Archives & patrimoine


Dans les tiroirs de Zenith

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octobre 2023


Dans les tiroirs de Zenith

La manufacture du Locle possède mille trésors: ses équipes pour commencer, ses bâtiments, qui sont toujours là où ils furent créés en 1865, ses collections, ses mouvements, ses archives et tous les témoignages qui donnent du sens à l’ensemble. Une journée avec Laurence Bodenmann, responsable de son Héritage, pour comprendre comment la marque rend le passé plus accessible et s’en sert comme un outil pour pouvoir écrire le futur.

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haque manufacture horlogère possède une particularité qui la rend unique. Chez Zenith, ce qui est le plus remarquable, outre son ampleur et le nombre de bâtiments qui la composent, c’est le fait qu’elle occupe toujours les mêmes lieux et ce, depuis sa fondation en 1865.

Cela peut paraître anodin lorsque l’on vient passer une journée au Locle pour parler de mouvements, de montres et de tous les éléments qui les composent et pourtant, c’est une information essentielle: parce que la manufacture n’a jamais été transférée, toutes les archives depuis les origines y sont conservées, ainsi que tous les éléments essentiels à la fabrication de chaque garde-temps. Ce qui explique pourquoi, comme le disait Julien Tornare, le CEO de Zenith, dans une récente interview, «Zenith peut réparer n’importe quelle montre qui remonte à 1865. Certaines seront peut-être plus difficiles à remettre en état que d’autres, nous devrons peut-être reconstruire des outils, mais nous sommes capables de maintenir le parc horloger depuis le premier jour.»

Zenith est une manufacture à part dans le monde de l’horlogerie. Ce n’est pas simplement un bel agencement de bâtisses: elle a aussi une forme d’humanité. Sans doute est-ce dû à sa résilience: elle aurait pu disparaître au fil de son histoire, notamment dans les années 1970, lors de l’avènement du quartz, or elle a survécu à tout. Ses portes étant ouvertes au public, celui-ci peut découvrir l’un de ses trésors: le grenier dans lequel Charles Vermot a caché l’outillage nécessaire à la fabrication du fameux mouvement El Primero, le premier chronographe automatique créé en 1969, alors que les propriétaires américains de Zenith à l’époque avaient demandé sa destruction.

Zenith Icons: sourcées, restaurées, certifiées et à nouveau disponibles à l'achat
Zenith Icons: sourcées, restaurées, certifiées et à nouveau disponibles à l’achat

C’est sans doute l’épisode le plus connu de l’histoire de cette entreprise mais ce n’est pas le seul des trésors qu’elle abrite. Outre toute son équipe, qui s’emploie chaque jour à créer des montres qui s’inscriront dans l’histoire de l’horlogerie, outre les savoir-faire que l’on y découvre, le département Héritage possède un rôle tout particulier: celui de permettre au passé d’aider à écrire le présent et le futur de la manufacture. On y croise des personnalités passionnées par l’histoire et la raison d’être de Zenith et surtout on y découvre des archives et des collections de pièces qui remontent aux premiers jours, des tiroirs immenses emplis d’éléments qui servent à réparer toutes les montres depuis les origines, des plans de fabrication qui donnent la marche à suivre pour tout refabriquer à l’identique si besoin est, des catalogues, bref, l’Héritage, c’est la mémoire vive de la maison.

Le n°1, le tout premier registre

Pour découvrir les documents qui sont à la base de tout, pour avoir l’opportunité d’ouvrir cette multitude de tiroirs où sont conservés des ancres, des vis, des roues, des aiguilles, et tout le nécessaire pour fabriquer ou réparer un mouvement, il faut monter des étages, traverser des couloirs et enfin accéder à l’atelier restauration. C’est ici notamment, dans le bâtiment dédié au service client, que tout est précieusement gardé. Les horlogers assis devant leurs établis sont chargés non seulement de restaurer les montres de la clientèle, mais aussi les Icons, ces pièces du passé que Zenith a acquises afin de les restaurer et qui vont renaître des ateliers avec un nouveau passeport et une nouvelle vie devant elles. Mais la clé de tout, ce sont les archives et pièces de référence, le terrain de jeu de Laurence Bodenmann, responsable de l’Héritage.

