encontrer Luc Tissot, c’est côtoyer de tout près plus de 60 ans de l’histoire de l’horlogerie contemporaine, que dis-je, c’est aussi remonter bien plus loin et aller à la rencontre d’une extraordinaire saga – celle des Tissot – qui démarra en 1853, date à laquelle ses ancêtres Charles-Félicien Tissot (1804-1873) et son fils Charles-Emile Tissot (1830-1910) fondèrent au Locle la marque qui porte toujours aujourd’hui leur nom de famille.
-
- Le livre de comptes de Charles-Félicien Tissot, en 1845, et le carnet d’apprentissage de son fils Charles-Emile Tissot en 1843. Archives Luc Tissot
Le dernier représentant de la famille en date à diriger l’entreprise fut précisément Luc Tissot mais, comme on le verra plus loin, le cours des événements – à commencer par la grande secousse du quartz – va l’amener à reprendre son indépendance et à innover radicalement en ouvrant de nouveaux champs au savoir-faire horloger.
-
- La première montre des Tissot, à double fuseau horaire. Savonnette or 14ct, Ch.-F. Tissot & Son, pièce d’observatoire, mouvement double tour d’heures, seconde indépendante, parachute compensation, mouvement ancre avec deux barillets, remontage à clé. Collection Luc Tissot
-
- Montre savonnette or b/35.138 cadran Charles Tissot-Favre, Locle, portraits de Mme Charles-Emile Tissot et de ses fils Charles et Paul-Edouard Tissot (1864-1939) gravés sur sa cuvette par Monsieur Favre, mouvement 35138 ébauche Piguet nickel 20``. Targette. Montre qui accompagnait Charles-Emile Tissot dans ses voyages. Collection Luc Tissot
Une vision augmentée de l’horlogerie
Bien que descendant d’une très longue lignée d’horlogers installés depuis toujours dans la région du Locle, étroit pays de montagnes, de vallons et de neige, Luc Tissot est né dans la vaste Argentine. Son père, Edouard-Louis Tissot (1896-1977), est «de la branche des électriciens de la famille», nous explique-t-il. Il est installé dans le nord de l’Argentine où il mène de grands travaux d’infrastructure électrique.
En 1951, Edouard-Louis est rappelé en Suisse pour prendre la tête de la fabrique Tissot au Locle, avec sa cousine Marie Tissot. Tout jeune adolescent, son fils Luc doit donc quitter à regret l’espace et les cieux infinis de l’Argentine pour les vallées de la petite Suisse.
De l’Argentine, il semble visiblement conserver une mémoire vivace et son regard s’illumine quand il évoque «la chaleureuse vie argentine». Il possède d’ailleurs la double nationalité, suisse et argentine.
-
- La Revista Relojeria, Argentine, 1942, Archives Europa Star. A propos de cette archive, Luc Tissot nous écrit: «Emouvant pour moi, nous étions les premiers à présenter une montre antimagnétique, grâce à des essais de mon grand-père, également électricien, et cette publicité illustre tellement bien l’atmosphère chaleureuse de la vie argentine.»
Ces origines continentales éloignées, la profession de grand électricien de son père, les dons d’invention de son grand-père, Dr Edouard Tissot, pionnier de l’électricité, ayant collaboré avec Edison, dans les usines Sécheron de Genève, vers la fin du 19ème siècle, autant de fortes «fibres» qui vont certainement jouer un rôle important dans sa vision élargie, augmentée de l’horlogerie: les qualités intrinsèques des méthodes horlogères, la haute qualification de son personnel, sa maîtrise micromécanique lui ouvrent à l’évidence de nouveaux champs, au-delà de la seule fabrication de montres.
Accélération de l’histoire
Après des études qui le mèneront à l’école polytechnique de Zurich en ingénierie mécanique, Luc Tissot se prépare à entrer dans l’entreprise familiale en complétant sa formation à l’IMD (International Institute for Management Development) de Lausanne.
En 1965, à l’âge de 28 ans, il rejoint Tissot, dont il représente la cinquième génération. Il va rapidement s’imposer, et sera nommé à sa tête en 1973, à la suite de son père, Edouard-Louis Tissot, qui se retire à cette date. En 1973, Tissot emploie plus de 1’200 personnes au Locle et produit plus d’un million de pièces par an. Le petit atelier de la rue du Crêt-Vaillant, No 23, est devenu une marque mondialement respectée et distribuée sur les cinq continents. Ses bâtiments, dont la moderniste tour Tissot, dominent la ville du Locle.
