contact avec le monde entier. Ils sont instruits, savent se servir des nouveaux outils de communication, sont totalement insérés dans le processus de mondialisation en cours. Ils ont une vision plus large que le commun.

Au fait des nouvelles techniques modernes, ils utilisent à bon escient l’imprimerie, avec l’arrivée des premières rotatives, communiquent par télégraphe et distribuent rapidement leurs publications (bulletins, brochures, livres, communiqués, feuillets) grâce au réseau ferroviaire en construction partout. Ils pratiquent et diffusent la photographie notamment sous la forme bon marché des «portraits carte de visite» qui envahissent l’Europe dès 1854, un engouement que montre très bien le film Unrueh.

Sylvain Clément, premier photographe à ouvrir boutique à Saint-Imier, a certainement tiré le portrait de Bakounine lors du Congrès. Portrait qu’il vendait et qui s’est diffusé dans toute l’Europe.

Michel Bakounine photographié par Sylvain Clément, 1871. Archives de l'État de Neuchâtel, fonds James Guillaume.
Michel Bakounine photographié par Sylvain Clément, 1871. Archives de l’État de Neuchâtel, fonds James Guillaume.

Ensemble, les anarchistes forment une société, jeune, active, vivante, avec ses fêtes, ses fanfares, ses activités culturelles. Bref, à l’époque, être partie prenante du cercle des anarchistes est enthousiasmant. Et les femmes, ailleurs reléguées civiquement, économiquement et socialement, y prennent toute leur place. Après une visite auprès des anarchistes du Vallon, le fameux militant anarchiste internationaliste Pierre Kropotkine écrit: «Quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste.»

Après le Congrès de Saint-Imier en 1872, qui marque la rupture définitive avec Marx et les communistes, nous raconte Florian Eitel, «les échanges des anarchistes jurassiens avec leurs compagnons étrangers se développent encore. Le Vallon constitue alors un sommet dans les réseaux anarchistes translocaux, qui entendent s’ouvrir au monde.»

Dans cette diffusion des idées anarchistes à travers le monde, un participant au Congrès, le célèbre anarchiste napolitain Errico Malatesta, jouera un rôle important, lui qui a «propagé les idées anarchistes» en Espagne, au Portugal, en Argentine, à Cuba, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Roumanie, en Bosnie, en Grèce, à Malte, en Tunisie, en Egypte (et qui deviendra un des anarchistes les plus recherchés par la police, pour finir sa vie aux arrêts domiciliaires sous Mussolini en 1932).

Photo anthropométrique d'Errico Malatesta, Paris 1880 (avec le passeport de Fritz Robert). Metropolitan Museum of Art, New York.
Photo anthropométrique d’Errico Malatesta, Paris 1880 (avec le passeport de Fritz Robert). Metropolitan Museum of Art, New York.

Ce rayonnement et cette mobilisation croissante des anarchistes non seulement coïncident avec l’accroissement de la production horlogère, grâce à la mécanisation progressive et aux nouvelles technologies d’alors, mais elles n’auraient pas été possibles sans elles, comme l’affirme Eitel.

De son côté, l’horlogerie se rationnalise et se centralise pour mieux s’internationaliser au sein d’un marché mondial ouvert à la compétition économique, qui oppose les nations. L’engagement patriotique au service du bien commun est partout vanté, en Suisse comme dans toute l’Europe où montent les nationalismes. Une autre Internationale, pourrait-on dire… Soit deux Internationales qui se regardent en chiens de faïence.

Tolérance helvétique

Jusqu’en 1878, la Suisse se montre tolérante à l’égard des cercles anarchistes. «À cette époque les autorités démocratiques et libérales qui tiennent le pouvoir accordent une grande valeur à la liberté de la presse», affirme Florian Eitel. Mais ce n’est pas le cas des pays voisins dont certains, France et Italie en tête, pressent la Suisse de prendre des mesures plus drastiques contre eux. La Suisse n’est-elle pas à l’époque «un îlot de paix dans un monde instable, et c’est là que se rencontrent les acteurs futurs d’insurrections, d’attentats, de tentatives révolutionnaires»? Mais nul de ces reproches ne peut être fait directement aux anarchistes du Vallon. Et leurs publications peuvent donc circuler sans censure.

