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Fragmentation des événements horlogers: le reflet du marché

CHRONIQUE

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avril 2024


Fragmentation des événements horlogers: le reflet du marché

Dans les années 1990, le journaliste Pascal Brandt recueillait la fameuse citation d’Alain-Dominique Perrin sur les «odeurs de saucisse grillée» de Baselworld, marquant la migration de nombreuses marques du luxe vers Genève. Si la cité du bout du lac accueille à présent le salon mondial de l’horlogerie, la «grande famille horlogère» n’a toujours pas été recomposée. Il revient sur ces différents épisodes dans sa dernière chronique pour Europa Star.

L

es salons horlogers sont un serpent de mer qui n’en finit pas de remuer.

Souvenez-vous du début des années 1990. Fracas dans l’industrie horlogère et sa communauté: les relents de saucisses font voler en éclat Baselworld avec le départ des marques du groupe Vendôme (aujourd’hui Richemont) à l’initiative d’Alain-Dominique Perrin (ADP), pour lequel Baselworld s’apparentait plus à une foire qu’à un salon digne de ce nom pour les marques du haut du panier.

1991: le Salon International de la Haute Horlogerie (SIHH) était né, Watches and Wonders en est le descendant direct.

J’avais évidemment écrit plusieurs éditoriaux sur ce sujet à l’époque, pour retenir aujourd’hui l’un ou l’autre extrait de mes interviews avec Alain-Dominique Perrin. «Il y a l’horlogerie, et la haute horlogerie», résumait ADP sous-entendant que la seconde était à Genève, pas à Bâle, là où «se trouvent une multitude de contrefacteurs, producteurs de Taiwan et d’ailleurs». Et de poursuivre: «Nos clients veulent être traités comme des stars, et n’apprécient pas les odeurs de saucisse grillée», me déclarait celui qui était alors le boss de Cartier et un pivot central du pôle horloger de Vendôme.

Fragmentation des événements horlogers: le reflet du marché

Mouvements de fond au début des années 1990 avec le départ des marques du groupe Vendôme de Baselworld.
Mouvements de fond au début des années 1990 avec le départ des marques du groupe Vendôme de Baselworld.
©Archives Europa Star

Le schisme avait provoqué de virulentes polémiques dans le microcosme, et signalait alors l’immixtion d’un processus de reformatage des typologies de marques et produits dans une industrie horlogère jusque là uniforme et d’apparence homogène.

La vision de Perrin était en fait visionnaire, à l’image du personnage: marques de prestige et de haut de gamme (selon la terminologie de l’époque) devaient être réunies en un lieu feutré, accompagnées par un concept global dans le traitement de la clientèle et du service.

Les mots de l’époque résonnent puissamment aujourd’hui dans le discours ambiant, plus que jamais: dans la jungle horlogère peuplée d’une multitude de marques, chacun y va de son coup de violon quant à la notion de service, d’expérience client personnalisée et autre service de conciergerie.

Plus de 30 ans se sont écoulés, un intervalle de temps durant lequel Bâle a implosé par l’arrogance de ses pilotes alors que Genève s’est muée en LA messe horlogère helvétique. Mais dans un format évidemment très différent.

Si Baselworld concentrait la totalité de l’activité horlogère mondiale, passant de Rolex à Kyu Tai Yu, horloger de Hong Kong qui ficelait quelques tourbillons annuellement dans sa cuisine, et de Patek Philippe à l’étal de la Shanghai Watch Factory numéro 5, Watches and Wonders ne regroupe qu’une cinquantaine de marques dans un espace conforme à l’esprit défini par Alain-Dominique Perrin.

Ce salon n’a évidemment pas la dimension de photographie instantanée de l’horlogerie internationale qu’avait Baselworld, qui s’est aujourd’hui volatilisée pour se fragmenter en de multiples événements aux vocations différenciées, tenus en parallèle à Watches and Wonders.

A Genève se tient par exemple Time to Watches, qui regroupe une nuée d’indépendants et autres marque de niche qui tentent de capter les visiteurs internationaux de Watches and Wonders. Sans même parler de tous ceux qui occupent qui une suite d’hôtel, qui une arrière-salle de brasserie. C’est ainsi un total estimé de 250 à 300 marques qui sont présentes à Genève durant Watches and Wonders dans le périmètre de la cité.

A la reprise de la fin d’été se déroulent les Geneva Watch Days, initiative qui revient à Jean-Christophe Babin et ouverte à qui souhaite s’y rallier. L’événement, au format très convivial et easy going, attire essentiellement clientèle et presse européennes et moyen-orientales.

A Dubaï se tient la Dubai Watch Week tous les deux ans, une initiative du détaillant local Ahmed Seddiqi and Sons. Elle est moins un salon commercial au sens strict du terme qu’une expérience culturelle relative à l’univers de la montre. Si d’autres initiatives régionales sont en cours de gestation, il en est une qui a cette année réuni une partie de ces marques exclues de Watches and Wonders, et qui n’ont plus de Baselworld à se mettre sous la dent: les marques des segments intermédiaire et d’entrée de gamme, qui peuvent désormais se retrouver à Inhorgenta Munich, dont la dernière édition semble avoir cristallisé une large unanimité.

Tous ces événements et moments dans l’année, au fond, rassemblent l’entier d’un microcosme mais sous une forme désormais fragmentée par typologie de marques, de positionnement et… de poids des acteurs évidemment.

Fragmentation des événements horlogers: le reflet du marché

Le SIHH, devenu Watches and Wonders, a remplacé Baselworld comme événement global de l'horlogerie. Mais la scène est en réalité bien plus éclatée qu'à l'époque.
Le SIHH, devenu Watches and Wonders, a remplacé Baselworld comme événement global de l’horlogerie. Mais la scène est en réalité bien plus éclatée qu’à l’époque.
©Archives Europa Star

Marques de l’élite horlogère pure et du «luxe» pour Watches and Wonders, marques aux médian et pied de la pyramide en termes de prix et d’image pour Munich, marques de niche et de créateurs indépendants (en devenir pour beaucoup) pour Time to Watches, tutti frutti pour Geneva Watch Days, et on en passe quelques autres… Et les choses ne sont pas près de changer drastiquement, alors que Nick Hayek réitérait récemment son refus de participer à ces «concours de beauté», comme le rapportait Le Temps. Discours de circonstance et sans surprise du patron de Swatch Group même si certains rapprochements ont lieu: on vient ainsi d’apprendre la future participation de Blancpain, Breguet et Glashütte Original aux Geneva Watch Days.

La mosaïque, en fait, reflète peu ou prou les forces en présence sur le marché, entre cette vingtaine de marques qui s’adjugent 90% du marché mondial à en croire Morgan Stanley et tous les autres qui se disputent les miettes restantes à coups de micro-events, de posts Instagram, d’investissements light dans l’un ou l’autre événement.

Les discours officiels font l’éloge de la diversité horlogère. Le paysage s’avère toutefois finalement très différent sous la surface. Entre marques établies et internationales d’un côté et micro-marques parfois insignifiantes qui tentent de sortir la tête de l’eau à l’autre bout du spectre, le panel est ample. Mais au fond, ce ne sont que quelques dizaines de maisons qui font l’horlogerie mondiale. Pour beaucoup, elles ne resteront qu’écume sur la crête de la vague avant de disparaître aussi rapidement qu’elles sont nées.