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Ludwig Oechslin: «La Freak a ouvert des perspectives pour plusieurs décennies»

SÉRIE PRIX GAÏA

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mai 2024


Ludwig Oechslin: «La Freak a ouvert des perspectives pour plusieurs décennies»

Dans le cadre d’une série de portraits célébrant le Prix Gaïa organisé par le Musée International d’Horlogerie (MIH), nous avons rencontré l’inclassable Dr. Ludwig Oechslin sur le stand de la marque Ulysse Nardin à l’occasion du dernier salon genevois Watches and Wonders. L’étonnant parcours de cet historien, philosophe, archéologue et maître-horloger, lauréat de l’édition de 1995 dans la catégorie Histoire & Recherches, atteste d’une volonté de comprendre avec ses mains les mécanismes les plus complexes, tout en invoquant une connaissance académique d’une rare amplitude.

L

e matin de notre rencontre, Ludwig Oechslin porte un béret pour le moins étrange. Épinglé sur le côté droit, un minuscule miroir carré d’un centimètre à peine, détonne: «En plein jour, cela me permet d’éblouir les gêneurs», révèle-t-il, le sourire aux lèvres. L’œil attentif et malicieux, tout dans cet homme de science surprend, à commencer par sa passion pour la mécanique.

Rien ne destinait en effet Ludwig Oechslin à l’horlogerie, si ce n’est son immense curiosité. En 1978, son premier diplôme en poche (archéologie, grec et latin à l’Université de Bâle), il temporise. La vie académique ne le convainc pas. Il lui faut, selon ses propres mots, «trouver un métier qui donne de l’argent». À Lucerne, en Suisse, sa ténacité lui permet d’être admis comme apprenti par le maître horloger Jörg Spöring. Ludwig Oechslin n’en revient toujours pas aujourd’hui: «Engager un universitaire de 24 ans, sans aucune connaissance technique, n’était vraiment pas commun.» Aussi, il continue en parallèle ses études.

Dr. Ludwig Oechslin
Dr. Ludwig Oechslin

Son apprentissage durera six années, dont trois passées à Rome, au Vatican. Il démonte, étudie et restaure la formidable horloge astronomique commandée en 1725 par Dorothea Farnese von Pfalz-Neuburg, duchesse de Parme et Piacenza. «C’est une horloge extraordinaire, explique-t-il, très compliquée, avec des rouages épicycloïdaux sur plusieurs niveaux. Ce qui est fascinant, c’est que Bernardo Facini, le constructeur de l’horloge farnésienne, ne disposait pas à l’époque des outils mathématiques nécessaires.»

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Horloge astronomique de Bernardo Facini, datant de la première moitié du 18ème siècle, commandée par Dorothea Farnese von Pfalz-Neuburg, duchesse de Parme et Piacenza, et restaurée au début des années 1980 par Ludwig Oechslin.
Horloge astronomique de Bernardo Facini, datant de la première moitié du 18ème siècle, commandée par Dorothea Farnese von Pfalz-Neuburg, duchesse de Parme et Piacenza, et restaurée au début des années 1980 par Ludwig Oechslin.

Ludwig Oechslin rédigera un catalogue descriptif complet, détaillant les quelque mille pièces du rouage de l’horloge. Son nom commence alors à circuler dans les cercles restreints de la restauration horlogère, lorsqu’il rencontre Rolf Schnyder, propriétaire de la marque Ulysse Nardin. Une relation d’amitié s’instaure, alimentée par plusieurs décennies de création commune… Le reste entrera dans l’histoire de la discipline. Notre entretien.

Europa Star: En 2001, soit six ans après avoir reçu le prix Gaïa, vous êtes nommé Conservateur et Directeur du Musée International d’Horlogerie (MIH) de La Chaux-de-Fonds. Vous déclarez alors, dans un entretien accordé au journal Le Temps: «J’ai l’intention de collectionner en priorité des pièces qui ont une histoire. Une montre exposée sera doublée de son rhabilleur. J’entends analyser l’histoire sociale cachée derrière les objets.» Comment s’est engagée cette aventure au MIH?

