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Vers le tourbillon (presque) parfait

INNOVATION

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décembre 2021


Vers le tourbillon (presque) parfait

On sait depuis quelques dizaines d’années maintenant que le tourbillon, inventé par Abraham-Louis Breguet pour compenser les effets de l’attraction terrestre dans la montre de poche, n’est pas conçu pour accomplir cette tâche dans la montre-bracelet. Les double et triple tourbillons ont quelque peu amélioré son efficacité, mais ils restent encore loin de leur but idéal. Les scientifiques de l’Instant-Lab EPFL de Neuchâtel se sont penchés sur la question. Ils ont conçu un «objet théorique» qui y parvient - presque. Un pas fondamental vers le tourbillon «parfait» qui serait enfin capable de remplir toutes ses promesses chronométriques. La balle est désormais dans le camp des horlogers.

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n 1996, Europa Star publiait une «Évaluation critique du Tourbillon» écrite par Jean-Claude Nicolet, professeur à l’École d’Horlogerie de La Chaux-de-Fonds. Cette analyse se concluait de façon cinglante, en affirmant qu’en «créant le tourbillon, Breguet pensait supprimer les effets de la pesanteur. C’était là son erreur, il n’avait réussi qu’à les masquer un peu.» Et de comparer le génial horloger à un «prestidigitateur qui fait disparaître un éléphant».

C’était un crime de lèse-majesté et les réactions des horlogers à cette évaluation critique furent tout aussi cinglantes. On ne contesta guère les arguments scientifiques, mais on nous accusa surtout de vouloir «tuer la poule aux oeufs d’or» que le tourbillon était alors en passe de devenir. En effet, à cette date de 1996, on estimait que le nombre total de tourbillons fabriqués en deux siècles avoisinait seulement environ les mille pièces. C’était dire leur rareté. Depuis, et en dépit des réserves émises sur le véritable gain chronométrique du tourbillon dans la montre-bracelet, on a connu une véritable fièvre tourbillonesque. Aujourd’hui, il doit s’en faire autant chaque année qu’il s’en était alors fait en deux cents ans.

Conscients cependant des limites du tourbillon, tout spécifiquement dans la montre de poignet, les horlogers se sont depuis ingéniés à tenter de surpasser ses limitations. On a vu ainsi apparaître toutes sortes de nouvelles configurations, double tourbillons, gyrotourbillons, tourbillons trois axes, tourbillons inclinés à 30° (qui, ceci dit, ont obtenu les meilleurs résultats historiques au Concours International de Chronométrie) et on en passe.

Mais nul n’est encore parvenu à obtenir le tourbillon parfaitement adapté à la montre-bracelet, car pour réussir à moyenner les écarts de marche, son axe doit balayer toutes les orientations de façon uniforme. Ce qui est un casse-tête car tous les mécanismes proposés à ce jour ont un défaut mathématique intrinsèque. On va y revenir.

Nul n’est encore parvenu à obtenir le tourbillon parfaitement adapté à la montre-bracelet, car pour réussir à moyenner les écarts de marche, son axe doit balayer toutes les orientations de façon uniforme. Ce qui est un casse-tête.

L'équipe d'Instant-Lab EPFL à la recherche du tourbillon parfait
L’équipe d’Instant-Lab EPFL à la recherche du tourbillon parfait

Un travail d’équipe

Noémie Mandon est une jeune Française, tout récemment diplômée de l’École d’ingénieurs des Arts et Métiers de Cluny (où sont enseignés principalement les génies mécanique, industriel et énergétique). Pour sa dernière année d’étude, un échange académique lui a permis d’étudier à l’EPFL en Génie Mécanique. Mais la micromécanique l’attire, et tout spécialement l’horlogerie mécanique, qui a pour elle d’être également belle et raffinée. Ce sont la recherche et l’innovation aussi qui la motivent.

Elle atterrit à l’Instant-Lab EPFL de Neuchâtel, sous l’aile d’Ilan Vardi (lire cet article à son sujet). Ils se rencontrent il y a une année à peine et Ilan Vardi ressort d’un tiroir un sujet qui y dormait depuis un certain temps: la géométrie du tourbillon. Ce sera son sujet de Master. L’objectif de la recherche est de parvenir à construire un objet théorique, en faisant du design mathématique.