-
- L’usine Tissot au Locle en 1970
Mais l’histoire est en train de s’accélérer et la grande vague du quartz – une crise non seulement technologique mais avant tout industrielle – qui s’annonce va bouleverser radicalement la donne. Modes de production, technologies, emplois, distribution, plans financiers, structure économique, tous les aspects seront touchés. Entre 1970 et 1988, l’emploi dans l’horlogerie suisse passera de 90’000 à 28’000 personnes.
Cartographier les compétences
Mais revenons en arrière. Dès son arrivée dans l’entreprise, en 1965, Luc Tissot, en tant que directeur de la production avec 800 personnes sous sa responsabilité, va chercher avant tout à améliorer les méthodes de travail, entraînant l’acquisition de nouvelles compétences. Il s’attaque à l’automatisation et la robotisation de la production, notamment celle de l’ébauche, grâce à l’installation de nouvelles lignes d’assemblage. Dans les années 1968-1969, il participe aussi activement, en tant que responsable technique puis administrateur-délégué, au projet Sapiam en étroite collaboration avec José Holzer, représentant d’Omega et Tissot au Mexique.. Un véritable défi. Ce projet initié par la SSIH avec un groupe de plusieurs fabricants d’horlogerie suisses, dans le but de contrecarrer la décision du gouvernement mexicain de ne plus délivrer de licences d’importation aux marques suisses, sauf à établir une industrie horlogère au Mexique, prévoit la construction d’une usine horlogère ex nihilo dans le pays. «La pose de la première pierre, au coeur du désert, a lieu le 15 novembre 1968; l’usine est terminée en août 1969», peut-on lire dans un rapport. C’est une fabrique très intégrée, dirigée par Germain Rebetez, qui produit ébauches, boîtes, cadrans et assemble les montres, commercialisées sous la marque Inresa.
Mais conscient des défis qui s’annoncent à l’horizon, il a aussi pris les devants et a réuni un groupe de jeunes dirigeants neuchâtelois qui commanderont en 1969 à l’Institut Batelle de Genève une étude économique comparative qui doit détailler «les manquements et les opportunités» des villes du Locle et de La Chaux-de-Fonds.
Car si l’horlogerie veut s’en sortir, prédit-il déjà, il faut «cartographier les compétences du pays horloger», les faire connaître plus largement et ainsi ouvrir le territoire à de nouveaux champs d’activité.
«J’ai toujours pensé que l’entreprise devait être citoyenne envers son territoire, ses habitants, ses employés, la richesse du savoir-faire accumulé. Dans cette optique, il faut parfois savoir s’écarter de l’objectif purement économique pour innover et créer de nouvelles opportunités d’emploi», nous détaille-t-il.
Du Calibre unique à l’Astrolon
Quand Luc entre donc chez Tissot en 1965, l’entreprise est encore en pente ascendante. Tissot est passée de 130’000 montres par an dans les années 1950 à plus d’un million en 1970. «En 1959 déjà, nous explique-t-il, mon père, Edouard-Louis Tissot, avait lancé le Calibre unique. Il s’agissait de rationnaliser drastiquement la production des montres en introduisant pour la montre homme un calibre de base commun, décliné en variantes manuelles ou automatiques, simples ou avec quantième, ou quantième et Day-Date.» Une réduction des coûts, une nouvelle collection, des prix compétitifs... les ventes augmentent de 400% en moins de 10 ans.
-
- Quatre itérations du Calibre unique de Tissot (1959)
En cette même année-record de 1970, Tissot crée une petite révolution en présentant l’Astrolon, «première montre à ancre en ’plastique’, dont tous les composants sont en matière synthétique, ancre, roue d’ancre, platine, ponts, etc., à l’exception du ressort, du système réglant du balancier et du spiral».
Le nombre de composants du mouvement passe de 90 pièces – comme dans le Calibre unique – à seulement 50 pièces.
«L’idée de mon père, nous dit Luc Tissot à plus de 50 ans d’écart, était de créer la montre pour le tiers-monde, comme on l’appelait alors.» Mais le groupe [le holding SSIH, qui regroupait alors Omega et Tissot, lire plus loin] en décida autrement et opta pour un positionnement dans la gamme supérieure, plus chère, plus élégante.