Dr. Ludwig Oechslin: J’étais sur le point de déménager en Italie, à la recherche d’un poste de conservateur d’un quelconque musée, lorsque le MIH m’a contacté. J’ai eu le privilège d’être sélectionné parmi plusieurs candidats de grandes qualités et de succéder à la directrice de l’époque: Mme Cardinal. J’ai alors mis un terme à ma collaboration avec Ulysse Nardin, même si j’ai gardé d’excellents contacts avec son propriétaire Rolf Schnyder.

La philosophie de Ludwig Oechslin chez Ulysse Nardin, dans une édition de 1996 d'Europa Star
La philosophie de Ludwig Oechslin chez Ulysse Nardin, dans une édition de 1996 d’Europa Star
©Archives Europa Star

Vous créez notamment s un surprenant quantième en ligne pour le MIH. En 2017, dans une rencontre avec Pierre Maillard, vous affirmez : «Je voulais faire une montre vraiment utile, avec un calendrier réunissant sur une seule ligne le jour, la date et le mois. Cela n’existait que sur des montres de poche de Patek Philippe. Il me fallait trouver une solution pour que ce soit de grande taille, très lisible. J’ai déplacé la ligne sur le côté, car au centre, ce n’était pas possible. Ainsi est né mon calendrier annuel…» Quel souvenir gardez-vous de ce développement?

J’étais très créatif et toujours soucieux d’améliorer mes projets. Tous ces développements se sont alimentés les uns des autres. J’ai par exemple débuté les recherches en 1984 sur un nouveau quantième perpétuel qui sera finalement commercialisé pour les 150 ans d’Ulysse Nardin en 1995. Rolf Schnyder fera preuve de courtoisie en le baptisant «Ludwig». À l’origine du projet, j’imaginais une consultation d’ophtalmologie où le patient doit déchiffrer et scander à distance les planches de lettres capitales qui vont croissant. En réalisant la même expérience avec des indications classiques d’affichage du temps – à savoir, les aiguilles conventionnelles - je me suis rendu compte que cette solution n’était pas la plus lisible. Or, la seule solution vraiment efficace, même à distance, est l’indication analogique, ce qui m’a conduit au développement du quantième perpétuel Ludwig.

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Ludwig Oechslin: «La Freak a ouvert des perspectives pour plusieurs décennies»

La genèse de l'Astrolabium Galileo Galilei d'Ulysse Nardin dans Europa Star en 1985
La genèse de l’Astrolabium Galileo Galilei d’Ulysse Nardin dans Europa Star en 1985
©Archives Europa Star

Revenons aux années 1990, marquées par d’intenses développements chez Ulysse Nardin avec la Perpetual Ludwig, la Sonata et la Freak, après la Trilogy Astronomique. Vous avez travaillé pendant plus de vingt ans en exclusivité pour Ulysse Nardin. Quelles relations entreteniez-vous avec Rolf Schnyder?

J’ai rencontré Rolf Schnyder alors que je n’étais encore qu’un jeune apprenti horloger chez mon maître Jörg Spöring. Lors d’une de ses nombreuses visites, Schnyder nous a demandé s’il était possible de miniaturiser l’horloge astronomique sur laquelle nous travaillions. Je n’y voyais pas vraiment l’intérêt. Je lui ai alors proposé de travailler plutôt sur un astrolabe, même si j’étais intimement persuadé que ce projet ne serait jamais commercialisé. La montre finale incorpore un rouage qui présente une précision de l’ordre de 144’000 années…

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Après ce premier projet, j’ai conçu le Planetarium et le Tellurium qui complètent une trilogie «Astronomique». J’ai ensuite développé le calendrier perpétuel qui porte mon nom, avec l’option de correction (possible) en avant et en arrière, puis la montre-réveil de haute précision Sonata, et enfin la Freak en 2001. A l’époque Rolf Schnyder avait racheté le concept d’un mouvement rotatif, qui malheureusement ne fonctionnait pas. J’ai voulu l’aider en concevant une pièce qui marche! Du mouvement rotatif est née l’idée d’une rotation sur heure pour indiquer les minutes. Tout est «un» dans cette montre: énergie, rouages, échappement, indication et le silicium lui-même, comme matériau. C’était une formidable base expérimentale pour toute l’équipe d’Ulysse Nardin, de quoi faire des projets et mettre en place des développements pour les vingt voire trente années à venir!

