Archives & patrimoine


Le deuxième vie du calibre légendaire 135-O de Zenith

ENTRETIEN

English
juin 2022


Le deuxième vie du calibre légendaire 135-O de Zenith

Le 2 juin dernier, Zenith a lancé dix chronomètres animés par le fameux calibre 135-O produit de 1949 à 1962, et qui fut le plus primé des mouvements lors des concours de chronométrie d’observatoire. Le mouvement a été restauré et embelli par Kari Voutilainen et vendu par Phillips en association avec Bacs & Russo. Une belle aventure pour les amoureux d’horlogerie.

L

e 2 juin dernier, Zenith a lancé dix garde-temps exceptionnels à plusieurs titres: dix chronomètres animés par le fameux calibre 135-O, produit de 1949 à 1962, et qui fut le plus primé des mouvements lorsqu’il existait encore des concours de chronométrie d’observatoire. Ces mouvements, qui sont des pièces de musée, appartenaient au patrimoine de Zenith, qui a accepté de les céder. Quant au boîtier, au cadran, et à la restauration du calibre et à son décor, tout cela est de la main du maître-horloger Kari Voutilainen.

Cette idée est née dans l’esprit d’Aurel Bacs et d’Alexandre Ghotbi de Phillips en association avec Bacs & Russo - à charge pour eux de vendre les dix modèles. Il leur a fallu quelques minutes pour s’en acquitter. Le prix de ces montres uniques: CHF 132’900. Cette belle aventure, qui a réuni trois entreprises, aura duré deux ans.

Le calibre 135-O, qui a marqué un jalon dans l’histoire de l’horlogerie, avait été développé par Ephrem Jobin dès 1945. Produit entre 1949 et 1962, il a existé en deux versions: le calibre 135.O, destiné à participer aux concours de chronométrie des Observatoires de Neuchâtel, Genève, Kew Teddington, et Besançon, et le calibre 135, sa version commerciale. Avec plus de 230 prix de chronométrie, il détient le plus grand nombre de récompenses dans l’histoire de l’horlogerie.

René Gygax en 1957, l'un des chronométreurs de Zenith ayant réglé le Calibre 135-O
René Gygax en 1957, l’un des chronométreurs de Zenith ayant réglé le Calibre 135-O

Avec plus de 230 prix de chronométrie, le calibre 135-O détient le plus grand nombre de récompenses dans l’histoire de l’horlogerie.

Les dix mouvements choisis appartiennent aux années 1950-1954 et avaient été réglés par Charles Fleck & René Gygax, deux chronométreurs de Zenith aux mains d’or. Comme ces calibres n’avaient jamais été commercialisés, ils reposaient bruts, dans leur petite boîte de bois protectrice, dans les archives de Zenith. Il fallait un maître-horloger pour les restaurer, les embellir et leur redonner vie: Kari Voutilainen a relevé le défi. Entretien avec Julien Tornare, CEO de Zenith, et Kari Voutilainen.

Europa Star: Ce projet représente deux ans de travail et les montres ont été toutes vendues en quelques minutes. Comment vit-on émotionnellement ce moment?

Julien Tornare: Nous nous attendions à ce que, dès l’annonce faite, les pièces partent très vite car il n’y en avait que dix. Le soir même, Kari Voutilainen, Aurel Bacs et moi avons commencé à recevoir des messages et nous avons vite vu que les clients potentiels étaient en train de s’emballer. Quand je me suis couché, je ressentais un mélange de bonheur, de fierté face à tout ce que nous avions réalisé ensemble mais aussi un peu de nostalgie car c’était fini. Avec Aurel, on s’est dit qu’il fallait continuer à se voir régulièrement et que l’on pourrait peut-être réunir un jour les dix propriétaires pour faire perdurer l’émotion…

Kari Voutinainen: Quand les choses se passent comme cela, c’est la preuve que l’on a bien travaillé et que c’est juste.

