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Passé/présent/futur: les mots de l’horlogerie

CHRONIQUE

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octobre 2023


Passé/présent/futur: les mots de l'horlogerie

Dans les années 1990, le journaliste émérite et expert horloger Pascal Brandt mettait sa plume au service d’Europa Star. Trois décennies plus tard, il revient pour nous sur certaines de ses chroniques de l’époque, pour comparer ses écrits d’alors avec la situation d’aujourd’hui. Nous commençons cette série avec un de ses articles de 1998 explorant la signification réelle du terme (alors déjà controversé) de Haute Horlogerie - cela à la veille d’une importante phase de montée en gamme et consolidation de l’industrie.

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n 1998, deux ans avant la diffusion par Eminem de son hit absolu The Real Slim Shady, qui commence par la fameuse question «Will the real Slim Shady please stand up», c’est avec une certaine prémonition que Pascal Brandt signe un article dans Europa Star intitulé «Will the real Haute Horlogerie please stand up».

Un article qui fait suite à un forum organisé à Genève pour discuter et définir le terme (déjà) galvaudé et souvent mal compris de Haute Horlogerie. Il recueille alors les avis sur la question - parfois fort surprenants à la relecture aujourd’hui! - de légendes du métier comme Günter Blümlein, Michel Parmigiani ou encore René Beyer.

Une époque où la communauté horlogère pouvait sembler plus inclusive, en insistant par exemple sur les efforts requis pour produire un produit comme la Swatch, de la bouche même d’artisans du haut de gamme. Mais le terme de Haute Horlogerie, hier comme aujourd’hui, divise autant qu’il unit.

Pascal Brandt s’est prêté à l’exercice de rétrospective pour Europa Star, dans la chronique qui suit.

Bonne lecture!

«Les mots de l’horlogerie, un thème en forme de miroir pour cette industrie au gré de ses évolutions. Et l’horlogerie aime les mots, ceux qui structurent, ceux qui catégorisent. Comme s’ils permettaient de rassurer, en fait.

Souvenez-vous: jusqu’aux années 1990, la segmentation du marché horloger par produits s’effectuait par zones de prix. La pyramide faisait les délices de toute l’industrie. Initiée par la Fédération Horlogère Suisse, elle comprenait trois niveaux, clairs et lisibles: haut de gamme, moyen de gamme et bas de gamme. Point final.

La classification, si elle avait le mérite de la clarté en offrant une grille de lecture simple, n’en était pas moins confrontée à l’évolution du marché et de ses acteurs, à une époque où les fusions et acquisitions commençaient à s’accélérer avec pour corollaire la constitution de groupes importants. Swatch Group certes, LVMH commençant à manifester de l’intérêt pour l’horlogerie, et aussi Vendôme devenant Richemont.

Certains étaient chatouillés par une segmentation qui ne rendait pas justice à leur portefeuille de marques, ni à leur stratégie marketing et d’image. Ni à quelques egos surdimensionnés, n’ayons pas crainte de le reconnaître.

«Souvenez-vous: jusqu’aux années 1990, la segmentation du marché horloger par produits s’effectuait par zones de prix. Elle comprenait trois niveaux, clairs et lisibles. Point final.»

Will the real Haute Horlogerie please stand up: un article de Pascal Brandt paru en 1998 dans Europa Star
Will the real Haute Horlogerie please stand up: un article de Pascal Brandt paru en 1998 dans Europa Star

Ce paysage mouvant qui a caractérisé la fin des années 1990 s’est reflété dans la terminologie. J’avais assisté à l’époque un Forum à Genève réunissant nombre d’acteurs de l’industrie, dont le thème était centré sur les définitions qui foisonnaient à ce moment-charnière de l’histoire de l’industrie et des nouveaux équilibres en cours de formation.

«Une multitude de termes. Haute Horlogerie, haut de gamme, horlogerie fine, horlogerie de luxe, horlogerie de prestige…», avais-je écrit à ce moment. Pour relever que «la multitude de termes et de définitions augmentait, ajoutant de la confusion».

Ces définitions démontraient alors que certaines marques (en mains de groupes en particulier) jouaient sur les mots dans la recherche d’un positionnement élevé. Ce constat allait de pair avec, en parallèle, l’obsession naissante de la «manufacture», qui allait devenir une condition sine qua non pour toute marque se respectant durant les années 2000.

Tu produisais absolument tous les composants de ta montre en interne, tu étais une marque digne d’intérêt et plaçais automatiquement tes produits au sommet. Tu ne l’étais pas et tes produits (donc ta marque) ne pouvaient qu’être des montres peu dignes d’intérêt, ne respectant pas la sacralité réelle ou supposée de l’horlogerie.

Les authentiques contre tous les autres, en fait. On notera d’ailleurs au passage qu’aujourd’hui encore, certaines marques vous vendent ce concept alors même qu’elles travaillent avec un réseau de fournisseurs externes et ne sont «manufactures» que par la production de tableurs Excel en interne.

«Certaines marques (en mains de groupes en particulier) jouaient sur les mots dans la recherche d’un positionnement élevé. Ce constat allait de pair avec, en parallèle, l’obsession naissante de la manufacture.»

