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Projet Tempus Fugit: «Le temps fuit sans retour»

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janvier 2023


Projet Tempus Fugit: «Le temps fuit sans retour»

On le sait tous, on se le cache tous, notre temps est compté. Il est inscrit dans notre ADN. Il est issu d’une longue chaîne qui provient de nos ancêtres et que nous transmettons à nos descendants. La chaîne de la vie. Une chaîne séculaire que nous ne savons pas compter. Tempus Fugit est un projet horloger fou, pour une montre transmissible durant 10’000 ans, une capsule temporelle qui inscrirait génération après génération notre fugitif passage dans cette longue chaîne.

C’

est une magnifique journée d’octobre dans la Vallée de Joux, bucolique berceau des plus grandes complications horlogères. Des vaches paissent tranquillement sur de vertes et douces collines, le temps semble être suspendu. On pense à Virgile et ses Géorgiques qui célèbrent la profonde beauté de la nature et les travaux de la terre. Un immense poème qui aspire à la paix, composé 30 ans avant J.-C. alors que les guerres civiles faisaient rage. De ces vers millénaires, nous en connaissons tous au moins deux mots, devenus emblématiques, inscrits sur nombre de cadrans solaires: Tempus Fugit.

Le temps fuit. Mais c’est tout le vers qu’il faudrait citer: «Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus, singula dum capti circumvectamur amore», soit: «Mais en attendant, il fuit, le temps fuit sans retour, tandis que nous errons, prisonniers de notre amour du détail.»

Si le concept de transmission temporelle de génération en génération est au cœur du projet Tempus Fugit, il est aussi le principe actif de sa réalisation.

«Prisonniers de notre amour du détail»?

Et c’est précisément un farouche «prisonnier amoureux du détail» que nous rencontrons: Dominique Renaud, le très renommé horloger, co-créateur de Renaud & Papi, atelier spécialiste des plus grandes complications, racheté par Audemars Piguet, et qu’il a quitté il y a déjà quelques années pour se consacrer en toute indépendance à ses projets les plus fous (on se souvient notamment de sa DR01, un «résonateur à couteau à pivotement spatial»). Il nous emmène dans l’atelier d’un autre amoureux fou du détail, le jeune et génial horloger Julien Tixier.

Julien Tixier, Dr. Benoît Dubuis et Dominique Renaud
Julien Tixier, Dr. Benoît Dubuis et Dominique Renaud

Un atelier proprement renversant, et dans lequel, là aussi, le temps semble être suspendu: moins de 50m2 littéralement envahis de toutes les petites machines d’horlogerie les plus traditionnelles et rares, de tous les outils, instruments lui permettant de créer, de façonner, de décorer l’intégralité d’une montre, habillage compris. Une incroyable mini-manufacture dans laquelle il règne tout seul (nous reviendrons plus en détail sur le parcours de Julien Tixier dans un prochain numéro). C’est là que s’est déroulée l’aventure incroyable elle aussi de la montre «Tempus Fugit».

Le développement de la Tempus Fugit a été financé par la Fondation Inartis.
Le développement de la Tempus Fugit a été financé par la Fondation Inartis.

On commence par de l’ADN

Cette aventure a commencé dans la tête d’un troisième homme, le Dr. Benoît Dubuis, président de l’Académie suisse des Sciences Techniques, directeur du Campus Biotech de Genève, ancien doyen de l’EPFL de Lausanne, et président de la Fondation Inartis.

Une équipe composée de généticiens, de statisticiens et de sociétés travaillant dans la génomique a mis au point un algorithme qui permet de calculer une espérance de vie personnalisée, à l’aide de paramètres de risque liés à l’environnement, au mode de vie et à la génétique. De là lui est venue l’idée de concevoir une montre qu’il imagine dotée d’un «compte à rebours» personnalisé basé sur les résultats de cet algorithme de durée de vie probable. Il s’adresse alors à Dominique Renaud.

Celui-ci trouve l’idée a priori un peu choquante mais accepte d’y réfléchir. Qui voudrait d’une montre décomptant imperturbablement ses jours de vie restants: un véritable supplice! Mais, se dit-il, si on faisait de ce décompte non pas un couperet qui se rapproche inexorablement mais au contraire une espérance de vie – en termes horlogers, une «réserve de vie» – et qu’on la liait à un rare quantième perpétuel séculaire, programmé pour fonctionner dix mille ans, alors on inscrirait sa propre finitude à l’intérieur d’une longue chaîne de vies grâce à une montre-témoin, une montre philosophique, transmissible de génération en génération... Mieux qu’une montre, une capsule temporelle qui associerait art mécanique et question existentielle. «C’est en ceci que cette montre est totalement disruptive», s’exclame Dominique Renaud.

Une équipe composée de généticiens, de statisticiens et de sociétés travaillant dans la génomique a mis au point un algorithme qui permet de calculer une espérance de vie personnalisée, à l’aide de paramètres de risque liés à l’environnement, au mode de vie et à la génétique.

