’histoire partagée entre armuriers et horlogers commence avec l’apparition du régulateur. Connu sous le nom d’échappement à Strob, il est issu de la noix, une pièce mécanique chargée le moment venu de libérer l’énergie emmagasinée dans une arbalète.
Alors qu’il n’existe pas encore d’horloger à proprement parler, la période comprise entre le 12ème et le 15ème siècle voit se constituer progressivement un métier réunissant les compétences du fondeur, du forgeron, du ferronnier, du serrurier et de l’orfèvre. Tous ont en commun le travail du métal. La production d’armes, de serrures puis d’horloges par les mêmes spécialistes génère des similitudes. Le vocabulaire en révèle quelques-unes: axe, coussinet, barillet, fusée, gâchette, détente, levier d’armage, bascule, platine, pont, plaque, ressort, ressort fouet ou de rappel, roue canon, vis. Un ressort de montre est armé au même titre qu’un fusil.
La polyvalence, force de l’horloger
Au 16ème siècle, un artiste peut être à la fois horloger et fondeur de canons tel Kaspar Brunner, célèbre constructeur de l’horloge de la tour de Berne. Rapidement, spécialisation entre corps de métiers puis division du travail s’instaurent, sans pour autant rompre les liens entre armuriers et horlogers. Vers 1510, Giovanni Giorgio Capobianco fournit au cardinal Matteo Schiner un réveil capable d’allumer une bougie. Fabriqué jusque dans le courant du 18ème siècle, ce genre d’horloge dite à pistolet concrétise l’union entre armes à feu et garde-temps. Son mécanisme d’alarme est complété d’un chien de pistolet, d’un bassinet à poudre et d’une bougie. Après avoir sonné à l’heure désirée, il désarme le chien provoquant la mise à feu de la poudre qui allume la chandelle. Au 17ème siècle, Marin Bourgeoys, considéré comme l’un des inventeurs de la platine à silex, fournit des armes aux rois de France Henri IV et Louis XIII, tout en construisant des sphères astronomiques mécaniques. Vers 1640, Pierre Bergier, armurier et horloger du roi à Grenoble, crée montres et armes de luxe.
Dès le début du 19ème siècle, le canon- méridienne à déclenchement autonome connaît une grande vogue autant en ville que dans les campagnes. Inventé en 1785 par Rousseau, ingénieur en instruments de mathématiques et horloger parisien, l’appareil permet la mise à l’heure des montres, pendules et horloges d’édifices à midi vrai. Il se compose d’un canon miniature en bronze et d’une lentille montée sur un support réglable en fonction des variations de la hauteur du Soleil au cours de l’année. Au moment du passage de l’astre au méridien local, les rayons solaires concentrés par la lentille enflamment la poudre.
En octobre 1804 les Anglais tentent de contrer une invasion de leur territoire par les vaisseaux de la flotte française mouillée dans le port de Boulogne et lancent des sortes de torpilles chargées de poudre dont l’explosion est déclenchée par des détonateurs à mouvements d’horlogerie.
«Une façon d’être neutre»
Succédant aux armées professionnelles de l’Ancien régime, le service militaire obligatoire remonte à la Révolution. Pour faire face à l’accroissement des besoins qui en résultent un décret de 1792 prévoit de nouvelles manufactures nationales d’armes. En attendant leur ouverture, la nation réquisitionne horlogers, bijoutiers et serruriers. Peu après, conséquence des guerres napoléoniennes, l’industrie de l’armement se développera dans l’ensemble de l’Europe.
