Horlogerie et environnement


Audemars Piguet, adepte discret de la durabilité horlogère

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mai 2022


Audemars Piguet, adepte discret de la durabilité horlogère

L’industrie horlogère ne se distingue pas particulièrement pas ses avancées en matière de responsabilité sociale et environnementale. Quelques marques font néanmoins figures de pionnières - certaines plutôt silencieusement, d’autres en le clamant à qui veut l’entendre. L’objet de ce nouveau dossier est de détailler leur vision, leurs résultats et leurs engagements. Audemars Piguet ouvre cette série à travers un entretien avec Aurélien Debeyer, son Directeur «Corporate Social Responsibility» (CSR) depuis 2021.

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mpossible aujourd’hui pour une entreprise de ne pas intégrer une approche de responsabilité sociale et environnementale dans la conduite de ses affaires. Certains secteurs comme la mode, forcés à évoluer par des scandales ou la pression réglementaire, sont en avance. L’horlogerie est encore en phase de transformation sur le sujet. Mais l’urgence se fait sentir et les changements s’accélèrent.

Quelques marques se sont néanmoins attelées à la tâche silencieusement, consciencieusement, et font désormais figures de pionnières en la matière. L’objet de ce nouveau dossier pour Europa Star est de détailler leur vision, leurs résultats et leurs engagements. Audemars Piguet, la manufacture du Brassus, ouvre le bal à travers un entretien avec Aurélien Debeyer, son Directeur «Corporate Social Responsibility» (CSR) depuis 2021.

Aurélien Debeyer, Directeur Corporate Social Responsibility chez Audemars Piguet
Aurélien Debeyer, Directeur Corporate Social Responsibility chez Audemars Piguet

Issu de la grande distribution alimentaire, le responsable s’occupe de CSR depuis près de 20 ans. C’était déjà son cheval de bataille dans ses postes précédents à la Fédération horlogère française et chez AQC, dans la sous-traitance du cuir, avant d’arriver dans la manufacture du Brassus pour y déployer la politique environnementale et sociale.

«D’abord on fait, puis on communique»

Comment définir une marque horlogère «éco-responsable»? Aurélien Debeyer répond sans détour: «À mon arrivée, Jasmine Audemars, présidente du conseil d’administration d’Audemars Piguet et de la fondation éponyme, m’a dit: «D’abord on fait, puis on communique». Cela a donné le ton. L’approche est avant tout holistique et beaucoup de transformations interviennent en coulisses, dans l’ombre, sans nécessairement que nous en parlions.»

De nombreuses marques horlogères restent de fait réticentes à communiquer de manière transparente sur ce thème, pourtant de plus en plus essentiel. Le responsable CSR de la manufacture du Brassus balaye cependant le reproche: «Le sujet est trop important pour ne faire que du marketing. L’approche doit être avant tout scientifique et en accord avec les principes de chaque marque. Chez Audemars Piguet, nous avons commencé il y a longtemps. Par exemple, le bâtiment de la manufacture des Forges, inauguré en 2008 au Brassus, fut le premier site industriel de Suisse certifié Minergie-ECO®. Aujourd’hui tous nos sites de productions suisses, ainsi que notre siège, sont certifiés Minergie-ECO® ou Minergie®. Ils sont approvisionnés en énergie 100% renouvelable. C’est devenu la norme pour Audemars Piguet.»

La manufacture des Forges
La manufacture des Forges

«Le bâtiment de la manufacture des Forges, inauguré en 2008 au Brassus, fut le premier site industriel de Suisse certifié Minergie-ECO®

Mais ce n’est qu’«un aspect parmi d’autres», poursuit Aurélien Debeyer: «Nous avons défini quatre piliers sur lesquels l’entreprise fonde sa stratégie depuis des années: nos collaborateurs, l’environnement, l’éthique professionnelle et les communautés.»

On le comprend, la démarche émane de la gouvernance même de la manufacture et implique un suivi permanent, comme le précise le responsable: «Notre département d’amélioration continue mesure en permanence nos émissions, notre production de déchets et notre consommation d’eau et d’électricité. Il œuvre en permanence à mettre en place un cadre pour les réduire au maximum.»