Le but est de corriger le défaut intrinsèque des tourbillons pour parvenir à compenser «quasi totalement» l’effet de la gravité. De le moyenner, comme pour les montres de poche de Breguet, mais dans toutes les orientations. Mais pour y parvenir, il faudra aussi imaginer pouvoir varier la vitesse de rotation du tourbillon, qui est présentement constante pour chaque axe des tourbillons actuels. Dans le design mathématique, il y a d’un côté un théorème et de l’autre son application mécanique.

Autour de Noémie Mandon, Ilan Vardi, chef de projet, réunit une équipe aux talents conjugués (il tient à souligner l’aspect collectif de ce travail effectué «tous ensemble»). Il y a là Roland Bitterli, Scientist à l’Instant-Lab, en charge de «faire attention à ce que l’objet ne devienne pas une usine à gaz», Patrick Flückiger, un doctorant qui a remporté en 2019 le Prix Omega des Étudiants avec un Master portant sur un nouveau type de pendule de Foucault, et Quentin Gubler, ingénieur et horloger venu d’Ulysse Nardin, où il a notamment travaillé sur plusieurs projets liés aux guidages flexibles.

Vers le tourbillon (presque) parfait

Le tourbillon est-il vraiment inutile?

Inventé en 1801 pour compenser les effets de l’attraction terrestre sur une montre de poche, donc portée essentiellement verticalement dans un gilet ou une veste, le tourbillon a pour but de moyenner les positions verticales et donc d’améliorer ainsi la précision de la montre. En ce sens, il accomplit parfaitement, son but. «Preuve en est, ajoute Ilan Vardi, aux COSC, les tourbillons passent automatiquement les tests dans les 4 positions verticales.»

Mais les choses se compliquent quand on passe à la montre-bracelet, dont la position au poignet implique que son orientation par rapport à la gravité change sans cesse dans toutes les directions. «Utile uniquement lorsque l’axe du balancier est perpendiculaire à la direction de la gravité», le tourbillon perd cette utilité avec la montre-bracelet. Car s’il peut moyenner les positions sur un seul plan (le vertical), il ne peut plus le faire dans l’espace.

Pour tenter de trouver une solution à cette problématique, les horlogers se tournent graduellement vers les tourbillons multiaxes. A commencer par Anthony Randall qui invente le premier tourbillon à deux axes, à la fin des années 1970. Suivent de nombreuses propositions, parmi lesquelles le Double Tourbillon 30° de Greubel Forsey, qui permet à l’axe du tourbillon de balayer un cercle à une latitude constante, puis le Gyrotourbillon inventé par Eric Coudray pour Jaeger-LeCoultre, ou encore les triple-axes, qui se sont multipliés.

Conscients des limites du tourbillon, tout spécifiquement dans la montre de poignet, les horlogers se sont depuis ingéniés à tenter de surpasser ses limitations, à travers double tourbillons, gyrotourbillons, tourbillons trois axes ou encore tourbillons inclinés à 30°...

A la recherche de la distribution uniforme de points sur une sphère

Mais, comme nous l’explique Noémie Mandon, on sait que «pour moyenner dans une montre-bracelet l’effet de l’orientation du balancier par rapport à la gravité, il faudrait que la distribution des points balayés sur la sphère par l’axe du balancier soit aussi uniforme que possible».

La distribution uniforme de points sur une sphère est un problème mathématique important. Elle fait l’objet de nombreuses recherches. Si l’on sait distribuer des points uniformes sur un rectangle, «pour la sphère, il n’existe aucune solution théorique». Aux pôles de la sphère, là où latitude et longitude se rejoignent et se croisent, on butte sur une concentration de positions. Pour comprendre les conséquences de ce phénomène sur les tourbillons multiaxes, un grand ami d’Anthony Randall, l’ingénieur anglais Guthrie Easten, met en avant dès 1985 ce défaut d’uniformité. Il a une image parlante.

Imaginons un tourbillon placé au centre d’une lanterne chinoise en papier de soie. Son axe est muni d’un fusil à encre qui, à chaque alternance de l’échappement, projette une goutte à l’intérieur de la lanterne. Si l’effet du tourbillon multiaxes était parfait, les gouttes seraient uniformément espacées sur toute la surface de la sphère. Mais aux pôles, on trouve malheureusement une concentration anormale de gouttes.

Pourquoi? Parce que les rotations d’un tourbillon multiaxes sont constantes en latitude et en longitude mais qu’il ne parcourt pas la même distance en longitude selon la latitude où il se trouve. Parvenu au pôle, la distance parcourue s’annule. Ce manque d’uniformité de la distribution des points implique «un défaut de la compensation de l’effet de la position du tourbillon par rapport à la gravité».

