L’horlogerie indépendante


Richard Mille, les vertus d’une indépendance

ENTRETIEN AVEC TIM MALACHARD

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février 2019


Richard Mille, les vertus d'une indépendance

Que seraient devenus le foisonnement créatif et l’impact statutaire de la nouvelle marque horlogère la plus emblématique de ces deux dernières décennies si elle s’était «enfermée» dans un groupe, comme (tant) d’autres? Heureusement, pas besoin de se poser la question. Richard Mille a tracé la voie d’une réussite en imposant ces propres goûts sans se laisser dicter ses stratégies. La marque compte accroître son autonomie à travers une distribution exclusive. Entretien avec Tim Malachard, directeur marketing de cette maison familiale.

S

i l’on devait citer les trois marques horlogères «historiques» les plus consistantes et auréolées de succès dans leur stratégie, sans hésiter, on mentionnerait presque par un réflexe pavlovien Rolex, Patek Philippe et Audemars Piguet. Si l’on devait faire le même exercice sur les deux dernières décennies, pour un nouvel acteur, le nom de Richard Mille s’installerait sans doute tout en haut de liste.

Il suffit de se pencher sur le repère le plus révélateur de la désirabilité et de la cote des maisons horlogères sur la durée – et pas dans le feu de l’abattage médiatique des salons: les ventes aux enchères. Chez Phillips, qui règne en maître sur ce secteur (lire notre entretien avec Aurel Bacs en p. XX), Richard Mille est celle qui vient le plus fréquemment titiller le «Big Three» historique – avec, dans un autre registre, un autre champion contemporain de l’intransigeance indépendante, François-Paul Journe.

Tim Malachard, Directeur Marketing de Richard Mille
Tim Malachard, Directeur Marketing de Richard Mille
“Nous souhaitons être impliqués partout et en tout temps.”

En sortant d’un point de vente horloger, il n’est pas rare qu’un garde-temps tout juste acquis perde immédiatement 40% à 50% de sa valeur. Or, sur le marché du pre-owned en plein essor, la marque fondée en 2001 est l’une des rares à conserver voire augmenter sa valeur, certaines de ses nouveautés entraînant même des listes d’attente à faire (presque) pâlir une Nautilus ou une GMT-Master II Pepsi. Est-ce fort de ce constat que Richard Mille a pris la décision drastique de ne plus être représentée chez des multimarques et de se concentrer sur son réseau de boutiques, quittant du même coût le salon professionnel SIHH?

Alors que la marque prépare tranquillement son avenir, à la veille du dernier SIHH de son histoire, Tim Malachard, l’un des hommes forts de la maison en charge de son marketing, a répondu à nos questions.

Europa Star: En 2018, vous avez produit 4’600 montres, un chiffre en progression par rapport à 2017. Quelle est pour vous la limite maximale de Richard Mille en termes de volumes pour conserver votre exclusivité?

Tim Malachard: Chaque année, nous augmentons nos volumes de production de l’ordre de 10% à 15%. En 2019, nous devrions donc parvenir à un total de 5’200 montres. Il est difficile de donner une limite «maximale» sur notre créneau: en effet, nous n’avons pas vraiment de concurrent horloger direct ou de point de référence avec un prix moyen de 200’000 francs! Nous n’avons certainement pas l’intention de faire du «volume». Les quantités que nous déterminons suivent aussi nos ouvertures de boutiques, comme récemment à New York – la plus grande surface au monde à ce jour – mais aussi à Istanbul et à Moscou.

Richard Mille, les vertus d'une indépendance

Justement, vous avez annoncé votre retrait du SIHH dès 2020, corollaire à votre volonté de distribuer vos modèles exclusivement à travers vos boutiques…

Une précision importante à ce sujet: nous ne coupons pas les ponts avec nos partenaires les plus importants. Notre stratégie de distribution repose désormais sur des boutiques que nous contrôlons directement ou sur des franchises opérées par des partenaires, comme c’est le cas à Toronto ou Monaco aujourd’hui. Notre volonté est également de prendre des participations dans les franchises. Nous souhaitons être impliqués partout et en tout temps. Ce qui est certain, c’est que nous ne serons plus présents chez des détaillants multimarques fin 2019.

