n horlogerie peut-être encore plus que dans toute autre industrie, le patrimoine «immatériel» a une valeur bien tangible. On ne compte plus le nombre de rééditions de modèles: ces dernières années ont fait furieusement penser à un grand exercice d’archéologie ou de spéléologie horlogère pour excaver les trésors du passé. Les best-sellers d’aujourd’hui sont des modèles sortis dans les années 1960 et 1970. Peu d’autres industries fonctionnent de la sorte.
Lors de la crise du quartz, de nombreux documents précieux ont été perdus, jetés, bazardés, en pensant que la montre mécanique était morte (le cas de Charles Vermot, le «sauveur» des plans d’El Primero chez Zenith, est emblématique et son histoire est même devenue argument de vente). Or, dans la crise pandémique qui touche aujourd’hui le secteur, qui peut assurer que l’histoire ne se répétera pas et qu’avec les faillites ou fermetures d’ateliers, d’autres trésors ne seront pas perdus?
En horlogerie peut-être encore plus que dans toute autre industrie, le patrimoine «immatériel» a une valeur bien tangible. Ces dernières années ont fait furieusement penser à un grand exercice d’archéologie ou de spéléologie horlogère pour excaver les trésors du passé.
Dans ce contexte, il est urgent de préserver: l’oubli est une menace réelle pour un secteur qui valorise économiquement son savoir-faire historique. La candidature en cours des savoirs horlogers franco-suisses au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO est une très bonne nouvelle à ce titre.
- Une publicité pour El Primero de Zenith dans Europa Star en 1970. En pleine crise de l’industrie horlogère, Charles Vermot a sauvé de précieux documents techniques qui permettront plus tard la renaissance de ce calibre légendaire. Ce cas emblématique illustre le risque de perte de savoir-faire, particulièrement aigu en période de difficultés économiques.
Numériser pour le passé – et surtout le futur
Nous avons pu constater nous-mêmes chez Europa Star, à quel point la numérisation donne une «nouvelle vie» à des archives qui dormaient autrefois dans des bibliothèques (pour l’heure nous avons rendues accessibles plus de 100’000 pages depuis 1950, soit environ le tiers de nos archives totales qui remontent à 1927). Sans compter qu’au cours de notre histoire quasi centenaire, nous avons fait face à un incendie et deux inondations de nos locaux, ce qui a entraîné la perte de certains documents. Toute entreprise au patrimoine ancien court ce risque.
- L’atelier de numérisation Arkhênum installé à Genève à l’ONU
Une société s’est spécialisée depuis 1999 dans la numérisation et la valorisation de documents : née aux prémices de l’ère numérique à Bordeaux, Arkhênum s’est développée jusqu’à devenir aujourd’hui une «multinationale» profilée dans la sauvegarde des patrimoines culturels et industriels. Elle a démarré en 2018 en Suisse le projet le plus ambitieux de son histoire: la numérisation de l’ensemble des archives de la Société des Nations à Genève, à savoir 15 millions de pages couvrant l’existence de l’institution de 1919 à 1946. Un projet qui a valeur d’exemple pour l’horlogerie.
La numérisation de l’ensemble des archives de la Société des Nations à Genève, à savoir 15 millions de pages couvrant l’existence de l’institution de 1919 à 1946, est un projet qui a valeur d’exemple pour l’horlogerie.
- Laurent Onaïnty, directeur général d’Arkhênum
«L’ONU nous a chargés de cette mission qui durera jusqu’en 2022, précise Laurent Onaïnty, directeur général d’Arkhênum. Nous avons mis en place sur site un atelier de numérisation dédié avec six personnes et déployé une chaîne sur-mesure de traitement, contrôle et livraison des données. Les meilleures machines, les meilleurs algorithmes et les meilleurs supports ont été sélectionnés pour ce projet multilingue de dimension internationale.» D’ores et déjà, une partie des archives est disponible à travers le site mis en place par Arkhênum.
- La plateforme mise en place dans le cadre du Total Digital Access Project de l’ONU
Point de départ pour de multiples applications
C’est un élément important: la numérisation en elle-même n’est qu’un point de départ, une première étape qui mène à la mise en valeur et au partage de sources historiques. Les applications sont en effet multiples: archives ouvertes pour les entités étatiques, sources d’inspiration pour la recherche et développement, musées physiques et virtuels, promotion de l‘image de marque et de l’univers de celles-ci ou encore accès aux archives dans le cadre du télétravail, comme l’a démontré la période récente de confinement.