Varier les vitesses?

Que faire? Comme l’explique Anthony Randall, pour parvenir à moyenner de façon nulle ou constante les marches dans toutes les positions possibles, «il est indispensable que le tourbillon à deux axes varie sa vitesse» et tout spécifiquement en se rapprochant des pôles où la concentration augmente.

Varier les vitesses, l’horlogerie sait le faire dans, par exemple, un chronographe. Quelles sont les solutions pour parvenir à varier les vitesses selon les positions du tourbillon? Faut-il passer par une masse énorme de calculs ou appliquer un théorème et en tirer un objet théorique?

C’est la deuxième méthode qui est retenue: le design mathématique.

Varier les vitesses, l’horlogerie sait le faire dans, par exemple, un chronographe. Quelles sont les solutions pour parvenir à varier les vitesses selon les positions du tourbillon?

Design mathématique

Les pistes proposées par Guthrie Easten pour résoudre le problème des vitesses variables étaient d’utiliser des engrenages non circulaires ou des cames pour faire varier la vitesse de l’axe du balancier. Mais, outre que cette approche nécessite de nombreux et savants calculs, la réalisation d’engrenages non circulaires est particulièrement complexe. C’est donc vers une autre approche que l’équipe de l’Instant-Lab s’est tournée.

Le terme «design mathématique» peut sonner très moderne, mais, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les concepteurs de la machine d’Anticythère (calculette astronomique mue par une manivelle) faisaient eux aussi, au 1er siècle av. JC, du design mathématique sans employer ce terme. Ils ne faisaient «que» réaliser mécaniquement les modèles mathématiques des mouvements des astres dus à Hipparque (v. 190 - v. 120 av. JC).

Mais ce sont les travaux d’un autre grand savant antique, Archimède, qui ont surtout inspiré les chercheurs de l’Instant-Lab. Dans un de ses théorèmes bien connus, Archimède établit la correspondance entre une sphère et son cylindre circonscrit. Son résultat dit que «la superficie d’une surface quelconque du cylindre est égale à la superficie de sa projection sur la sphère».

Un exemple bien connu de tous l’illustre parfaitement. La carte du monde réalisée selon une projection de la Terre en latitudes uniformes (a) correspond aux tourbillons multiaxes actuels. Comme on peut le remarquer, les territoires proches des pôles paraissent bien plus étendus qu’ils ne le sont en réalité - soit l’équivalent d’une projection plus dense de points dans notre lanterne chinoise. La projection latérale de la Terre sur un cylindre (b) conserve quant à elle les superficies des territoires et des continents.

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Suivant la piste d’Archimède, on peut dès lors affirmer, qu’à l’envers de la carte qui est la projection d’une sphère sur un cylindre, une méthode pour répartir uniformément des points sur une sphère serait de distribuer des points sur un cylindre - qui peut être ramené à un rectangle enroulé - qui seront ensuite projetés sur la sphère. Comme on peut le constater selon cette méthode, la projection de points aux pôles reste uniforme.

Mais revenons à la carte rectangulaire du monde correspondant à une projection en latitudes uniformes mais avec déformation aux pôles. L’axe de rotation du tourbillon multiaxes effectue la latitude à vitesse constante, ce qui provoque «l’encombrement» des positions aux pôles. Mais cette projection latérale préserve la longitude. Dès lors, il suffirait de modifier la vitesse de l’axe de rotation du balancier effectuant la latitude sur la sphère, donc rapide en parcourant la hauteur du rectangle de projection. «Ce qui revient à la plus simple projection d’une ligne verticale sur un cercle», expliquent les chercheurs.

Une méthode pour répartir uniformément des points sur une sphère serait de distribuer des points sur un cylindre - qui peut être ramené à un rectangle enroulé - qui seront ensuite projetés sur la sphère.

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Mécanisation du théorème

Le design mathématique consiste dès lors à la mécanisation de cette projection placée sur une table tournante à vitesse constante en longitude.

Le point critique de cette mécanisation est la projection d’une vitesse constante d’une ligne verticale sur un cercle. Cette projection latérale de la ligne verticale sur le cercle permet d’obtenir une vitesse plus rapide au niveau des pôles (où elle atteint théoriquement une vitesse infinie), ce qui implique une concentration moins importante de points et uniformément répartie en ces endroits, comme l’assure le théorème d’Archimède.