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Vous déclarez à la journaliste Elizabeth Doerr en 2010: «Je crois que Jost Bürgi* est un personnage dont on peut constamment s’inspirer. Si nous étudions l’ensemble de son œuvre, il est probablement l’horloger le plus innovant de tous les temps.» Pourquoi Jost Bürgi vous fascine-t-il tant?

Jost Bürgi était tout à la fois horloger, scientifique, mathématicien et astronome. Vous vous rendez compte! Il est arrivé à une précision inouïe, grâce à des outils mathématiques performants qu’il avait lui-même conçus. À la cour de l’empereur Rudolf II, Bürgi était semble-t-il, mieux rémunéré que les astronomes Johannes Kepler et Tycho Brahe. N’écrivant malheureusement pas le latin, aucune de ses recherches ne nous est parvenue. Je me sens proche de lui, tout comme de ses réflexions multiples sur l’astronomie, les mathématiques et la mécanique.

Pendule «Wiener Kristall-Globusuhr» construite par Jost Bürgi pour l'empereur Ferdinand II. Le mathématicien et horloger aurait consacré ses ultimes années de vie à l'élaboration de cette complication astronomique. Considérée comme son chef d'œuvre, elle se trouve aujourd'hui au Musée d'Histoire de l'Art de Vienne, en Autriche. ©Kunsthistorisches Museum Vienna.
Pendule «Wiener Kristall-Globusuhr» construite par Jost Bürgi pour l’empereur Ferdinand II. Le mathématicien et horloger aurait consacré ses ultimes années de vie à l’élaboration de cette complication astronomique. Considérée comme son chef d’œuvre, elle se trouve aujourd’hui au Musée d’Histoire de l’Art de Vienne, en Autriche. ©Kunsthistorisches Museum Vienna.

Vous êtes un fervent défenseur du principe «less is more» comme vous l’avez confié à Pierre Maillard en 2017 également: « À mes yeux, la fonctionnalité prime sur la beauté et sur le nombre de composants accumulés.» Existe-t-il des limites pratiques à la simplification mécanique?

Je dirais - tout simplement - que la taille des montres de poignet est le facteur de nombreuses contraintes pour les concepteurs de mouvements. C’est pourquoi il est absolument essentiel de limiter le nombre de pièces du rouage...

Ulysse Nardin Freak 02, réf. 026-88 (2005). Deuxième version de cette montre révolutionnaire présentée en 2001. L'extrémité triangulaire du mouvement en ligne permet l'indication des heures, une première dans l'histoire de l'horlogerie. L'échappement Dual Ulysse à impulsion directe et sans lubrification est en silicium, une innovation pour l'époque. Sans couronne, la mise à l'heure s'effectue par la lunette rotative, tandis que le ressort de barillet se recharge par le fond de la boîte.
Ulysse Nardin Freak 02, réf. 026-88 (2005). Deuxième version de cette montre révolutionnaire présentée en 2001. L’extrémité triangulaire du mouvement en ligne permet l’indication des heures, une première dans l’histoire de l’horlogerie. L’échappement Dual Ulysse à impulsion directe et sans lubrification est en silicium, une innovation pour l’époque. Sans couronne, la mise à l’heure s’effectue par la lunette rotative, tandis que le ressort de barillet se recharge par le fond de la boîte.

Vous signez cette année une nouvelle collaboration avec Ulysse Nardin, une interprétation de la Freak – la «S Nomad». Que représente ce modèle pour vous?