«A nos débuts, nos clients nous mandataient beaucoup pour la reproduction sur papier d’archives anciennes, souligne Laurent Onaïnty. Notre premier mandat il y a vingt ans portait d’ailleurs sur la création d’un fac-similé papier des Essais de Montaigne en version anglaise. Mais depuis lors, la notion de mise en valeur numérique a fait beaucoup de chemin. Elle a encore été accélérée par la pandémie ces derniers mois, qui a mené à une numérisation à marche forcée.»
«La notion de mise en valeur numérique a fait beaucoup de chemin. Elle a encore été accélérée par la pandémie ces derniers mois, qui a mené à une numérisation à marche forcée.»
Depuis le début de l’année, cette société qui compte 70 employés et qui a été rachetée en 2016 par Mobilitas, une entreprise internationale spécialisée en mobilité et gestion documentaire, a ainsi enregistré un accroissement de demandes de numérisation, dans l’urgence de la crise pandémique. Le responsable précise: «Ces derniers mois, la première nécessité pour beaucoup de sociétés a été de reproduire l’expérience physique en ligne mais aussi de préserver et partager des documents grâce à la numérisation.»
- Sous l’effet de la pandémie, les demandes de numérisation ont augmenté pour faciliter le télétravail.
L’horlogerie face à un risque important
En moyenne, Arkhênum traite manuellement plus de 18 millions de pages par an, soit plus de 200 millions de pages numérisées depuis ses débuts. La structure de sa clientèle a fortement évolué: si les institutions publiques (ministères, autorités départementales et municipales, archives d’Etat, musées et bibliothèques) représentaient encore 95% des clients en 2016, les sollicitations du secteur privé ont amené Arkhênum à opérer une diversification de ses activités et services.
Sa diversification est également géographique puisque le société dispose de filiales en Suisse et en Allemagne, et opère dans le monde entier grâce à ses ateliers in-situ. Parallèlement, les avancées technologiques en intelligence artificielle et Big Data ont permis de faciliter l’organisation des documents, tandis que la numérisation 3D a ouvert un nouveau champ d’activité.
Les avancées technologiques en intelligence artificielle et Big Data ont permis de faciliter l’organisation des documents, tandis que la numérisation 3D a ouvert un nouveau champ d’activité.
«Pour les sociétés privées, l’ancienneté a une valeur stratégique: la meilleure manière de prouver sa légitimité sur un marché est de se référer à ses archives et son patrimoine, poursuit Laurent Onaïnty. De nombreux clients dans le luxe, la cosmétique, la mode ou l’automobile, qu’il s’agisse de multinationales ou de PME, ont déjà mené avec succès de tels projets. C’est aussi un élément fédérateur en interne.» Un exercice d’autant plus fructueux s’il est réalisé «dans une approche globale et cohérente et pas sur une demande ponctuelle d’un seul service», précise le responsable.
En horlogerie, certaines marques, comme Longines (lire notre article dédié), Audemars Piguet (notre visite de leur nouveau musée), Patek Philippe (lire notre entretien avec Philippe Stern) ou Rolex, ont déjà fait un énorme travail de numérisation et de valorisation systématique de leur patrimoine, ce qui se ressent dans la cohérence de leur production actuelle. On aurait presque tendance à établir une corrélation entre gestion du patrimoine et réussite économique si on observe le soin des marques du top 10 horloger à préserver leur patrimoine. Breitling, sous l’impulsion de Georges Kern, met en ce moment les bouchées doubles dans la valorisation stratégique de son patrimoine. Autre cas intéressant: celui de Doxa, qui revient en force grâce à son patrimoine.
«Pour les sociétés privées, l’ancienneté a une valeur stratégique: la meilleure manière de prouver sa légitimité sur un marché est de se référer à ses archives et son patrimoine.»
Le thème de la numérisation, poussé par la crise pandémique et le confinement, va certainement dominer toujours plus l’agenda horloger dans les mois à venir. Comme le démontre le travail gigantesque entrepris par Arkhênum pour la Société des Nations, la technologie est au point et les exemples de valorisation sont probants. Or, de nombreux documents restent menacés par la fragilité économique actuelle du tissu horloger suisse. Faute d’action, une «crise du quartz» risque bel et bien de se répéter en matière de perte de savoir-faire. Le compte à rebours est lancé…
- Il est désormais possible de scanner des objets en 3D ou 360° pour une manipulation en ligne.