Pourquoi ce choix drastique?

Cela fait déjà plusieurs années que nous annonçons cette évolution. Notre souci réside véritablement dans la représentation de la marque auprès des clients. Nous avons aujourd’hui plus de 60 modèles et huit calibres maison. Nous sommes reconnaissants envers les détaillants et tout leur travail fournit pour la marque. Mais seules des boutiques propres à Richard Mille peuvent déployer un vrai échantillon représentatif, avec une disponibilité des pièces plus rapide. Ce qui est moins possible dans un environnement multimarque.

En vous retirant d’un grand salon professionnel ainsi que de points de vente multimarques, n’avez-vous pas peur de vous «couper», d’une certaine manière, de l’écosystème horloger?

Nous restons très proches de l’industrie. Je crois, à nouveau, que le cas de Richard Mille est vraiment particulier en horlogerie. Tant la Fondation de la Haute Horlogerie que les détaillants comprennent et respectent ce choix. Je n’ai entendu aucun discours nous le reprochant. Dans nos boutiques, nous pouvons mieux former nos vendeurs, mieux nous occuper de nos clients. Nous contrôlons directement nos ventes, nos marges et notre image. Dans d’autres secteurs, Hermès ou Louis Vuitton ont déjà choisi cette voie depuis très longtemps.

Dans cette optique de maîtrise de votre image et de vos ventes, quelle place accordez-vous à internet?

Nous avons totalement proscrit l’idée de vendre des montres en ligne. C’est tout simplement inadapté à notre prix moyen. Et vous ne pouvez pas reproduire en ligne l’émotion de l’expérience physique, celle du rapport à l’humain et à l’objet qui est le cœur de notre philosophie. Mais le monde numérique est bien évidemment un outil précieux pour amener les clients vers nos boutiques. D’ailleurs, je peux vous révéler des statistiques étonnantes: plus de 50% des personnes qui nous suivent sur les réseaux sociaux ont entre 20 et 35 ans…

Beaucoup de marques ont été pénalisées par leur trop forte exposition à un marché chinois volatile. Comment se répartissent vos ventes dans le monde?

Nous avons toujours veillé à maintenir une répartition équitable des ventes: un tiers en Amérique du Nord, un tiers en Europe, Moyen-Orient et Afrique, un tiers en Asie et 10% au Japon. Cela n’a pas changé depuis le début! Nous ne sommes pas dépendants de la Chine, un marché qui représente moins de 5% de nos ventes depuis notre ouverture de boutique à Shanghai il y a six ans. Le marché qui a le plus évolué pour nous depuis quatre ans est celui de la montre féminine: avec nos nombreux lancements, sa part est passée de 10% à 25% de nos ventes aujourd’hui et pourrait atteindre à terme les 35%, voire 40%.

Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur l’état de votre recherche en nouveaux matériaux, une marque de fabrique de Richard Mille?

Nous travaillons désormais en étroite collaboration avec la société North Thin Ply Technology à Renens. Avec eux, nous avons réalisé de belles avancées comme par exemple le développement de matériaux inédits en horlogerie, avec le Carbone TPT® ou encore le Quartz TPT®. Nous nous trouvons encore devant un boulevard de développement. Mais cette recherche ne sert pas que l’esthétique ou le marketing: il nous faut réunir résistance dans le temps, légèreté, durabilité et ergonomie.

La plus grande boutique Richard Mille au monde a ouvert ses portes l'an dernier à New York
La plus grande boutique Richard Mille au monde a ouvert ses portes l’an dernier à New York

Justement, comment gérez-vous le SAV, source de frustration pour de nombreux clients dans l’industrie et possible «bombe à retardement» pour un certain nombre de marques?

