Archives & patrimoine


Les liens inattendus entre horlogerie et cuisine

HISTOIRE

janvier 2018


Les liens inattendus entre horlogerie et cuisine

Aujourd’hui, les horlogers essaient à tout prix de s’attacher les services, la clientèle et l’image des plus grands chefs du monde. Mais quel est donc le premier appareil mécanique ayant fait son entrée dans une cuisine? Le tournebroche – bien avant l’horloge de cuisson... Les deux univers partagent de surprenants points communs. Explications détaillées.

D

epuis toujours de nombreuses similitudes confèrent aux horloges et aux tournebroches mécaniques un air de parenté évident. Techniquement, chacun se compose d’un rouage à régulateur entrainé par un poids moteur dont ni les inventeurs ni les lieux d’origine ne sont connus. Quant au secret de leur longévité respective, il réside dans les nombreuses améliorations apportées à chacun.

La cuisson à la broche

Par définition, le tournebroche est un appareil destiné à la cuisson d’un animal entier ou partiellement découpé (volaille, mouton, porc, bœuf, gibier) en le faisant tourner sur une broche à rôtir. Celle-ci est actionnée manuellement par l’intermédiaire d’une manivelle ou par un animal enfermé dans une cage dite d’écureuil, un mécanisme d’horlogerie à poids, à ressort ou à air chaud, une roue à godets hydraulique ou, de nos jours, un moteur électrique. Dans tous les cas, la rotation ni trop lente ni trop rapide de la broche doit être aussi régulière que possible afin d’obtenir une cuisson homogène.

Les plus anciennes citations du tournebroche apparaissent dans Le Viandier, l’un des premiers livres de cuisine rédigé dans le courant du 14ème siècle par Guillaume Tirel, chef cuisinier des rois de France Charles V et Charles VI plus connu sous le nom de Taillevent. La page de couverture de l’une des éditions originales est ornée d’un appareil composé d’une broche horizontale munie à l’une de ses extrémités d’une manivelle, à l’autre d’une roue dentée reliée à une tige verticale. Cette dernière se termine par des sphères semblant constituer un régulateur à boules dont le principe figure déjà dans un codex de Francesco di Giorgio Martini.

Vivre une vie de chien...

A la fin du Moyen âge, l’usage du tournebroche se développe. D’un coût élevé, il restera toutefois aux 16ème et 17ème siècles un instrument de prestige que la noblesse montrera à ses invités au même titre que sa galerie de portraits.

Pour cette raison, les systèmes non horlogers perdureront jusque dans le courant du 19ème siècle. Parmi eux, le tournebroche dit à ficelle rappelle le balancier à torsion des pendules «400 jours». Il se compose d’une corde ou d’une chaine sur laquelle la viande est embrochée. Suspendue au manteau de la cheminée, elle est lestée d’une pierre faisant office de volant d’inertie. Une torsion de l’ensemble provoque un mouvement alternatif vite amorti ce qui conduit à des relances fréquentes préjudiciables à la qualité de la cuisson.

Le système est remplacé par des enfants et des chiens. Les premiers, surnommés au Moyen âge «happelopins» puis «galopins», tournent la broche à la main. Les seconds assurent leur mission harassante en courant inlassablement dans un tambour dit cage d’écureuil construit à l’image des premières grues de levage. Ainsi nait l’expression «vivre une vie de chien».

Automatisation proche des mécanismes horlogers

C’est au cours de la Renaissance, période férue de mécanique, que l’on songe à automatiser le tournebroche. Dans son Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l’Allemagne, l’écrivain de passage en 1580 dans le village tyrolien de Brixen décrit deux types de rôtissoires, l’un dérivé de l’horloge à poids moteur et régulé par un volant, l’autre à air chaud. Ces deux principes correspondent aux schémas du Codex Atlanticus (folio 21) composé par Léonard de Vinci un siècle auparavant.

Proche des mécanismes de sonnerie des horloges de clocher, le tournebroche à mouvement d’horlogerie se compose d’une corde à l’extrémité de laquelle est accroché le poids moteur. Elle s’enroule sur un tambour terminé par une roue dentée engrenant un volant régulateur au moyen de pignons, de roues et d’une vis sans fin. Par un jeu de poulies et de chaines de transmission, l’appareil entraîne une ou plusieurs broches à rôtir selon les modèles. Souvent, un système sonore automatique indique le moment propice au remontage du poids. Improprement appelé «à fumée», le tournebroche à air chaud est constitué d’une roue à palettes qui fait tourner une broche à rôtir par l’intermédiaire de divers organes de transmission et de démultiplication.