Mais en 1878, le journal anarchiste L’Avant-Garde finit par être interdit de publication et de diffusion par poste par la Confédération, qui estime que «les activités révolutionnaires ne représentent guère de danger pour l’ordre intérieur du pays, mais qu’elles peuvent nuire aux bonnes relations avec l’étranger». Madrid, Berlin, Rome, Paris, qui ont pris des mesures contre l’Internationale depuis 1867, plus fermement encore après l’échec de la Commune de Paris (1871), pressent la Suisse d’exercer une surveillance plus accrue des cercles anarchistes. Les Français y auraient déjà glissé des indicateurs.

Le «maître des horloges» de Saint-Imier, Ernest Francillon, à la barre de Longines en pleine phase de mécanisation, est un des premiers patrons à exclure les anarchistes de sa fabrique, en décembre 1868 déjà. «Je crois devoir annoncer que dorénavant, tout ouvrier faisant partie de l’Association internationale des travailleurs ne sera plus admis à travailler dans mes ateliers», écrit-il. Il leur reproche de recevoir leurs ordres de l’extérieur, de vouloir attenter «à la liberté individuelle de l’ouvrier» et estime qu’un «tel mode de vie est incompatible avec l’harmonie et la confiance qui doivent régner entre patrons et ouvriers».

Ernest Francillon, né en 1834, est devenu un homme puissant. A Saint-Imier, il a transformé la petite fabrique de son oncle Auguste Agassiz. A sa façon, il est lui aussi un fervent adepte de l’autonomie, cherche à rendre Longines la plus indépendante possible des fournisseurs extérieurs, crée de nouveaux calibres, va jusqu’à développer ses propres colles et huiles. Il s’implique activement dans l’économie locale, est à la tête de nombreuses associations économiques et patriotiques, participe activement à la construction du réseau ferroviaire.

Et il mène une importante carrière politique. La liste de ses titres dans sa notice officielle en dit assez: «Député au Grand Conseil bernois (1878-1882), conseiller national radical (1881-1890) et premier président du Conseil général de Saint-Imier (1887). Président du conseil d’administration du Jura-Berne-Lucerne (1871-1888) et vice-président du Jura-Simplon (1890-1898). Spécialiste des questions douanières au Conseil national, il participa à l’élaboration de traités commerciaux avec l’étranger. Lieutenant-colonel. Franc-maçon.»

Impossible de rentrer ici dans les détails et les savants équilibres de la politique suisse, dominée alors par les radicaux et les libéraux. Florian Eitel, dans son ouvrage Le Vallon horloger et ses anarchistes, la détaille avec précision. L’affrontement politique entre deux visions totalement contradictoires de cette première «mondialisation moderne» en cours était inévitable. Florian Eitel le résume parfaitement: d’un côté, les libéraux proposent de bâtir «une communauté nationale forte, une politique économique nationale pour protéger l’industrie horlogère»; de l’autre, les anarchistes veulent «l’abolition de l’État et un système fédéraliste où les producteurs décident eux-mêmes». Deux visions incompatibles.

Divergences sur les modes d’action

L’interdiction de L’Avant-Garde en 1878 et l’expulsion de son directeur est causée par un article soutenant la «propagande par le fait», soit un anarchisme insurrectionnel, soutenu par les militants italiens – qui la mettront en acte dans les montagnes du Benevento en Campanie en 1877, épisode qui se termine en déroute mais dont l’aura se répand à toute vitesse dans les cercles anarchistes.

Mais les horlogers anarchistes du Vallon ne sont pas sur cette ligne. A l’insurrection, à la «propagande par le fait», ils préfèrent la «propagande par le travail», auprès de leurs compagnons ouvriers. Un de leurs militants emblématiques, Adhémar Schwitzguébel, comme d’autres, va progressivement se tourner vers le syndicalisme réformiste et fonder plus tard la Fédération des ouvriers de l’industrie horlogère (FOH).

On pense trop souvent «bombe, attentat» quand on parle d’anarchisme, c’est oublier qu’un très large courant voyait dans «l’activité syndicale quotidienne sur les lieux de travail» le moyen de préparer la réalisation de la société future. A leurs yeux, le succès de la révolution ne pouvait être assuré sans «une préparation individuelle et collective, éthique et stratégique, technique et administrative». Ce qui prend du temps.

Entre «propagande par le fait» et «propagande par le travail», le tissu de l’Internationale anarchiste s’est déchiré.

Dans le Vallon horloger – qui n’a jamais connu ni bombe, ni insurrection populaire – l’anarchisme s’est dissous. La période de tolérance prend fin dès 1877. Aux yeux de la bourgeoisie radicale, «les idées et les pratiques anarchistes sont incompatibles avec la culture traditionnelle». Paradoxalement, note l’historien, c’est au cours de «la période où les anarchistes ont réussi à mobiliser le plus d’ouvriers du lieu» qu’ils entament leur déclin ou leur dispersion. De l’autre côté du Vallon, l’usine Longines ne cesse de s’agrandir. Et d’embaucher.