-
- Trois Astrolon (1970) de la collection de Luc Tissot
Tissot va produire plusieurs centaines de milliers d’Astrolon, mais, au delà de la question de son positionnement trop élevé – difficile de faire passer le ’plastique’ pour une matière noble - la révolution de la montre mécanique en matière synthétique va faire long feu aussi pour une autre raison. Car c’est la mécanique elle-même, aussi avant-gardiste qu’elle puisse se montrer, qui va bientôt être submergée par le quartz. Pour autant, la courte vie de l’Astrolon n’aura pas été inutile, loin de là.
Les enseignements de l’Astrolon
Quelques années plus tard, l’Astrolon fera l’objet d’attentives études, notamment par Elmar Mock, un des pères de la plus que célèbre Swatch, la montre plastique sortie en 1983, fruit d’une production intégralement automatisée, qui «sauvera l’horlogerie suisse», a-t-on coutume de dire.
Mais de cette aventure Astrolon vécue de l’intérieur, Luc Tissot va tirer des enseignements majeurs. Il le sait pour l’avoir vécu, la mise au point d’une montre telle que l’Astrolon a impliqué de la part de Tissot de créer et de recourir à des technologies nouvelles, inconnues de l’horlogerie. La montre est le fruit d’une constante recherche d’innovations profondes lancées par son père qui a créé à cet effet un vrai «laboratoire de recherches dans lequel physique, chimie, électrochimie et métallurgie sont assimilées, sollicitées et développées». Ces recherches et ces réalisations visent tout aussi bien à améliorer la marche des montres, à en modifier l’aspect, qu’à en simplifier la fabrication. «Mais pour y parvenir, nous avons dû emprunter idées et technologies à d’autres industries que l’horlogerie, dont l’industrie électrique, afin de développer par exemple des machines capables d’injecter du plastique à des pressions très élevées pour parvenir à la miniaturisation nécessaire en horlogerie.»
Du coup, cette «expansion du savoir-faire» va lui permettre aussi d’imaginer «autant de pistes stimulantes pour une diversification des compétences et des marchés et de franchir des pas décisifs en direction de nouveaux produits», bien au-delà de la seule horlogerie.
Car c’est là le souci cardinal de Luc Tissot: «Relever le défi que représentait la perte inévitable d’emploi de l’industrie horlogère et l’appauvrissement du potentiel humain du Jura qui s’amorçait alors.» Dès 1978, il initie auprès du Canton de Neuchâtel la Promotion économique, qui n’existait pas jusqu’alors, et qui va jouer un rôle important dans la diversification industrielle, sous la direction d’un entrepreneur, M. Carl Dobler.
La fatidique année 1970
Revenons rapidement sur le contexte de l’époque. Depuis 1925, Tissot et Omega ont entamé une relation étroite qui va déboucher en 1930 sur une holding réunissant les deux maisons au sein de la SSIH. Toutes deux sont des manufactures, mais la répartition des rôles se dessine alors: Omega sera la marque du haut de gamme tandis que Tissot sera commercialisée à des prix plus bas de 30%. Paul Tissot devient directeur commercial d’Omega tout en étant le Président de Tissot. Les deux marques alliées acquièrent ainsi une force de frappe supérieure, sans risque de cannibalisation. Cette alliance avant tout commerciale sera largement profitable aux deux marques.
-
- Le premier conseil d’administration de la SSIH (1930) qui réunit les dirigeants d’Omega et de Tissot. Archives Luc Tissot
Arrivent les années 1970. L’ensemble de l’horlogerie suisse va être chamboulée.
Depuis déjà le début des années 1960, la SSIH qui regroupe Omega et Tissot développe avec l’Institut Batelle de Genève un circuit à très haute fréquence qui permet de parvenir à la montre quartz la plus précise au monde. La précision étant la plus haute valeur horlogère, pour Omega ce calibre – le Megaquartz, avec sa variation de marche certifiée de ±0,1 seconde sur quatre mois – doit être positionné dans le haut de la gamme. Mais c’est tout le contraire qui va se passer.
-
- Europa Star 1974
Les Japonais, forts avant tout d’une industrialisation, d’une robotisation et d’une intégration plus poussées de leur production, vont débarquer avec une offre totalement différente: un quartz tout aussi précis – ou du moins bien plus précis que la meilleure des montres mécaniques – produit en masse, pour des montres très abordables. Une stratégie qui va se révéler gagnante. «Ça a été comme un coup de massue, se rappelle Luc Tissot. Presque du jour au lendemain, en 1970, notre Megaquartz s’est retrouvé confiné dans le haut du panier, chez Omega – qui était aussi plus intégré que nous ne l’étions – et chez Tissot, il n’y avait tout simplement plus de travail. L’atelier d’ébauches a été fermé, 500 personnes ont été licenciées.