Au cours de la seconde moitié du 19ème siècle, la production, toutes activités confondues, se mécanise. Chemins de fer, paquebots, automobiles et avions apparaissent avec leurs instruments de contrôle pour corollaire. Des industriels tels Junghans ou Kienzle en Allemagne, Smith and Sons en Angleterre, Borletti en Italie conquièrent ces nouveaux marchés. Tous sont issus du monde horloger. Suite au déclenchement du premier conflit mondial, les fabriques de la Vallée de Joux cherchent en 1915 un moyen de pallier l’effondrement des commandes d’horlogerie fine. Certains, disposant de l’outillage nécessaire, se lancent dans les composants d’armes. Jacques David LeCoultre pour sa part se tourne vers la fabrication conjointe de munitions, de compte-tours selon des brevets d’Edmond Jaeger, et de tubes pour injections hypodermiques. Collaborant avec Edmond Jaeger, l’aviateur suisse Edmond Audemars est le premier à installer sur son propre aéronef un compte-tours né de la complémentarité entre les établissements de LeCoultre et ceux de Jaeger. Boites de réduction pour moteurs, flexibles, indicateurs de vitesse, compte-tours, compteurs pour avions, tableaux de bord de voitures munis d’un indicateur de vitesse et d’une montre 8 jours sont autant de diversifications dont les potentiels sont amplifiés par les conflits.
A leur tour, LeCoultre et Compagnie d’une part et Jaeger d’autre part investissent dans ces nouveaux marchés. L’ensemble du monde horloger sera amené au cours des deux conflits mondiaux à fabriquer pièces de munitions, instruments de contrôle et montres militaires. Les usines tentent dès lors de répondre à la demande. Entre autres exemples, Zenith fournit le Signal Corps, corps d’armée américain chargé de la gestion des communications interarmées, en même temps qu’Omega et Longines. Avec Ulysse Nardin et Vacheron Constantin, la marque locloise honore les commandes en chronographes, chronomètres et montres d’observation du Corps of Engineers (Génie civil américain).
Enfin, Zenith approvisionne les armées de l’air anglaise et française, les services hydrographiques de la Royal Navy, l’armée allemande puis polonaise. Ainsi Fritz Huguenin, alors président de la Chambre suisse d’horlogerie, peut-il écrire dès le 2 novembre 1915 que «l’industrie suisse fournit indistinctement aux Alliés et aux Empires du centre, ce qui est pour la Suisse une façon d’être neutre».
La montre militaire moderne, née de la production industrielle
Au cours des années 1930, le marché s’est structuré. De grands groupes industriels se sont dotés de filiales spécialisées dans les composants destinés à l’armement, les appareils para-horlogers de contrôle, ainsi que les montres militaires et grand public. La montre de précision est perçue comme un instrument à même de pallier les défaillances des appareils de bord. Certains horlogers, tel Officine Panerai, se sont dès leur création spécialisés dans les marchés militaires aux cahiers de charges particulièrement contraignants.
Quatre catégories de montres occupent alors une position dominante:
• Les chronomètres de marine, indispensables pour calculer position et direction des navires. L’US Navy les préférait aux signaux interceptables et falsifiables de la radio.
• Les montres d’observation connues sous l’appellation Beobachtungsuhr. D’un diamètre standard de 55 millimètres car munies d’un calibre de montres de poche, elles sont portées par les navigateurs d’avions.
• Les chronographes de pilote (Fliegerchronograph). Dotés de la fonction flyback, ils permettent d’effectuer les points de virage, à savoir un changement de cap suite à la présence inopinée d’un obstacle: orage, zone de combat ou autres.
• Les montres destinées aux soldats lorsqu’elles sont fournies par l’armée.
Afin de répondre aux besoins de l’armée américaine, Hamilton arrête ses productions grand public. Ceux de l’Allemagne sont couverts à partir de 1936 par des productions allemandes et suisses. Mais compte tenu de la demande considérable des belligérants, l’ensemble des marques horlogères de l’époque, de prestige ou grand public, spécialisées ou non, historiques ou méconnues, disparues depuis ou toujours en activité, livrent parfois simultanément des armées adverses. L’histoire est donc un éternel recommencement! La complémentarité entre horlogers et fabricants d’armement s’est achevée avec l’abandon du travail du métal au profit de l’électronique. Elle aura duré huit siècles, durant lesquels les artisans se sont progressivement transformés en industriels, acteurs économiques essentiels en temps de conflits. Restent au seul profit du monde horloger les rééditions constantes de modèles de montres militaires devenues autant intemporelles qu’emblématiques.