Quel profil de clientèle avez-vous favorisé?

J. T.: Les critères de choix sont compliqués mais la priorité va aux personnes qui vont apprécier ce que Zenith a fait en cédant des morceaux d’histoire et d’héritage, ainsi que le travail exceptionnel réalisé par Kari sur ces montres. Nous appliquons aussi le principe du «premier arrivé, premier servi». Aurel Bacs nous a confié qu’il ne s’agissait pas forcément de clients Zenith ou Kari Voutilainen, même si c’est le cas pour certains, mais parmi eux, ce sont des clients qui savent apprécier ce niveau de créativité.

K. V.: Ce sont surtout des personnes passionnées d’horlogerie qui les ont achetées et pas des spéculateurs.

Julien Tornare, Kari Voutilainen et Aurel Bacs
Julien Tornare, Kari Voutilainen et Aurel Bacs

Comment vous protégez-vous de la spéculation justement?

J. T.: En connaissant nos clients. Nous savons que ce sont des amoureux de ce type de produits et pas des personnes qui ont besoin de revendre leur montre un ou deux ans plus tard pour gagner 100’000 francs supplémentaires. J’espère qu’ils vont les garder toute leur vie. Et c’est tout à fait l’esprit des clients de Kari. Nous n’avons pas réalisé ce projet pour des raisons financières, sinon nous ne l’aurions pas fait, mais par amour pour la belle horlogerie.

On a l’impression que la manufacture est une immense caverne d’Ali Baba, emplie de trésors que vous découvrez de manière parfois aléatoire. C’est cela la magie Zenith?

J. T.: C’est vrai. Après cinq ans, je découvre encore des choses. C’est une marque très riche en histoires. Ces mouvements, nous savions qu’ils étaient à la manufacture, nous en connaissions l’histoire, car nous travaillons beaucoup avec Laurence Bodenmann, notre Heritage Manager, mais entre le savoir et décider de les mettre au centre d’un nouveau projet, il y a un écart. Zenith a beaucoup vécu autour du fameux mouvement El Primero. Quand je suis arrivé chez Zenith, Jean-Claude Biver (qui avait la direction ad interim de Zenith en 2017, ndlr), m’a demandé: «El Primero, c’est une bonne ou une mauvaise chose?» Je lui ai répondu que c’était un atout incroyable mais qu’il fallait que l’on travaille le reste, les éléments plus faibles, et c’est ce que nous avons fait. Nous connaissions l’aspect légendaire et unique du calibre 135.O, nous savions que nous ne pourrions réaliser un tel projet qu’une seule fois. Ce calibre se positionne à côté d’El Primero et nous pouvons en être fier.

«Nous connaissions l’aspect légendaire et unique du calibre 135.O, nous savions que nous ne pourrions réaliser un tel projet qu’une seule fois. Ce calibre se positionne à côté d’El Primero et nous pouvons en être fier.»

Kari Voutilainen, connaissiez-vous déjà ce calibre?

K. V.: Oui. En Finlande il y avait trois marques très populaires dans les années 1950 et ce jusqu’à la crise du quartz: Eterna, Omega, et la plus connue, Zenith. On trouve énormément de montres de poche Zenith en Finlande. Je connaissais ce calibre car je m’occupais du service après-vente pour la version commerciale de ce calibre.

C’est la raison de cette collaboration?

K. V.: La chronométrie est une chose mais ce qui est au centre des collaborations que je fais, c’est l’humain. Alexandre Ghotbi (directeur du département montres, Europe continentale et Moyen-Orient de Phillips, ndlr) est la personne clé de ce projet. On se connaît depuis longtemps. Je n’ai pas fait cela pour l’argent et nous avons bien assez de travail comme cela. Ce sont les échanges avec des personnes avec qui je m’entends bien qui me passionnent.