Je me suis dit: que pouvons-nous faire pour les employer? Et les employer à la juste mesure de leur savoir-faire!»
La crise s’approfondit
Sans entrer ici dans les complexes méandres de ce tournant historique de l’horlogerie suisse, disons simplement que, suite aux profondes difficultés de l’ensemble ou presque de l’horlogerie suisse à s’adapter rapidement à la nouvelle donne – questions de mentalité conservatrice, de culture, d’éparpillement des ressources, de défaut d’industrialisation poussée – les banques prêteuses vont être contraintes de planifier une restructuration en profondeur de l’ensemble du paysage industriel suisse. A titre d’exemple de la profondeur de la crise, la seule SSIH d’Omega et Tissot serait passée de «12,4 millions d’unités en 1974 à 1,9 million d’unités en 1982», selon l’historien Pierre-Yves Donzé.
La SIHH va fusionner avec l’ASUAG (qui regroupe principalement Ebauches SA, devenue ETA, des fabricants d’assortiments, de balanciers, de spiraux, ainsi qu’une quinzaine de marques et de sociétés d’établisseurs, dont, pour n’en citer que quelques-unes, Rado, Oris, Mido, Longines, Eterna, Edox, Roamer... ) pour ne former plus qu’une entité et finalement devenir en 1983 la SMH et passer sous le contrôle de Nicolas Hayek, puis du Swatch Group que nous connaissons aujourd’hui – et dont Omega et Tissot sont toujours des acteurs centraux.
Au coeur de ce marasme, Luc Tissot va graduellement reprendre son indépendance de la direction générale de la SSIH et de la présidence de Tissot. Il veut avoir les mains libres pour «relever le défi que représentait la perte inévitable d’emplois de l’industrie et l’appauvrissement du capital humain du Jura».
«En réfléchissant à des reconversions possibles, à la fois pour les emplois et l’appareil industriel, nous raconte-t-il, et fort du savoir-faire que nous avions notamment développé dans l’injection plastique et l’électroformage, entre autres recherches menées, j’avais pensé aux appareils de mesure de la pression artérielle. Je suis allé voir Branco Weiss, qui était à la fois dans la haute direction de Hoffman la Roche et le fondateur de Kontron, une firme active dans le médical qui commercialisait entre autres des pacemakers, et celui-ci m’a mis au défi: faites-nous plutôt un pacemaker suisse! Nous n’en avons pas, celui-ci est italien. J’étais reparti avec un simple mock up...» Tout était à imaginer et à entreprendre.
Pionnier de la medtech horlogère
L’aventure du pacemaker va mener à la création de Precimed SA, première entreprise née du transfert du savoir-faire horloger dans un nouveau secteur, pionnière de la medtech horlogère dans le Jura. Mais pour y parvenir, le chemin sera complexe, à commencer par acquérir l’expertise nécessaire. En Europe, on trouvait alors quatre fabricants capables de faire des pacemakers, en Hollande, Allemagne, Italie, et aux Etats-Unis une nouvelle firme, Intermedics, s’implantait, qui ne disposait pas encore de distribution en Europe et dont il aurait été possible d’acquérir une licence. Mais c’est la solution hollandaise qui sera privilégiée, avec l’arrivée au Locle d’un spécialiste, Jerry Boer, qui y débarqua avec toute sa famille.
La faîtière de la SIHH refusa cependant d’entrer dans le capital de la joint-venture avec Hoffman la Roche et c’est Luc Tissot, qui à ce moment est encore Président de Tissot, qui s’engagera personnellement en prenant 20% de la nouvelle entreprise Precimed SA, dont il va assurer la direction conjointe avec le spécialiste hollandais Boer et l’ingénieur horloger Jean-Jacques Desaules. Tissot est néanmoins d’accord de louer des locaux désormais vides et de laisser Precimed reprendre le personnel qualifié en voie de licenciement.