Miroir de notre époque?

On pourrait croire que cette histoire n’a laissé que trop peu de traces. Il n’en est rien. Comme nous le démontrent à la fois le formidable travail historique de Florian Eitel et le beau film de Cyril Schäublin, l’histoire de ce fort courant anarchiste dans le Vallon horloger, et bien au-delà, résonne en bien des points avec la nôtre, qui sommes parvenus à l’apogée de la «deuxième» mondialisation. Les nouvelles technologies, bien plus sophistiquées encore que les précédentes, jouent le même rôle qu’en 1872. Elles accélèrent encore plus le temps et diminuent encore plus l’espace. Les réseaux sociaux instantanés ont remplacé le télégraphe et sont les nouveaux outils de la propagande, la concentration atteint son pic, le fossé social se creuse, le nationalisme revient...

Le legs de l’anarchisme n’est pourtant pas mort. «Certaines idées de l’anarchisme comme l’autogestion, la décentralisation ou la désobéissance civile sont entrées dans le mainstream politique. Des mouvements tels qu’Occupy se réfèrent à l’anarchisme. Aujourd’hui, c’est un mouvement global qui compte encore des milliers de militants, mais ce n’est plus spécifiquement un mouvement ouvrier. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’apport de la pensée anarchiste au débat politique depuis la chute du mur de Berlin», affirme Florian Eitel dans une interview accordée au quotidien Le Temps.

Si la flamme n’est pas morte, elle reste vive à Saint-Imier et même se ravive. En 1972, le centième anniversaire du congrès anti-autoritaire de Saint-Imier n’avait rassemblé qu’une trentaine de personnes. Quarante ans plus tard, en 2012, ils et elles étaient 4’000 à se rassembler pour les 140 ans de l’Internationale libertaire. Les grandes commémorations pour le 150ème anniversaire ont été repoussées à 2023 (pour raison de covid) mais dès 2022, ils étaient quand même plusieurs milliers à se rassembler à Saint-Imier pour un «week-end libertaire». Car comme le disait le célèbre et libertaire chanteur et poète Georges Brassens, «l’anarchie, au départ, c’est le refus!» Et le «refus» ne meurt jamais.

Hasard et clin d’oeil de l’Histoire? Walter von Känel, 81 ans, emblématique patron de Longines pendant des décennies, colonel à l’armée suisse, féru d’histoire militaire, surnommé «le Chef», a été nommé Citoyen d’Honneur de Saint-Imier le 15 septembre 2022, soit, au jour près, exactement 150 ans après la fondation, dans la même rue, de l’Internationale anti-autoritaire, le 15 septembre 1872. On n’échappe pas à l’Histoire.

NOTE Toutes les citations entre guillemets, sauf indication contraire, proviennent de l’ouvrage de Florian Eitel qui, par ailleurs, a été conseiller historique du film Unrueh.

Pour aller plus loin, lire: Le Vallon horloger et ses anarchistes, Florian Eitel, publié dans la revue Intervalles, No 123, automne 2022. Disponible gratuitement en téléchargement sur www.intervalles.ch, en français et en allemand.

UNRUEH (Unrest) Un film de Cyril Schäublin

Cyril Schäublin, jeune cinéaste suisse dont c’est là le deuxième long- métrage, est issu d’une famille dans laquelle de nombreuses femmes, dont sa grand-mère, ont travaillé dans l’industrie horlogère. Il a voulu leur rendre hommage en écrivant et réalisant un film «sur leur travail et le temps qu’elles ont passé en usine tout en y faisant place au mouvement syndicaliste des horlogers, d’obédience anarchiste, du 19ème siècle».

D’une très grande beauté formelle – Schäublin a notamment un sens du cadre et du tempo tout à fait particulier – le film décrit avec empathie la vie des ouvriers horlogers et des cercles anarchistes des années 1870 et raconte la rencontre entre l’ouvrière horlogère Joséphine Gräbli, qui règle des balanciers, et le personnage de Piotr Kropotkine, écrivain, philosophe, voyageur et cartographe russe, converti aux idées anarchistes lors de son séjour dans la Vallée horlogère et à Saint-Imier.

Le film a notamment reçu le prix de la meilleure réalisation dans la section Encounters du Festival de Berlin 2022.