«Dans l’atelier restauration, tous les horlogers sont formés à remettre en état les pièces des clients mais seuls quelques-uns restaurent spécifiquement les pièces plus anciennes, celles qui remontent aux débuts de la manufacture et vont jusqu’aux années 1980», explique la responsable. Il faut contourner les établis pour accéder aux grandes bibliothèques qui abritent les registres de production. Laurence Bodenmann présente un ouvrage relié sur le dos duquel est écrit: «1». Il s’agit du tout premier registre, le plus émouvant sans doute, qui correspond à l’année 1896.

Le n°1, le tout premier registre
Le n°1, le tout premier registre

Pourquoi 1896 et pas 1865? «Zenith a été fondée en 1865 mais en 1896, elle est devenue une société en commandite par actions. Avant 1896, seules les boîtes étaient numérotées et permettent de dater les pièces. A partir du changement de statut de la manufacture, parce qu’il était nécessaire de rendre des comptes aux actionnaires majoritaires, Zenith a commencé à numéroter aussi ses mouvements», explique Laurence Bodenmann.

Celle-ci se livre devant nous à un exercice que son équipe pratique régulièrement lorsqu’il s’agit de retrouver l’origine d’une montre. Sur une page, ouverte par hasard, la directrice du département Héritage tombe sur le numéro 287613. «Il s’agit du numéro de série du mouvement, ce qui définit son identité, comme son nom de famille, explique-t-elle. Je découvre dans ce registre qu’il mesur 19 lignes, tout comme les six numéros qui suivent. Le calibre est un calibre Lépine avec la couronne à 12h, son ébauche a été terminée le 10 juillet, son échappement à ancre monté le 18 octobre. La montre a reçu ses aiguilles le 26 octobre et est sortie de production le 24 décembre 1897, le jour de Noël!».

Mais le jeu de piste ne s’arrête pas là: pour savoir à quoi ressemblait ce calibre, il faut effectuer des recherches dans un autre genre d’archives où l’on découvre sa représentation et la planche de tous ses composants. 

Les registres et les archives de l'entreprise sont essentiels aux processus de certification et d'identification de Zenith.
Les registres et les archives de l’entreprise sont essentiels aux processus de certification et d’identification de Zenith.

«Pour faire le service d’une pièce ancienne, ce n’est pas seulement une question de volonté mais de disponibilité de l’information. Chez Zenith, c’est possible grâce à la vision de toutes les générations qui ont conservé à la fois les composants d’origine et la documentation qui les accompagne. Nous sommes une manufacture: tous les mouvements, tous les cadrans, les boîtes, les vis étaient usinés et conçus de A à Z en ces lieux. Et parce que nous possédons encore les composants d’origine ainsi que les archives de plans avec les cotations, nous pouvons les refaire à l’identique dans notre département mécanique ou ailleurs, selon l’objet. Nous avons un stock qui se distingue par sa richesse, mais lorsqu’il diminue, nous nous efforçons d’anticiper et de fabriquer des éléments à l’avance afin qu’il nous en reste toujours.»

Or les besoins sont grands. En effet, il faut savoir qu’en 1910, par exemple, Zenith produisait 220’000 montres par an, soit une montre par minute de travail. «Dès le départ, Zenith s’est attelé à la montre de luxe, autant qu’à la montre précise et robuste, aspirant à un idéal de perfection.» Il y a donc une variété incroyable de montres et de calibres qui ont été mis sur le marché depuis les origines de la manufacture.

En recherchant dans un autre type d’archives et en recoupant les nombreuses informations qu’elle a trouvées dans les registres de production, Laurence Bodenmann sort le bon de commande d’une montre datant de 1955: il comporte la boîte, son design et tous les détails se référant à ce garde-temps. «Seule une maison qui possède ces documents est capable de décerner un certificat d’authenticité», explique Laurence Bodenmann. En effet, ces documents sont une véritable richesse: «Quand on connaît le numéro du mouvement et celui de la boîte, on arrive à tout connaître de la montre», précise-t-elle.

