n quelques très brèves années, Aurélie Picaud est parvenue à placer le nom de Fabergé au centre de l’attention avec des propositions horlogères innovantes techniquement, très créatives et ne ressemblant à aucune autre (raflant au passage deux grands prix au GPHG pour ses deux premières présences).
Europa Star l’a rencontrée lors d’un de ses passages à Genève, où a été ouvert un atelier, et Londres, siège de la maison-mère. Et c’est avec douceur, sourire et une gentillesse qui cache une détermination rare qu’elle a bien voulu répondre à nos questions. Visiblement, Aurélie Picaud sait fort bien où elle veut entraîner l’horlogerie selon Fabergé.
- Aurélie Picaud, Fabergé, photographiée par Fabien Scotti à l’Arcade Europa Star
L’OBJET:
DVD du film documentaire « Signé Chanel » de Loïc Prigent, réalisé en 2013 et qui suit de A à Z, la conception d’une collection Haute Couture de la maison Chanel. "J’ai toujours été fascinée par Gabrielle Chanel et toute son histoire. J’aime son caractère tranchant, ses choix avant-gardistes, elle qui, en transformant les codes masculins, a bouleversé la façon dont les femmes s’habillent, les a libérées des carcans et des corsets. A mes yeux, elle est un modèle. Et j’admire la continuité stricte de la marque, son intemporalité, ce côté chic avec toujours une pointe rock’n’roll.
Votre parcours est totalement atypique. Comment êtes-vous arrivée à diriger l’horlogerie d’une maison comme Fabergé?
Je suis née en France, en Normandie et j’ai choisi de faire une école d’ingénieur, l’ITECH à Lyon, qui est spécialisée notamment dans la chimie, la cosmétologie, la plasturgie… Je pensais entrer dans la filiale cosmétique mais en fait je me suis décidée pour les technologies du cuir, de la maroquinerie et donc de la mode.
Puis je suis partie pour un stage de 6 mois en Allemagne, auprès d’un équipementier automobile travaillant pour Porsche, Audi, VW. Là, j’ai participé à la recherche de cuirs pour tableaux de bord. En fait, j’y suis restée deux ans, intégrée à l’équipe de R&D. Mais je n’avais pas la passion de l’automobile, je cherchais quelque chose de plus créatif.
Je ne connaissais pas du tout l’horlogerie mais par une suite de hasards, je suis entrée au Swatch Group pour travailler sur les bracelets de montres, toutes marques confondues. Là, au sein de la cellule Quality Management, je me suis occupée des critères de qualité, réalisant des audits des différents fournisseurs. Et je me suis prise de passion pour l’objet horloger.
Je suis passée ensuite chez Omega, comme chef de produit junior. Je n’étais plus cantonnée au seul bracelet et j’ai travaillé avec le bureau technique sur l’ensemble du produit. Ça a duré 3 ans, avec un passage chez Breguet.
Là-dessus, j’ai reçu une proposition d’Audemars Piguet, une marque que j’apprécie, qui a osé en son temps la Royal Oak. On m’a proposé de devenir chef de produit, d’abord les montres femme puis en partie les Royal Oak homme. J’avais enfin une vision à 360º. Je touchais autant au produit qu’à la stratégie marketing ou à la communication. J’étais heureuse, je travaillais en étroite collaboration avec la designer Julie Dicks… quand j’ai été contactée par Fabergé qui voulait me rencontrer.
C’était hier, en 2013…
J’y suis allée pour voir, on ne sait jamais. Je connaissais le nom, les fameux œufs de Fabergé mais pas grand chose d’autre. J’ai eu un entretien avec le CEO Sean Gilbertson qui m’a expliqué qu’il voulait « nettoyer » la licence horlogère qui prenait fin prochainement, qu’il voulait reprendre entièrement la partie horlogère. Il fallait tout imaginer, repartir d’une page blanche. Je ne pensais jamais être sélectionnée mais, contre toute attente, ils m’ont fait une proposition. Et l’aventure m’a tentée. On était en novembre 2013 et on m’a donné pour objectif de présenter une collection à Bâle 2014! Là, j’ai dit non, c’est impossible. Tablons sur Bâle 2015 avec plusieurs nouvelles collections. Ils savaient une chose: ils voulaient dès le début une complication féminine.
Fort bien, mais comment s’y prendre? Comment part-on d’une feuille blanche… à remplir si rapidement, dans un délai de 14 ou 15 mois?
J’ai commencé par m’imprégner le plus possible de Fabergé le joaillier et de son incroyable histoire. On connaît les œufs mais on ignore souvent la richesse créative du reste. Très impressionnant et très stimulant, une grande liberté, l’expression d’une joie, des astuces... J’ai donc commencé par échanger et travailler avec les designers joailliers de la maison. De là j’ai cherché à déterminer les attributs fondamentaux du style Fabergé afin de construire une cohérence. Il y a des proportions spécifiques, une propension au mélange des matières, un art très poussé de la couleur et souvent, un jeu, une surprise… A la confluence de la technique et de la créativité. Il n’y a qu’à penser aux œufs, précisément, et à la surprise qu’ils devaient susciter, même auprès du tsar. Quelque chose qui vous met un sourire aux lèvres, qui vous raconte une histoire, qui suscite une émotion particulière. Par ailleurs, Carl Fabergé avait pour habitude de travailler avec des maîtres-artisans en fonction de ses différents projets. Je me suis dit que j’allais employer la même méthode pour l’horlogerie. J’ai établi me feuille de route: que du mécanique et de l’original, c’est à dire de la très belle mécanique qui exprime quelque chose de particulier.