-
- Un des premiers pacemakers de Precimed (1978)
Pour ces derniers, participer à la fabrication d’un pacemaker, qui réclame le développement et la mise au point de systèmes électroniques et de technologies micromécaniques très pointues, de connaissances avancées des matériaux – dont certains doivent être bio-compatibles – de savoir-faire très exigeants notamment dans les opérations de soudure et d’assemblage, le tout impliquant une responsabilité supérieure, est une forme de promotion. «Le pacemaker représentait à leurs yeux plus de qualité et était plus important pour la vie que la montre», affirme Maurice Favre dans le document Les Tissot au Locle: Créateurs d’industries. Et d’ajouter cette remarque qui résume parfaitement le sens de l’action menée par Luc Tissot: «Participer à la fabrication d’un pacemaker était donc une promotion, on changeait de métier vers du ’plus élevé dans la hiérarchie des valeurs’ et la motivation en était augmentée d’autant. Ce fut une règle que Luc Tissot s’est efforcée de respecter dans ses futurs investissements.»
En décembre 1978, Precimed livre ses premiers pacemakers à Kontron, avec la bénédiction scientifique du Professeur Senning, l’homme qui implanta le premier pacemaker au monde, à Stockholm en 1958. L’entreprise, qui sera ensuite revendue à l’américain Intermedics, va employer jusqu’à 300 personnes au Locle.
La valve hydrocéphalique
Fort de cette expérience, Luc Tissot crée la Fondation Tissot pour la promotion de l’économie – dont la devise est «Entreprendre pour un développement humain» – qui débute ses activités en 1980.
En parallèle de Precimed et de son pacemaker, Luc Tissot va lancer au Locle une autre entreprise, toujours dans le médical, Medos SA. Son but très ambitieux est de créer une innovante valve hydrocéphalique implantée et programmable de l’extérieur.
En deux mots, l’hydrocéphalie, seule forme de démence réversible, provient d’une mauvaise régulation entre la production et l’élimination du liquide céphalo-rachidien qui circule autour du cerveau puis de la moelle épinière. Pour rétablir cet équilibre de flux, il faut procéder à un pontage artificiel, au moyen d’une valve. Le but de la recherche de Medos et de rendre celle-ci programmable, sans intervention chirurgicale mais grâce à une valve réglable par programmation externe, sans douleur, en quelques secondes.
Tout a commencé fin 1982 sur un coup de fil. L’idée vient d’un neurologue de Bogota, Colombie, le Pr Salomon Hakim, secondé de son fils Carlos, bio-ingénieur et doctorant dans le domaine de l’hydrocéphalie auprès du MIT de Boston.
Rendez-vous est pris avec la Fondation Tissot. S’ensuit un brainstorming de plusieurs jours, raconte l’ingénieur-horloger Jean-Jacques Desaules, aux côtés de Luc Tissot, qui se poursuit le soir, les week-ends. En sort une idée audacieuse, «paraissant compliquée au départ mais qui va faire petit à petit son chemin»: une valve programmable par système magnétique. La valve elle-même existait déjà. Mais il fallait concevoir et fabriquer tout le système de la programmation magnétique. Et pour ce faire, créer une société, développer un prototype. «Mais ce n’est ’que’ de la micromécanique», il faut étamper, mouler, décolleter des matériaux bio-compatibles... Un savoir-faire d’horloger de précision!
-
- Valve hydrocéphalique programmable complète
Le projet, aussi exigeant qu’il soit de tous points de vue, va avancer rapidement. Des salles propres, avec air filtré et climatisé, sont créées, des flux laminaires installés et début 1984 les premiers exemplaires des composants permettent d’assembler la première valve. Les résultats sont concluants, un premier patient reçoit avec succès la valve en test clinique. Dès 1987, Medos grandit, du personnel féminin est engagé et formé et les ventes démarrent en 1989 en Europe et au Japon. «Cette valve révolutionnaire» va intéresser un géant du secteur, Johnson & Johnson, leader mondial à l’époque de l’hydrocéphalie. Les visites se succèdent et en 1991, les Américains reprendront Medos. Avec la force de frappe commerciale de Johnson & Johnson, le marché «explose», bien qu’aux Etats-Unis il ait fallu attendre 1998 pour que la valve soit homologuée par l’administration.
Aujourd’hui, on fabrique toujours la valve «Medos» au Locle. La manufacture qui désormais s’appelle Integra y emploie environ 300 personnes. Pour voisines immédiates, elle compte la Manufacture Cartier Joaillerie et la Manufacture locloise d’Audemars Piguet. En face, de l’autre côté du vallon, s’étage la Manufacture Zénith. La greffe horlogerie-medtech semble avoir bien pris.