Pour y parvenir, il convient de mécaniser un mouvement rectiligne alterné (c’est à dire montant et descendant alternativement) à vitesse constante. Cette vitesse constante est générée par un engrenage tournant lui aussi à vitesse constante.

Plusieurs inspirations historiques permettent aux chercheurs de progresser. On retrouve le mécanisme d’Anticythère et tout particulièrement l’expression mécanique du mouvement non uniforme de la Lune ou du Soleil. Sans rentrer dans les détails, la modélisation des travaux d’Hipparque consiste à prendre un cercle excentré représentant un Soleil virtuel, tournant à vitesse constante, et de projeter ses positions sur un cercle décalé, centré sur la Terre. On obtient ainsi une vitesse non constante sur ce cercle géocentrique. Concrètement, l’Anticythère réalise cette projection grâce à un système de goupille engagée dans une rainure, dispositif qui sera repris par le mécanisme de l’Instant-Lab.

Ce dispositif va prendre place dans le mécanisme d’un mouvement rectiligne alterné à vitesse constante décrit par Henry Brown en 1868 (dans l’ouvrage 507 Mechanical Movements).

La machine d'Anticythère, une calculette astronomique mue par une manivelle, est le plus ancien mécanisme à engrenages connu.
La machine d’Anticythère, une calculette astronomique mue par une manivelle, est le plus ancien mécanisme à engrenages connu.
©Tony Freeth

Singularité polaire

Mais subsiste un os de taille que les premières modélisations vont mettre en évidence. Le mécanisme se bloque aux pôles (du fait du défaut progressif de l’alignement de la goupille dans sa rainure contre laquelle elle vient frotter). De plus, une fois parvenue au pôle, la roue du mécanisme peut tout aussi bien se mettre à tourner dans le sens horaire ou qu’antihoraire, alors qu’il est indispensable qu’elle tourne toujours dans un seul et même sens.

Cette singularité a nécessité l’ajout d’un mécanisme supplémentaire qui prend le relais lors du passage aux pôles (par l’entremise d’un engrenage supplémentaire à deux dents). En conséquence, la distribution des positions du tourbillon ne sera plus parfaitement homogène, mais le défaut peut être minimisé par des constructions de plus en plus fidèles à la théorie.

Vers le tourbillon (presque) parfait

Au tour des horlogers de s’en emparer

En visite à l’Instant-Lab, nous avons pu de visu constater le fonctionnement de ces mécanismes utilisant une projection théorique d’une ligne verticale sur un cercle. Les chercheurs sont ainsi parvenus, de façon simple et efficace, à faire varier la vitesse de rotation selon la latitude. Placé sur un axe de rotation effectuant la longitude, la distribution des positions dans l’espace est uniforme, sauf pour son entraînement au niveau des pôles et de leur singularité.

Pour l’instant, ce mécanisme est monté sur un bâti et entraîné manuellement par une manivelle. Mais l’ajout du balancier-spiral et de l’échappement «sera relativement direct pour les maîtres-horlogers», précise l’équipe. Son application aux tourbillons bi-axial et tri-axial permettra de compenser l’effet de la gravité «quasiment totalement». Un pas fondamental vers le tourbillon «parfait» qui serait enfin capable de remplir toutes ses promesses chronométriques.

La balle est désormais dans le camp des horlogers. Car, comme le dit Ilan Vardi, «nous sommes dans le concept. Nous offrons des solutions conceptuelles élégantes, simples, claires. Nos prototypes sont là pour inspirer les horlogers, pour leur offrir de nouvelles pistes, mais nous n’avons pas vocation à devenir nous-même des horlogers. Nous résolvons un problème puis nous passons à autre chose...» Avis aux horlogers que le tourbillon - presque - parfait est à portée de main et que sa réalisation ne tient qu’à eux.

Dernière remarque: ce travail de design mathématique, appliqué ici à l’horlogerie, ouvre également de nombreuses pistes dans d’autres domaines qui nécessitent d’annuler l’effet dû à la gravité, ou qui cherchent à faire accomplir à un objet toutes les rotations possibles, dans tous les sens, de façon uniforme. L’oeil humain, par exemple, n’est-il autre chose qu’une sphère en rotation?

Une démonstration que l’innovation en mécanique horlogère peut aussi ouvrir le champ des possibles dans bien d’autres domaines.

Avis aux horlogers que le tourbillon - presque - parfait est à portée de main et que sa réalisation ne tient qu’à eux.