On est fin 2013, vous n’avez pas d’équipe, vous êtes toute seule, vous partez en Suisse et vous allez faire des rencontres décisives…
J’ai défini quatre projets et pour chacun de ces projets j’ai décidé de monter une équipe différente et autonome qui couvre chacune l’ensemble du projet. Très vite, j’ai fait la rencontre décisive de Jean-Marc Wiederrecht, d’Agenhor. J’ai dû insister pour le rencontrer et lui exposer mes idées, mes pistes en vue d’une complication véritablement féminine. Et j’ai réussi à le convaincre de se lancer dans le projet qui, grâce à son approche poétique de l’horlogerie et sa science particulière du rétrograde, est devenu la Lady Compliquée Peacock. En parallèle, j’ai réuni trois autres équipes, une pour une montre purement joaillière, Summer in Provence, une autre pour la collection d’entrée, la Flirt, équipée d’un mouvement Vaucher et une dernière pour la montre masculine Visionnaire 1, avec tourbillon volant à 9h, un projet emmené par Giulio Papi. J’étais encore toute seule, et il fallait aussi mettre en place la gestion du tout, la logistique, le contrôle de qualité, le marketing, la ligne graphique et mille autres points. Sans oublier la nécessité de trouver des locaux à Genève et de mettre en place un atelier, organiser l’emboîtage.
Et on se retrouve à Bâle 2015…
J’avais évidemment le trac mais l’intérêt s’est tout de suite manifesté. Le bouche-à-oreille a amplifié le phénomène et, à la fin, tout le monde voulait voir nos créations. Il faut dire aussi que Jean-Marc Wiederrecht s’est transformé en ambassadeur enthousiaste de la marque. Mais c’est là aussi que commençait véritablement la partie commerciale de l’aventure, la recherche de partenaires. Fabergé est un nom connu mais « sortir de l’œuf » et faire connaître ce que Fabergé fait aujourd’hui était – est toujours - une autre paire de manches. Ceci passe par l’éducation du public, la démonstration de l’incroyable fond créatif que le fondateur a légué, l’explication de la légitimité horlogère de Fabergé – à l’époque, Carl Fabergé travaillait avec Heinrich Moser, installé en Russie…
Et la suite a démontré que cette inspiration était vraiment féconde?
En 2016, toujours à Bâle, nous avons présenté de nouvelles collections, comme la Dalliance, avec notamment la Fabergé Lady Libertine. L’idée maîtresse de cette ligne particulière était de jouer avec le centre de la montre, occupé par un disque légèrement surélevé d’où surgissent par en-dessous deux pointes d’aiguilles ajourées, de façon à dégager de larges plages – au centre et sur le pourtour, dédiées à la décoration, comme par exemple l’énorme Lune pleine centrale de la Lady Levity. Et toujours en parallèle, nous avons poursuivi la si fructueuse collaboration avec Jean-Marc Wiederrecht en lui demandant de travailler à un deuxième fuseau horaire lisible au centre de la montre. Ça a donné la DTZ qui, à nouveau, a beaucoup fait parler d’elle avec son chiffre de second fuseau affiché dans un guichet central. Une montre à la fois innovante et d’une lecture évidente. Cette idée de fonction placée au centre de la montre est particulièrement bien tombée car Jean-Marc travaillait de son côté depuis longtemps à concevoir un mouvement qui soit « évidé » si on peut dire en son centre de façon à permettre de nouveaux modes d’affichage central de complications. C’est de cette collaboration qu’est né cette année, en 2017, notre Visionnaire Chronograph, dépourvu des traditionnels compteurs au profit d’une lecture centrale à aiguilles. Une innovation que d’aucuns trouvent majeure, obtenue grâce à mouvement révolutionnaire qui, ceci dit, est resté propriété d’Agenhor mais que nous avons pu être les premiers à mettre en œuvre.
On sait désormais que Fabergé a des propositions créatives originales et des solutions techniques remarquables. Mais qu’en est-il pour autant de la distribution?
L’effort prioritaire d’éducation doit évidemment se poursuivre et c’est une longue tâche. Par ailleurs, les temps sont assez difficiles pour tout le monde, comment le nier, mais nous développons bien notre réseau dans ce contexte tendu. Nous avons désormais environ 150 détaillants, au Moyen-Orient, et ceci dès le début, mais aussi en Europe (France, Italie, Allemagne, Royaume Uni), aux USA, au Japon, à Hong Kong. En-dehors de ce réseau de détaillants, nous avons des boutiques Fabergé à Londres et à Houston, plus chez Harrods. Enfin, nous organisons nombre d’événements et entretenons des contacts directs avec la clientèle.
Et combien de montres écoulez-vous ainsi par an?
Aujourd’hui, nous en sommes à près de 200 montres. Notre objectif est de parvenir à un millier. Mais nous tenons à rester une marque de niche, une marque joaillière et une marque de complications horlogères. L’intention du groupe est forte et bel et bien là, les investissements considérables. Le projet de Fabergé est à terme de se répartir entre horlogerie à 45%, joaillerie de même et les 10% restants consacrés aux objets. [Ndlr: Fabergé appartient à 100% à Gemfields (mines d’émeraude, de rubis et d’améthyste) qui appartient au fonds de private equity Pallinghurst, propriétaire entre autres de mines de platine. Sean Gilbertson est CEO de Fabergé et de Gemfields] Mais désormais, ma priorité est de consolider. Nous avons développé beaucoup de modèles, nous avons marqué notre territoire, nous avons désormais une identité reconnaissable. Nous allons désormais nous concentrer sur nos deux lignes-phares, nos deux lignes primées partout: la Lady Compliquée et la Visionnaire.