Justement, il y a trois entreprises réunies autour de cette aventure: une manufacture appartenant à un grand groupe, un maître-horloger indépendant et une maison de vente aux enchères. Comment avez-vous réussi à harmoniser cette collaboration?

K. V.: C’est le contact humain. Et le groupe LVMH appartient à une famille qui respecte ses marques.

J. T.: J’ai travaillé pour différents groupes et nous avons la chance que Monsieur Arnault, en tant que serial entrepreneur, nous laisse une marge de manœuvre. Ce projet qui aurait nécessité une infinité de validations dans un autre groupe, je l’ai décidé au nom de Zenith. Et c’est pour cela que nous avons pu avoir cet esprit de collaboration. Et puis c’est surtout une question de personnes: on s’écoute, on se respecte. Nous avons débattu, mais il n’y a pas eu le moindre problème. Ce fut un compromis helvétique dans le bon esprit. Je n’ai que de bons souvenirs.

Le deuxième vie du calibre légendaire 135-O de Zenith

Ces dix mouvements sont des pièces historiques qui n’ont jamais été destinées à être commercialisées. J’imagine qu’il y a eu à l’interne des discussions sur le fait de laisser partir des calibres du patrimoine, qui sont des objets de musée?

J. T.: il y a eu des débats mais assez rapidement tout le monde a pris conscience que la meilleure manière d’honorer des mouvements magnifiques comme ceux-là, réalisés il y a 70 ans par des gens exceptionnels, était de leur donner une vie. Ces calibres ont été fabriqués, préparés, formés pour des compétitions de chronométrie. Mais l’essence même d’un mouvement, c’est de finir dans une montre qui sera portée. Nous avons gardé quelques pièces qui font partie du patrimoine et n’en bougeront jamais. Seule une montre supplémentaire va voir le jour: une pièce unique fabriquée dans un autre matériau que le platine avec un cadran différent. Après avoir vendu ces 11 pièces, nous ne commercialiserons plus jamais ces mouvements.

«La meilleure manière d’honorer des mouvements magnifiques comme ceux-là, réalisés il y a 70 ans par des gens exceptionnels, était de leur donner une vie. L’essence même d’un mouvement, c’est de finir dans une montre qui sera portée.»

Registre des années 1950 de Zenith concernant le Calibre 135-O
Registre des années 1950 de Zenith concernant le Calibre 135-O

Ce travail s’apparente à de la restauration. Vous n’aviez pas le droit à l’erreur. Qu’est-ce qui fut le plus difficile?

K. V.: Nous avons gardé tous les éléments d’origine sans les modifier. Nous avons embelli les ponts et la platine. Décorer les roues, nettoyer le balancier, tout cela était risqué. Nous devions réfléchir avant d’agir.

Y a t-il quelque chose dans ce mouvement qui fait que l’on ne pourrait pas l’inventer de nos jours?

K. V.: On pourrait créer ce mouvement aujourd’hui mais pas le balancier spiral qui en est le cœur. Un balancier Guillaume, cela ne se fabrique plus, les spiraux en acier non plus, mais en termes de précision, c’est ce qu’il y a de meilleur.

Pourquoi a-t-on abandonné le balancier Guillaume?

K. V.: Parce que l’on a abandonné les concours de chronométrie. Lors de la crise du quartz, on pensait que la montre mécanique était morte et les concours ont cessé. Le balancier Guillaume est cher à fabriquer. Il s’agit d’un calibre qui combine un spiral en acier et un balancier bimétallique. Mais contrairement aux balanciers bimétalliques traditionnels, celui-ci possède une lame en laiton et une lame fabriquée dans un alliage qui s’appelle Invar, un métal insensible à la température inventé par Charles-Edouard Guillaume. Cela compense les variations liées aux changements de température.

«Un balancier Guillaume, cela ne se fabrique plus, les spiraux en acier non plus, mais en termes de précision, c’est ce qu’il y a de meilleur.»