Etroitement lié à la création

Il reste encore une source d’information que la directrice de l’Héritage tient à nous faire découvrir: les catalogues. «Les catalogues constituent une source très riche d’informations. Il reste cependant nécessaire de les croiser avec les archives de fabrication mais aussi les montres elles-mêmes, qui se trouvent dans nos collections ou dans celles de l’immense communauté de propriétaires de montres Zenith de par le monde.» Pour appuyer son propos, Laurence Bodenmann sort quelques catalogues avec des modèles du passé. On y retrouve l’immense variété de modèles produits par Zenith dont la rareté les rends attractifs auprès de la communauté des collectionneurs.

Face à ce département Héritage créé en 1980, Laurence Bodenmann, anthropologue et historienne, réfute fermement l’appellation de «gardienne du temple», parce que son rôle dépasse celui de la conservation: elle participe à sa manière à la création et donc à l’avancée de la manufacture vers le futur. «L’Héritage comprend une collection qui totalise plus de 3’000 montres, ainsi que d’autres objets: en plus de ses montres de poches, montres-bracelet, instruments de bord, ou régulateurs de précision réputés, Zenith a produit des altimètres, des barographes, téléphonomètres, ou même cadrans d’appel qui dépassent le spectre limité de l’horlogerie. Au total, avec les outils et les machines, nous possédons plus de 5’000 objets. Sans compter ce qui est conservé au «Grenier», avec toutes les étampes notamment.» Et c’est à la fois en se confrontant à ses archives et à ses collections anciennes que Zenith est à même de faire évoluer ses créations, un style ou une technique.

Les composants d'origine, l'un des éléments clés de la restauration haut de gamme
Les composants d’origine, l’un des éléments clés de la restauration haut de gamme

«Le département Héritage dépend du département Produits depuis 2018 parce qu’identifier ce qui a été fait par le passé peut permettre à l’équipe de développement de réfléchir au futur à partir des éléments qui existaient déjà et aller au-delà. Notre département interagit avec tous les autres: le développement des produits, des mouvements, le département clients, etc. Il s’agit d’une sorte de laboratoire de recherche au service de tous. Les collections sont vivantes: au lieu de les figer dans un musée, derrière des vitrines où elles prendraient la poussière, nous les utilisons comme un terrain de jeu afin de mettre en lumière ce qui se fait aujourd’hui et ce que l’on aimerait faire demain», explique la directrice de l’Héritage.

La richesse de ce département repose sur trois piliers essentiels: les objets, les archives et les témoignages, qui sont extensibles à l’infini. «Cela comprend aussi les prototypes inachevés, les archives de ce qui n’a pas été retenu, les témoignages de ce qui n’a pas été fait. Avec tout cela, on arrive à valoriser et donner du sens aux garde-temps qui ont été fabriqués. Nous ne sommes pas seulement les gardiens de la cohérence: les archives et la collection ont pour vocation d’animer la création et d’éviter aux équipes de se conformer à ce qui a déjà été fait.»

Lorsqu’on lui demande un exemple concret, Laurence Bodenmann raconte la naissance de la Chronomaster Sport, qui est l’exemple parfait de la manière dont l’Héritage alimente les autres départements. «L’équipe du design n’osait pas dessiner des points sur la lunette. Ils craignaient que le modèle ressemble trop à la concurrence et que ce ne soit pas assez Zenith. Or quand on regarde le passé, la marque concurrente à laquelle l’équipe pensait s’est inspirée d’un design Zenith pour faire ses points, en l’occurrence de la De Luca, qui s’inspire à son tour de la A277, un modèle de 1968. Cette idée fait donc partie intégrante de l’Héritage de Zenith et les équipes ont pu s’approprier cet élément qui leur appartenait. Notre but est de rendre accessible le passé et d’en faire un outil pour pouvoir avancer, conclut-elle. C’est un travail d’équipe.»