Le quantième perpétuel séculaire le plus compact jamais produit
Le quantième perpétuel séculaire le plus compact jamais produit

Tout pour la transmission

Dominique Renaud se met à la tâche et conçoit les premières maquettes de ce mouvement inédit. Maquettes sous le bras, il va à la rencontre de Julien Tixier qui, à ses yeux, est le jeune horloger le plus prometteur de sa génération. Ensemble, générations mêlées, ils vont collaborer pas à pas à la réalisation de la Tempus Fugit en y ajoutant au passage nombre d’innovations. «Tout dans la conception, la construction, la réalisation de cette montre est placé sous le signe de la transmission, explique Julien Tixier. Dans des milliers d’années, la montre doit toujours être très simplement réparable, on doit pouvoir régulièrement l’entretenir. Elle est donc conçue pour être la plus simple possible, malgré sa complexité fonctionnelle.»

Le mouvement de la Tempus Fugit est remarquablement compact: il ne mesure que 31,5 mm de diamètre pour 7,6 mm d’épaisseur. Ces dimensions réduites ont pu être obtenues notamment grâce à une conception brevetée totalement novatrice du QP séculaire. En lieu et place de traditionnels palpeurs, qui induisent un encombrement bien supérieur, le système a été inversé et est conçu comme un calculateur modulaire très compact dont tous les éléments s’empilent sur un axe unique, un mobile suspendu qui ne fait que 8,3 mm de diamètre sur 1,85 mm de hauteur et comporte pas moins de 51 composants.

La «jauge de vie» indiquant à son porteur l’état de son espérance de vie peut se lire sur le pourtour du mouvement par l’avancée d’une bague colorée, programmée sur 100 ans, qui ne progresse d’un cran qu’une fois par an. «Mais il n’y a pas de date précise de la mort, elle est figurée par une zone de couleur dégradée sur quelques années», précise Dominique Renaud. Cette jauge est calibrée selon les données fournies par son propriétaire et analysées par l’algorithme de départ. Symboliquement, une puce dépositaire de son génome est insérée dans le mouvement (au changement de propriétaire, elle peut être remplacée par une nouvelle puce et la jauge reprogrammée).

Autre élément inattendu, un message secret, choisi par le propriétaire, est gravé sur une plaquette dissimulée qui apparaîtra soudainement en périphérie du mouvement à une date choisie, qu’elle soit de quelques années, dizaines voire centaines d’années. Philosophique et romanesque. Le mouvement est littéralement enfermé dans un boîtier monobloc scellé par une serrure «identique à celle d’un coffre-fort» et qui ne pourra être ouvert que par un horloger accrédité. Dépourvue de remontoir apparent et de correcteurs, la montre se règle à travers sa glace arrière, par l’entremise d’une petite clé qui se trouve dissimulée à l’intérieur de la tige de son bracelet amovible.

La «jauge de vie» indiquant à son porteur l’état de son espérance de vie peut se lire sur le pourtour du mouvement par l’avancée d’une bague colorée, programmée sur 100 ans, qui ne progresse d’un cran qu’une fois par an.

Ils n’ont pas vu le temps fuir

Si le concept de transmission temporelle de génération en génération est au cœur du projet Tempus Fugit, il est aussi le principe actif de sa réalisation. Entre Dominique Renaud, soixantenaire plus qu’aguerri, et Julien Tixier, super doué mais pas encore trentenaire, la transmission a été de tous les instants.

A partir des maquettes de Dominique, Julien a tout modélisé en 3D (entre une antique machine à guillocher et un tour se glisse un ordinateur, non loin d’un four à émailler), tracé plans et cotes et s’est mis à l’ouvrage. «Tout, absolument tout a été fait ici, sauf une pièce: un micro disque de la jauge de vie et sa denture intérieure très complexe qui lui aurait pris bien trop de temps.»

Julien précise alors que, dès le départ, tout a été conçu pour être le plus simple possible, dans son fonctionnement comme dans sa fabrication. Pour millénaire qu’elle puisse espérer devenir (elle n’indique pas encore sa propre mort, on sait juste qu’elle s’arrêtera le 31/12/9999), elle se devait d’être très portable, compacte, discrète, dépourvue de toute fioriture. Intemporelle.

Mais quand Julien dit qu’il a cherché à en faciliter la fabrication, Dominique le corrige: «Il a insisté pour travailler avec son propre échappement à détente, qui nécessite un sacré réglage, il a compté lui-même son spiral, tiré d’un lot de très beaux spiraux anciens, il a fait le cadran, la galvano, la boîte, maîtrise toutes les décorations, trempe ses aciers, manie son four, pivote ses axes, taille ses dents, programme une petite CNC posée dans un angle de la pièce...»

Tous deux ont collaboré sur chaque composant, au fil d’un échange continu et d’un partage visiblement très fécond. «Prisonniers de leur amour du détail», ils n’ont pas vu le temps fuir.

Si on faisait de ce décompte non pas un couperet qui se rapproche inexorablement mais au contraire une espérance de vie – en termes horlogers, une «réserve de vie».