Passé/présent/futur: les mots de l'horlogerie

La parenthèse refermée, la fin de la décennie 1990 et l’aube des année 2000 voit gentiment s’imposer le qualificatif de Haute Horlogerie, sous l’impulsion de Franco Cologni, «penseur» du groupe Richemont. Cette césure servait les intérêts du groupe à coup sûr, de même qu’elle rangeait au placard une multitude de marques dont les produits étaient qualitativement au même niveau que celles de Richemont mais dont la production était le fait d’un réseau de fournisseurs. On se souviendra que Baume & Mercier était alors – et elle l’est resté depuis – une épine ne rentrant pas dans cette définition, malgré toutes les tentatives dudit groupe.

Bref, la décennie du nouveau millénaire était celle de la Haute Horlogerie et de la «manufacture». Si on pensait alors aux marques maîtrisant en interne la production de leurs montres – mouvements plus ou moins compliqués, boîtes, cadrans, il y en avait clairement beaucoup moins que ce que l’hagiographie tentait de communiquer officiellement, même chez Richemont. «Le pedigree de certains horlogers de prestige était nimbés d’incertitudes», avais-je relevé alors.

Un quart de siècle s’est écoulé, et ce constat demeure parfois encore valable. Mais un élément central a modifié la réalité horlogère: l’irruption du web, qui a contraint à la transparence, parfois au forceps. Il est difficile aujourd’hui de biaiser le client final/consommateur en lui servant un discours fait de pipeau.

De l’autre côté du miroir, évidemment, ce client final. Amateur, collectionneur de pièces de prix, il avait peine à se retrouver dans les changements terminologiques et sémantiques qui lui étaient imposés par les groupes et quelques rares marques légitimes, et dont l’objectif final n’était autre que cadrer son parcours d’achat pour finalement se l’approprier.

«Un élément central a modifié la réalité horlogère: l’irruption du web, qui a contraint à la transparence, parfois au forceps.»

Passé/présent/futur: les mots de l'horlogerie

Si la décennie 2000 fut celle de la «Haute Horlogerie» et de l’obsession de la «manufacture», le ton et les mots ont insidieusement changé depuis quelques années.

A la poubelle Haute Horlogerie! Quant à l’obsession de la «manufacture», elle s’est adoucie, considérant que le recours à des fournisseurs créatifs et de haut niveau sont acceptables. Place aujourd’hui au «luxe», servi à toutes les sauces!

On entre là dans un champ nettement plus multidimensionnel que ce qui définissait auparavant la qualité d’un produit horloger, et indirectement de sa marque propriétaire.

Le «luxe», tout le monde s’en réclame aujourd’hui et quelle que soit la typologie de produits. Entre Birkenstock et prêt-à-porter, entre maroquinerie de masse, macarons et pièces uniques de joaillerie, la montre n’y déroge pas, qu’elle soit porteuse de haute valeur ajoutée ou simplement animée par un calibre électronique.

Ce n’est plus tant le produit qui compte que son emballage et la communication qui lui est attachée avec, en corollaire, le poids de la marque. Plus cette dernière est forte, plus l’objet peut être assimilé à un objet entrant dans cette catégorie du «luxe», mais indépendamment de sa réelle valeur ajoutée et de son prix éventuellement, qui étaient jusqu’alors des critères contraignants ou du moins incontournables.

«A la poubelle Haute Horlogerie! Quant à l’obsession de la «manufacture», elle s’est adoucie, considérant que le recours à des fournisseurs créatifs et de haut niveau sont acceptables. Place aujourd’hui au «luxe», servi à toutes les sauces!»

Le contenant, soit l’emballage marketing, a le pouvoir de transformer n’importe quelle typologie d’objet en produit de «luxe» par matraquage de communication et d’image mettant en exergue «l’expérience», soit tout ce qui permet de valoriser le produit par son habillage. Les réseaux sociaux sont à cet égard un vecteur de choix.

En même temps, il est piquant de constater que personne n’est capable finalement de donner une définition du «luxe» sur la base d’un large dénominateur commun. Voilà qui relativise la réalité tangible de cette appellation…

«Des efforts sont faits pour tenter de clarifier au maximum dans quelle catégorie se range un produit», avais-je noté en conclusion, ajoutant que «le temps était venu de mettre un terme à la confusion».

Près de 30 ans se sont écoulés, et la terminologie n’a rien résolu à ce qui était perçu comme une problématique à l’époque. Pour l’horlogerie, le parcours est passé du prix du produit (haut/moyen/bas de gamme) au produit de Haute Horlogerie manufacturé pour échouer finalement sur les rivages de ce produit de «luxe» qui l’est parfois – et surtout – par l’environnement marketing qui lui est attribué.

Les mots passent selon les moments, selon la structure du marché et de ses acteurs. La problématique du cadrage par une définition terminologique, elle, demeure.»

«Pour l’horlogerie, le parcours est passé du prix du produit (haut/moyen/bas de gamme) au produit de Haute Horlogerie manufacturé pour échouer finalement sur les rivages de ce produit de «luxe» toujours difficile à définir.»

Passé/présent/futur: les mots de l'horlogerie