La Tissot Economic Foundation
«Chaque entreprise porte en elle la source de savoir-faire d’une nouvelle industrie» aime à dire Luc Tissot. Dans le cadre de la Fondation Tissot (Tissot Economic Foundation) créée en 1980, il a non pas forgé mais utilisé un nouveau mot, la «mésologie», soit la science intrinsèquement transdisciplinaire qui étudie la relation des êtres vivants, ici en l’occurrence humains, avec leur environnement au sens le plus large. Transposée dans le domaine de la Promotion économique, dont Luc Tissot fut une des chevilles ouvrières majeures dans le Canton de Neuchâtel, cette approche «mésologique» pousse à prendre en compte l’ensemble des facteurs et des réalités dans les prises de décision les plus stratégiques. Elle permet d’aller bien au-delà des seules incitations financières et fiscales censées attirer les investisseurs, pour parier avec force sur les valeurs «immatérielles» du savoir-faire, en l’occurrence de la science micro-mécanique, des connaissances chimique, matérielle, du capital humain accumulé sur un territoire donné, fort aussi de son tissu spécialisé, de son réseau de hautes qualifications, de son environnement au sens large et de son histoire.
«Avec la Fondation, nous avons récemment réactivé un mandat, à l’intention du Canton de Neuchâtel, pour promouvoir cette approche mésologique, c’est à dire agir depuis la base, activer directement les entreprises, les PME, pour lancer des pistes de diversification. L’expertise que nous avons ici dans la mécanique fine devrait attirer et faire venir des jeunes pousses, des inventeurs, des chercheurs.
La bureaucratie étatique s’occupe de soutenir l’existant. Mais à la base, il y a un réseau de compétences, de relations, de connexions désormais mondiales. Il y a de nombreuses cartes à jouer», avance Luc Tissot avec flamme.
Le futur de l’horlogerie
Mais comme le chat, Luc Tissot a plusieurs vies. En 2017, à l’âge de 80 ans, Luc Tissot est revenu à l’horlogerie – «mais je ne l’ai jamais quittée, proteste-t-il, au contraire, je l’ai suivie dans d’autres industries».
Il a décidé de relancer la marque Milus, créée 100 ans auparavant en 1919.
A nouveau, c’est une histoire de rencontre. «Un ami que j’ai connu a Houston, dans un centre de recherches il y a 40 ans, m’a parlé d’un entrepreneur chinois qui était propriétaire d’une marque suisse, en était fatigué et voulait la mettre dans un tiroir. Je me suis renseigné, c’était Milus. Une marque historique que je connaissais et que je respectais. Mon sang d’entrepreneur n’a fait qu’un tour. J’ai repris la marque.»
-
- Europa Star, 1950
Âme d’entrepreneur, certes, et il l’a largement démontré. Mais aussi âme qui, comme toujours, aime à entrelacer les savoirs. «J’aime réunir des compétences variées autour d’un projet. Pour Milus, ce qui m’a aussi motivé c’est de pouvoir implanter mon concept de manufacture numérique. C’est à dire que tout autour de Milus, nous avons construit une plateforme novatrice grâce à laquelle nous coordonnons toute la fabrication, via une dense toile de co-traitants régionaux. Au-delà de nos produits – une montre sobre, éthique, de qualité, à prix abordable – c’est aussi cette introduction du numérique dans l’horlogerie qui m’a intéressé.»
-
- Une montre Milus de la nouvelle collection Snow Star
L’occasion est donc toute trouvée pour lui poser la question: et le futur de l’horlogerie, comment le voyez-vous?
«L’horlogerie est particulière en ce qu’elle allie technique et émotion. C’est bien difficile d’imaginer la suite, on peut se tromper du tout au tout. Mais ce qui pour moi est certain, c’est que bien d’autres domaines peuvent s’inspirer de l’horlogerie, de la qualité de sa recherche, de ses objectifs de durabilité, de sa précision manufacturière, de la rigueur et des contrôles qu’elle exige. Notre force est dans notre savoir-faire, et tout particulièrement dans la microtechnique, qu’il faut absolument conserver ici. Y parvenir implique aussi que l’objectif social doit être inclus dans les décisions entrepreneuriales. L’entreprise se doit d’être citoyenne et de s’écarter – sans l’oublier pour autant – de l’objectif purement économique, d’une vision à court-terme. Il faut œuvrer au contraire pour le temps long, pour la passation. Et ça signifie que pour affronter le futur, il faut sans cesse innover en croisant les savoirs et les expériences.»
Belle leçon de vie.
-
- Luc Tissot