Cette roue installée dans la cheminée est mise en rotation d’une manière assez régulière par la force ascensionnelle de l’air chauffé par le foyer. Toutefois, l’encrassement du mécanisme dû aux fumées et la faiblesse du courant d’air ne permettent pas de rôtir des pièces de viandes importantes.

Les horlogers s’attaquent au tournebroche

Dès le 16ème siècle la fabrication des tournebroches est le domaine des horlogers. Ceux de Nuremberg, bien que spécialisés dans la réalisation d’horloges de clochers, le font figurer dans leurs armoiries, preuve qu’il constitue l’essentiel de leurs revenus. Les rôtissoires à poids et à air chaud sont complétées par celles à ressort et fusée utilisées à partir de la seconde moitié du 15ème siècle. Cette prouesse horlogère, compte tenu de l’époque, sera ultérieurement représentée avec précision dans l’ouvrage du cuisinier Bartolomeo Scappi intitulé Opera et paru à Venise en 1570.

A partir du 16ème siècle et bien que le tournebroche n’évolue guère, ses transmissions et démultiplications sont améliorées afin de parfaire sa régularité et accroître ses capacités de cuisson, tant en nombre qu’en poids des pièces. Enfin, il est doté de systèmes d’arrosage automatiques des rôtis.

En 1792, l’américain John Baley obtient un brevet pour un tournebroche à vapeur semblable à celui décrit en 1551 par le scientifique turc Taqi al-Din. La même année, le comte de Rumford, physicien américain, développe une rôtissoire adaptée aux grandes cuisines de collectivités et qui permet d’économiser plus des trois quarts du bois nécessaire à la cuisson. Un dénommé Couteau dépose en 1803 un brevet pour un tournebroche mû par une petite machine à vapeur et rapidement utilisé dans de nombreuses cuisines européennes. En 1867, un Parisien du nom de Benard réalise un tournebroche hydraulique dont le principe a déjà été décrit en 1705. Quant à la baratte utilisée pour la fabrication du beurre à des fins familiales, elle se voit entraînée par un mécanisme de tournebroche dès 1837.

L’âge d’or du tournebroche et des maîtres-horlogers

A la fin du 18ème siècle, les tournebroches rentrent peu à peu dans les cuisines de la petite bourgeoisie et dans les fumoirs à viandes des paysans aisés. En fer, ils sont forgés par les plus habiles forgerons des villages, en bois, ils sont l’œuvre d’horlogers spécialisés dans le tournage de ce matériau.

Le Journal de Paris du 24 décembre 1790 relate que Jean Bernard-Henri Wagner est l’un de ceux qui ont amené les tournebroches à leur perfection et ont généralisé l’emploi de ceux en fer ou en cuivre. Cet horloger parisien n’est autre que le fondateur de la Maison Wagner, au sujet de laquelle le rapporteur de l’Exposition des produits de l’industrie de 1884 à Paris écrit: «Le nom de Wagner est à la grosse horlogerie ce que les noms de Berthoud et de Breguet sont à l’horlogerie de précision.»

L’entreprise est reprise en 1852 par Armand-François Collin, qui en poursuit le développement. Afin de bénéficier du savoir-faire horloger de la main d’œuvre locale, moins onéreuse que celle de Paris, il ouvre un centre de production situé dans le Jura français. Là sont fabriqués de manière industrielle tout ce qui a trait à la mesure du temps mais aussi tournebroches à poids et à ressorts, monte-plats et autres miroirs aux alouettes mécaniques. Datant des années 1870, l’un des catalogues de la Maison présente, gravures à l’appui, toute une gamme de tournebroches à air chaud, à poids ou à ressort, accompagnés de leurs accessoires.

Du minuteur mécanique à la minuterie électronique

Au début du 20ème siècle, la rôtissoire perd sa place dans les offices suite à l’abandon des cheminées à feu ouvert au profit des cuisinières à bois ou à charbon. Le minuteur à mécanisme d’horlogerie, dérivé du réveil matin décompteur qui en 1847 valut un brevet d’invention à l’horloger Antoine Redier, contrôle durablement les temps de préparations culinaires aux côtés des réveils dits de cuisine.

Peu à peu, plaques de cuisson, rôtissoires et fours sont équipés de leur propre minuterie qui, d’électrique, devient électronique. Des anciens garde-temps horlogers, il ne reste plus guère aujourd’hui que le sablier apparu semble-t-il dans les cuisines au cours du 19ème siècle et qui est parfois encore utilisé de manière anecdotique pour maîtriser la difficile cuisson des œufs à la coque.