e rendez-vous est donné aux premières lueurs de juillet, à Ivry-sur-Seine. La localité, plein sud de Paris, n’a pas de parterres fleuris ni de boutiques de luxe à chaque coin de rue. Longée par la Seine, elle est un site de travaux publics, de grands magasins de bricolage, et de transport de charge par bateaux. Pour le glamour, on repassera. L’adresse fournie par Trilobe pour s’y retrouver n’en est que plus discrète. Une pépinière d’entreprises, de vastes parkings, et un nom inconnu sur un interphone lambda: «Karst».
Double je
Gautier Massonneau a plus d’un tour dans son sac. Jovial, lunettes rondes à la Harry Potter, chemise ouverte et baskets de rigueur, sa trivialité emporte une adhésion immédiate. C’est un leurre. Redoutable stratège, doté d’une solide vision pour sa marque, habile financier, puissante force de travail, l’homme aurait les épaules pour intégrer la direction d’une grande marque. Mais son cheval de bataille, c’est Trilobe, et rien d’autre.
Son point fort? La transversalité. Gautier Massonneau maîtrise un P&L comme il connaît le poids par mètre carré de chacune de ses CNC. Il se souvient de l’anniversaire du petit dernier de son détaillant, mais surveille en même temps que l’anglage de ses ponts soit à 7 dixièmes plutôt qu’à 4. Des grands CEO, il n’a repris qu’un seul défaut: la culture du secret. De Trilobe, au final, on ne sait pas grand-chose. Probablement un peu plus de 500 pièces par an, environ. Sa structure en holding en masque les forces en jeu, la production est tenue secrète, les revenus aussi. Une discrétion devenue quelque peu désuète au sein d’un club d’indépendants qui, depuis 20 ans, communique (plus ou moins) ouvertement sur leurs données essentielles, ce qui permet de les positionner avec acuité dans le paysage horloger.
Premier site d’usinage Trilobe
Ce jour-là, à Ivry-sur-Seine, on n’en apprendra pas davantage, mais on en verra beaucoup plus. Car si Gautier Massonneau dit toujours aussi peu de choses, il en montre en revanche bien plus. Notamment un tout nouveau site de production, déjà garni de plusieurs machines. Trilobe se lance dans l’aventure Manufacture.
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- Le calibre X-Nihilo de la nouvelle collection 32.
Le projet possède en réalité de profondes racines. Il s’inscrit dans la dynamique globale de rapatrier en France le savoir-faire de la marque. D’abord, le «savoir», avec l’ouverture il y a deux ans, à quelques dizaines de mètres de la place Vendome, d’un siège où tout est dessiné, conçu. Il regroupe une dizaine d’horlogers pour l’assemblage et le SAV. Ensuite, le «faire». À une trentaine de minutes de ce siège, à Ivry-sur-Seine, c’est la création de Karst.
Pourquoi pas «Manufacture Trilobe SA»? Parce que le site a vocation à fournir d’autres marques. «Le terme de manufacture est galvaudé, souligne Gautier Massonneau. Il faut en réalité que l’on puisse trouver dans la boîte tout ce qui fait la valeur d’une montre: création, assemblage, que nous avions déjà, et nous ajoutons aujourd’hui le BT (Bureau Technique, ndlr) et l’usinage. Hormis le cadran, le spiral et les huiles, nous visons à tout réaliser en interne. Pour faire les choses bien, il faut les faire à la maison. Et puis cela a du sens: historiquement, l’horlogerie, c’est Paris et Londres.»
Karst est donc la nouvelle «maison» de Trilobe. Une maison déjà assez grande: 600 mètres carrés au sol, 400 mètres carrés potentiels sur un étage à réaliser ultérieurement. «C’était un ancien entrepôt de patates!», s’amuse Gautier Massonneau. En dehors du rôle de l’huile, on n’y verra que peu de lien avec l’horlogerie, mais les volumes et la proximité de Paris Centre ont séduit l’entrepreneur.
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- Nouvelle collection 32 de Trilobe, la première reposant sur ses nouvelles capacités internes de production.
L’homme songeait à ce projet depuis 2022. «Karst est une société sœur de Trilobe et qui lui appartient. Nous nous positionnons en sous-traitance horlogère et joaillière avant empierrage. C’est pour cela que nous sommes RJC depuis un mois, et nous serons ISO cet automne. Pour être très solides en termes de traçabilité, respect des normes et qualité.»
Un parc déjà bien garni
Suite à l’arrivée dans les lieux en septembre 2023, les acquisitions n’ont pas traîné: deux fraiseuses 5 axes pour les ponts et platines (tolérances 6 à 10 microns), deux autres attendues à la rentrée pour tournage et fraisage. Un tour Schaublin et divers outils de métrologie par palpage et visio pour contrôler les tolérances au micron. Et une autre petite dizaine de collaborateurs déjà sur site.
Le modèle économique est solidement éprouvé. Bien des marques indépendantes sont le pavillon visible d’un établissement de sous-traitance qui en assure le fonctionnement: Armin Strom, Kross Studio, Doxa, Speake Marin, Lip, parmi d’autres. Beaucoup sont des héritiers du groupe Dixi qui, en son temps, avait racheté Zenith, Movado et H. Moser & Cie.
Mais les cimetières de l’horlogerie française comptent aussi quelques sépultures qui rappellent la fragilité du secteur en Hexagone. Comme autant de marques liquidées ou sous assistance respiratoire: Lornet, Phenomen, Apose, Klokers, Routine, Dodane, Inguz. On reconnaîtra à Gautier Massonneau, jusqu’à présent, d’avoir toujours eu un coup d’avance. Comme nous le rappelait récemment Christelle Rosnoblet, CEO de Speake Marin, «il faut 20 ans pour qu’une marque soit établie et rentable». Trilobe en a tout juste sept. Avec la construction fort dispendieuse d’une manufacture, le défi est de taille.

32, PREMIÈRE MONTRE MANUFACTURE DE TRILOBE
Nouvelle boîte, nouveau bracelet, mouvement revu et, surtout, première montre sortie en bonne partie du studio parisien de Trilobe et de son unité de production Karst. Son nom, la 32, était le nom de code interne du projet, comme «32 avenue de l’Opéra», siège de la marque. Il est finalement resté.

La pièce reprend l’affichage décentré et sans aiguille cher à la marque. La boîte est considérablement revue pour se marier au premier bracelet intégré maison. L’architecture mouvement est aussi profondément revue, séparant en deux ensembles le bloc de la complication horaire et l’échappement.

Très architecturale, la pièce ouvre une voie esthétique intéressante qui ne manquera pas de séduire les amateurs d’une horlogerie (réellement) atypique. La griffe Trilobe est ici indéniable et suit une prolongation juste et cohérente.