Il n’y avait pas de système antichoc sur ces mouvements car ils n’étaient pas destinés à être portés. En avez-vous ajouté un?

K. V.: Non et c’était un choix. Si nous avions ajouté un système antichoc, nous aurions dû modifier le pont de balancier et le système de réglage, or comme nous voulions respecter le calibre d’origine, ce n’était pas possible. Il appartient au client de porter cette montre avec respect.

J. T.: Nous expliquerons cela à tous les acquéreurs. Ils ont tous une connaissance de l’horlogerie suffisante pour éviter d’aller faire une partie de squash avec leur garde-temps...

Ces mouvements n’avaient pas de visage et vous avez dû le créer. Dans quel esprit?

J. T.: On retrouve certaines similitudes avec les cadrans du calibre 135 commercial mais nous avons voulu laisser le maximum de liberté d’interprétation à Kari pour qu’il lui offre le plus beau des visages.

K. V.: Tous les choix esthétiques sont le résultat de discussions. Il fallait que ce soit une montre Zenith, un peu vintage, mais moderne.

J. T.: Et nous voulions aussi que l’on retrouve l’esprit de Kari dans ce modèle. Ce fut une quête d’équilibre. Kari est l’un des plus grands maîtres-horlogers mais c’est aussi une personne humble et modeste et sa personnalité se reflète dans le cadran.

Ces mouvements relèvent de l’histoire de l’horlogerie, ce sont des pièces de musée. Comment fixe-t-on un prix à de telles montres, sachant que les calibres qui les animent sont limités, non reproductibles et retravaillés par un maître-horloger comme Kari Voutilainen?

J. T.: C’est très compliqué. Nous avons tenu compte de plusieurs éléments. Le premier, c’est le fait que les mouvements que l’on cède font partie de notre héritage, or on ne peut pas mettre de prix sur de telles pièces. Ensuite, il y a le travail exceptionnel de Kari. Chacun sait à quel prix ses montres sont vendues et les résultats qu’elles font sur le marché secondaire. Nous connaissons tous les deux parfaitement nos clients, mais la collaboration avec Aurel Bacs et Alexandre Ghotbi fut très intéressante car eux connaissent le point de vue des collectionneurs qui achètent des montres pre-owned de différentes marques lors de ventes aux enchères et le prix qu’ils sont prêts à les payer. En discutant tous ensemble, nous sommes tombés d’accord sur le prix de 132’900 francs. C’est celui qui nous semblait le plus juste.

Le deuxième vie du calibre légendaire 135-O de Zenith

Peut-on s’attendre à d’autres histoires de ce genre dans le futur?

J. T.: Cela va être compliqué. J’aimerais bien avoir un calibre 136, 137, 138 dans mes tiroirs mais ce n’est pas le cas. Ce fut une opération exceptionnelle et elle le restera. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Kari, malgré sa charge de travail gigantesque, a accepté de nous aider.

Si un nouveau projet exceptionnel vous était proposé, repartiriez-vous dans l’aventure?

K. V.: (rires) Il faudra voir ce que c’est… Nous devons nous concentrer sur nos affaires maintenant, mais si quelque chose d’aussi intéressant se présentait, je ne dirai pas non.

Julien Tornare, envisagez-vous d’étendre les collaborations?

J. T.: C’est comme le phénomène des séries limitées: il ne faut pas en faire trop sinon on tue la magie. Nous recevons des propositions de collaborations toutes les semaines. Nous n’avons pas un modèle d’affaires basé sur ce genre de choses. Il faut que cela reste pointu, que cela aie du sens et qu’on n’en fasse pas en trop grande quantité pour en conserver le mystère et la beauté.

«Seule une montre supplémentaire va voir le jour: une pièce unique fabriquée dans un autre matériau que le platine avec un cadran différent. Après avoir vendu ces 11 pièces, nous ne commercialiserons plus jamais ces mouvements.»