Cette montre est avant tout ludique pour son propriétaire. Elle est en rupture totale avec l’horlogerie traditionnelle, statique. Elle présente en plus une extrême simplification, car elle n’a ni aiguilles, ni cadran, ni couronne. L’étude de la «Farnese» et de ses rouages m’a permis de concrétiser un mouvement monté sur un carrousel qui effectue une révolution en une heure. Le tout nouvel échappement en silicium, qui réduit les frictions, est entièrement symétrique avec deux roues donnant la même impulsion à une toute petite pièce centrale. Tout y est épicycloïdal. Le remontage se fait sur l’arrière de la boîte; la mise à l’heure sur l’avant, via la lunette.

Ulysse Nardin Freak S Nomad (2024), dernière itération de la ligne Freak. Logée dans une boîte en titane de 45 mm de diamètre, les deux échappements inclinés du mouvement en ligne, reliés entre eux par un différentiel, composent une architecture futuriste qui renvoie à l'iconographie cinématographique des films Star Wars ou de la série Star Trek. Le guillochage main aux teintes sablés et au motif diamanté, rend en revanche hommage à la grande tradition horlogère de ce métier d'art.
Ulysse Nardin Freak S Nomad (2024), dernière itération de la ligne Freak. Logée dans une boîte en titane de 45 mm de diamètre, les deux échappements inclinés du mouvement en ligne, reliés entre eux par un différentiel, composent une architecture futuriste qui renvoie à l’iconographie cinématographique des films Star Wars ou de la série Star Trek. Le guillochage main aux teintes sablés et au motif diamanté, rend en revanche hommage à la grande tradition horlogère de ce métier d’art.

Sur quels projets travaillez-vous actuellement?

Je me concentre sur des pendules et pendulettes. J’en achète – dont récemment une très belle Detouche - et en développe de nouvelles. Toutefois, je dois reconnaître que l’astronomie continue à être ma vraie passion.

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BIOGRAPHIE

1952 Naissance à Gabicce Mare, Italie.

1977 Licence à l’Université de Bâle en Archéologie, Histoire ancienne du grec et du latin.

1976-1984 Apprentissage horloger chez Jörg Spöring.

1981 Conception et construction avec Jörg Spöring d’une horloge astrolabe.

1983 Rencontre chez Jörg Spöring de Rolf Schnyder (1935-2011), nouveau propriétaire de la marque du Locle Ulysse Nardin, qui lui propose de transformer et d’adapter l’horloge Astrolabe en montre de poignet.

1983 Doctorat en «philosophie, physique théorique et astronomie»

1984 Diplôme d’horloger réparateur.

1985 Montre Astrolabium Galileo Galilei pour Ulysse Nardin.

1988 Montre Planetarium Copernicus pour Ulysse Nardin.

1992 Montre Tellurium Johannes Kepler pour Ulysse Nardin.

1993 Examen fédéral de maître horloger.

1995 Habilitation universitaire en «Archéologie technique préindustrielle» de l’ETHZ pour sa thèse portant sur «Les prêtres astronomes mécaniciens». Prix Gaïa avec Michel Parmigiani et Antoine Simonin.

1996 Montre Perpetual Ludwig pour Ulysse Nardin. Montre Sonata.

2001 Première montre Freak pour Ulysse Nardin.

2001-2014 Conservateur et directeur du Musée International d’Horlogerie de La Chaux-de-Fonds (MIH).

2006 Lancement de la marque ochs und junior, en association avec Beat Weinmann et Kurt König.

2024 Nouvelle montre Freak S Nomad limitée à 99 exemplaires.


*Autodidacte et pour beaucoup, inventeur de la seconde, Jost Bürgi (1552-1632) a connu Tycho Brahe et a collaboré avec l’astronome Johannes Kepler à la cour de l’empereur Rudolf II à Prague. Peu de temps auparavant, à Kassel, en 1592, il s’illustre par la présentation d’une première horloge solaire reconnue pour sa grande précision. Celle-ci reprend les premiers travaux de Copernic et par conséquent les théories de l’héliocentrisme. Bürgi atteindra l’apogée de ses connaissances astronomiques en réalisant, à Prague, six globes terrestres. L’un d’eux, aujourd’hui exposé au Musée National Suisse de Zurich, présente la prouesse mathématique de dessiner mécaniquement le parcours de plus de 1’000 étoiles!

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