a distribution sera le champ de bataille du siècle prochain»: c’était le titre d’un éditorial paru dans les colonnes d’Europa Star en 1998, qui faisait le tour des marchés et de l’industrie au sortir des salons horlogers de Bâle et de Genève (SIHH). On y est!
Parmi les sujets abordés à ce moment, je mentionnais les frémissements relatifs aux processus de concentration dont il était question dans les couloirs des deux événements: «Le business se dirige vers une consolidation, un phénomène inévitable.» Le propos s’est vérifié peu après: la fin de cette décennie et le tournant de la suivante – les années 1990/2000 – ont marqué le coup d’envoi de ce processus, consacré par cette terminologie en vogue à l’époque et résumée par l’expression «fusions et acquisitions», avec des groupes se renforçant considérablement pour devenir des acteurs majeurs de la planète horlogère.
Rachat par Vendôme/Richemont des marques en mains de Mannesmann/VDO (Jaeger-LeCoultre, IWC et A. Lange & Söhne) après avoir mis la main sur Vacheron Constantin; Breguet qui passera sous l’ombrelle du Swatch Group; et LVMH faisant son entrée dans le circuit avec TAG Heuer, Zenith et Ebel (qui sera revendue au groupe Movado par la suite), puis Hublot. La liste n’est pas exhaustive.
- La chronique de Pascal Brandt datant de 1998, à relire à l’aune de ce que l’on sait aujourd’hui!
- ©Archives Europa Star
Cette dynamique se poursuivra durant la décennie 2000 en allant quelque peu decrescendo même si elle reste aujourd’hui actuelle, mais dans un environnement très différent. Les marques de poids potentiellement disponibles ne sont plus que quelques-unes, et si le thème des acquisitions demeure vivace, il a pris d’autres directions et formats: petites marques de créateurs à forte valeur ajoutée, partenariats collaboratifs, etc.
A l’époque de l’éditorial, l’amont était évidemment au cœur du débat: il était essentiellement question des marques et d’entités en cours de solidification.
L’un de mes interlocuteurs soulignait toutefois que «la distribution sera le champ de bataille du siècle prochain, un champ de bataille qui verra une poignée d’acteurs majeurs contrôler la distribution». Cet aval n’était jusque-là pas encore directement au cœur de la discussion. Plus d’un quart de siècle s’est écoulé, et ses propos étaient visionnaires, à quelques nuances près.
Années 1990: la grille de lecture de la distribution horlogère était relativement simple et établie depuis des décennies selon un modèle inamovible. La nuée de marques existantes, indépendantes pour la plupart, suivaient le business model «agent/distributeur/détaillant». Peu à cette époque empruntaient d’autres voies, celle des boutiques en propre, un raccourci permettant d’engranger des marges plus conséquentes en supprimant les étapes intermédiaires.
- Dans ce même numéro de 1998, Europa Star publiait un reportage sur le retail horloger en Argentine et au Chili. La distribution horlogère opérait alors selon le modèle traditionnel marque - distributeur - détaillant.
- ©Archives Europa Star
Pour celles-là, la condition était généralement celle d’une approche multiproduits obligatoire (montres, parfums, maroquinerie, lunetterie, instruments d’écriture), indispensable pour faire tourner la boutique. Pour la petite histoire, certaines aujourd’hui ouvrent des boutiques purement horlogères: au menu, des montres uniquement. Bonne chance à elles quand on ne s’appelle pas Patek Philippe, Audemars Piguet, Rolex, Omega ou une petite poignée d’autres...