Nous avons une dizaine d’ateliers horlogers dans le monde. Nous avons produit environ 37’000 montres en 18 ans. Et nous essayons tant que faire se peut de gérer les changements de bracelets, les tests d’étanchéités ou autres opérations en boutique. Ce sont surtout les modèles à tourbillon qui repartent à la manufacture. Nous couvrons 90% des interventions en boutique. Le SAV a toujours été l’une de nos priorités en termes d’investissement.

Autre point sensible dans l’industrie, le time to market…

A l’époque, nous pouvions présenter une nouveauté au SIHH en janvier et ne rien livrer avant la fin de l’année. Aujourd’hui, les clients exigent de la rapidité et nous nous y sommes adaptés. Pour exemple, le modèle présenté au salon de l’automobile de Genève en mars dernier, la RM 11-03 McLaren, était disponible dans la foulée. La nouvelle collection féminine RM 71-01 Talisman également. L’édition limitée RM 53-01 Tourbillon Pablo McDonough présentée au SIHH 2018 n’a en revanche pas été livrée avant l’été passé.

La montre dite pre-owned connaît un fort essor. On voit d’ailleurs un intérêt croissant pour Richard Mille aux enchères, mais aussi sur des plateformes de vente en ligne. Comment gérez-vous ce phénomène? Le traitez comme de la concurrence ou de la valorisation?

Certaines montres, par exemple les premières séries Nadal, ne sont plus produites, il est donc normal d’en retrouver sur le marché secondaire. Nous sommes surtout satisfaits que les prix restent du même niveau que les modèles neufs. Nos montres tiennent leur cote sur la durée. Une grande partie de nos clients ont acquis entre deux et trois modèles. Comme nous avons produit 37’000 montres, on peut donc estimer le nombre de nos clients entre 10’000 et 12’000 dans le monde. Ce sont des chiffres rassurants pour une marque aussi jeune, qui attestent d’une base solide d’aficionados.

Envisagez-vous, comme le font de plus en plus de marques horlogères, de racheter et restaurer vous-mêmes des modèles pre-owned?

Cela fait en réalité déjà deux ans que nous proposons du pre-owned certifié, révisé et garanti sur deux ans, dans un point de vente spécifique dédié à ce segment. Nous le faisons déjà au Japon et aux Etats-Unis et allons établir ce service progressivement en Europe et en Asie.

Pouvez-vous nous donner un avant-goût sur vos plans pour l’année 2019, tant en termes de nouveautés horlogères que de stratégie?

Notre stratégie passera par un cap de production de 5’200 montres et l’expansion de notre réseau de boutiques, avec des ouvertures à Pékin, Boston, Vancouver, Mexico, Kobe et Nagoya. Notre boutique de Londres sera agrandie. La décoration sera également rénovée. En termes de produits, nous lancerons environ 7 montres dans l’année, à compter du SIHH.

M. Mille et M. Guenat mettent progressivement en avant d’autres membres de l’équipe dirigeante, dont vous faites partie. Est-ce le signe d’une succession en cours? Quels sont les plans de l’entreprise à long terme pour son management?

D’abord, nous avons vocation à rester indépendant. Ensuite, nos ateliers des Breuleux sont en cours d’extension et nous engageons du personnel. Enfin, en ce qui concerne la direction de la marque, nous sommes en effet plusieurs à prendre de plus en plus de responsabilité. Les enfants de M. Mille et de M. Guenat sont déjà bien présents dans l’entreprise. Ce côté familial est très important, l’aspect «humain» de notre société plaît aux clients et les rassure. C’est une valeur fondamentale.

Justement, quels sont les avantages de votre indépendance, alors qu’on a vu de plus en plus de marques horlogères intégrées dans des géants du luxe?

Nous ne subissons aucune pression actionnariale. Nous avons notre destin en main.

Et je crois que cette maîtrise à long terme est d’autant plus importante lorsque l’on évolue sur le créneau qui est le nôtre, sans égal dans l’industrie. Nous sommes tous des passionnés chez Richard Mille, que ce soit à la manufacture ou du côté de nos distributeurs.