Et puis le web a fait irruption en force dans le paysage horloger, avec une accélération effrénée ces dernières années des canaux et vecteurs impactant la distribution à 360 degrés. Pour la jouer courte: émergence de plateformes faisant dans le «second hand» mais qui ne rechign(ai)ent pas pour certaines à devenir terre d’asile pour les marques voulant déstocker; mise en place de plateformes de e-commerce contrôlées par les marques; arrosage intensif via les réseaux sociaux qui font office de point de contact avec l’amateur; explosion sur les mêmes réseaux sociaux des KOL et influenceurs censés jouer le rôle de prescripteurs et qui, souvent, n’influencent personne; «expérience digitale» et boutiques virtuelles par l’intermédiaire du metaverse… qui d’ailleurs se souvient de cette fantaisie digitale après que nombre de marques en ont chanté les propriétés? Dans tous les cas, la connexion est directe avec le chaland via un écran.
Cette dynamique s’est trouvée évidemment renforcée avec la pandémie COVID, qui a profondément modifié le paysage. Faute de contacts physiques, les marques ont dû s’adapter rapidement. Il fallait bien vendre… Le système semble avoir plutôt bien fonctionné pour naviguer désormais sur son rythme de croisière, avec un ancrage définitif dans le processus. Mais sans pour autant tuer le «brick and mortar», qui demeure malgré tout encore un point de référence. Peu iraient acheter une répétition minutes signée d’une grande manufacture genevoise via les conseils d’un chatbot…
Et c’est là que la distribution trouve ses nuances selon qu’on soit grand et établi, ou petit en lutte perpétuelle pour survivre. Les «majors» opèrent via leurs boutiques ou/et un réseau de détaillants agréés, le propre des marques fortes qui n’ont plus rien à prouver en termes de désirabilité et de reconnaissance. Usage extrêmement circonspect des réseaux sociaux qui sont vecteurs d’image aspirationnelle et ne font pas office de canaux de business, vente digitale éventuelle strictement filtrée et dosée, rien de plus.
- L’an dernier dans un dossier dédié au retail horloger, Europa Star décryptait les mouvements en cours dans la distribution horlogère, dont la création de super-retailers à la force de frappe suffisante pour parler à la table des marques. Un écho direct à la chronique de 1998, alors que le processus de concentration en était à ses prémices.
- ©Archives Europa Star
Et puis parmi les marques établies jouant dans une ligue inférieure, un grand nombre jouent sur de multiples tableaux, combinant présence retail, canaux digitaux, vente en ligne. Enfin il y a toutes les autres, celles qui font feu digital tous azimuts pour tenter de crocher l’amateur par Instagram interposé: marques de niche, sans distribution établie, qui n’ont pas pu s’enraciner dans le retail, sans budget… Elles sont un paquet à surnager dans un bocal surpeuplé qui voit arriver les newcomers avec régularité. C’est qu’au final, la base de clients/amateurs/collectionneurs n’est pas extensible à l’infini face a la marée de marques et une offre pléthorique qui vise plus ou moins la même cible.
Et puis dernière étape en date sur le thème initial de la concentration dans la distribution: Rolex rachète Bucherer, met la main sur une centaine de points de vente, maîtrise l’entier de la chaîne – production et distribution - et contrôle le «certified pre-owned» des montres arborant la couronne, ce qui en fait saliver beaucoup. Dans le sillage de cette opération naît récemment The 1916 Company, qui englobe WatchBox, Govberg, Radcliffe et Hyde Park Jewelers. Cette nouvelle entité globale et internationale regroupe un réseau de détaillants agréés et une plateforme digitale de montres de seconde main. Et cerise sur le gâteau, The 1916 Company rejoint le programme Rolex Certified Pre-Owned. Bingo!
Ce ne sont là que deux exemples récents, qui seront suivis par d’autres à coup sûr sur le thème des concentrations. C’est la suite logique du regroupement des marques au sein des grandes entités dès la fin des années 1990, qui ne pouvait évidemment qu’impacter dans la durée la distribution de produits horlogers aujourd’hui combinée à une concurrence féroce sur un marché hyper-saturé.
Le business model de l’époque est désormais rangé au rang d’archaïsme. Et ces deux précédents vont donner le coup d’envoi probable à une intensification du phénomène.