Le délicat contrôle de la chaîne d’approvisionnement

L’entreprise familiale n’a aucune pression extérieure qui la pousse à s’engager, mais agit par «volonté propre», ce qui l’amène à dévoiler ses résultats concrets. Ses émissions de CO2 (ou équivalent) des Scopes 1 et 2 du bilan carbone ont été réduites à 114 tonnes de CO2 (TCO2) en 2019. Celles du Scope 3 sont évaluées à 4’800 TCO2. Cela représente 97% de l’empreinte carbone de la société aujourd’hui.

Le responsable de la politique RSE partage quelques autres chiffres: «Depuis 2017, nous avons compensé l’ensemble de l’impact de nos transports aériens, environ 2’300 TCO2 par an. Parmi nos prochains objectifs figurent la réduction des émissions de gaz à effet de serre du groupe d’un tiers, ainsi que l’augmentation du recyclage et de la récupération des déchets de 50% à 80% d’ici à 2025.»

Le nouveau site des Saignoles au Locle: 10'400m2 d'ateliers répartis sur plusieurs demi-niveaux qui s'adaptent à la topographie et aux flux industriels. Le bâtiment est équipé de larges fenêtres en SageGlass, un verre électrochrome qui se teinte en fonction de la lumière. Deux chaudières à pellet et une pompe à chaleur évitent toute énergie fossile pour le chauffage. Le toit est recouvert de 300 panneaux photovoltaïques sur une surface de 480m2 pour une production énergétique de 80kW.
Le nouveau site des Saignoles au Locle: 10’400m2 d’ateliers répartis sur plusieurs demi-niveaux qui s’adaptent à la topographie et aux flux industriels. Le bâtiment est équipé de larges fenêtres en SageGlass, un verre électrochrome qui se teinte en fonction de la lumière. Deux chaudières à pellet et une pompe à chaleur évitent toute énergie fossile pour le chauffage. Le toit est recouvert de 300 panneaux photovoltaïques sur une surface de 480m2 pour une production énergétique de 80kW.

Aurélien Debeyer reconnait que la tâche n’est pas simple: «Le plus grand défi réside dans la chaîne d’approvisionnement. C’est vraiment le point le plus délicat et difficile à maîtriser. Mais Audemars Piguet dispose d’avantages indéniables: en tant qu’entreprise familiale depuis toujours, elle a développé des partenariats de long terme avec ses fournisseurs, souvent eux aussi familiaux. Il est dès lors plus simple de partager une vision, d’accélérer les prises de conscience pour augmenter la généralisation des mesures et de mettre en place des actions concrètes de réductions.»

Des partenariats avec la Swiss Better Gold Association et PX Impact® ont été aussi développés pour contrôler les approvisionnements en or. Le responsable précise: «Le changement de pratique doit s’opérer de l’intérieur. Nous nous fournissons auprès de mines artisanales: ce n’est qu’en travaillant avec elles, en les soutenant, en payant un premium important (de l’ordre de 15%, ndlr) qu’elles pourront mettre en place une gestion stricte de l’utilisation des produits chimiques et appliquer des méthodes de travail plus respectueuses du bien-être des communautés et de l’environnement. Notre but est d’atteindre une transparence de nos approvisionnements complète et vérifiée d’ici à 2025.»

Audemars Piguet, adepte discret de la durabilité horlogère

Un nécessaire «langage commun»

L’irruption du Covid a eu un fort impact sur les objectifs visés: «Du fait de la pandémie, nous avons réduit nos voyages de 90% en 2020, relève Aurélien Debeyer. Cela nous a fait prendre conscience que d’autres manières d’opérer sont possibles. Cela dit, nous avons des clients dans le monde entier et le contact humain reste très important. Le besoin de voyager est une réalité afin de garantir l’expérience client. Mais nous compensons chacun d’entre eux et les optimisons au maximum, avec moins de personnes qui voyagent et des durées plus longues couvrant plusieurs pays dans une même région, par exemple. Notre engagement reste de réduire nos déplacements de 33% d’ici à 2025.»

«Du fait de la pandémie, nous avons réduit nos voyages de 90% en 2020. Cela nous a fait prendre conscience que d’autres manières d’opérer sont possibles.»

Malgré l’incertitude globale qui reste élevée, il demeure essentiel d’établir des objectifs précis, avec des mesures claires et des normes de références qui évaluent et encadrent les politiques mises en place. Audemars Piguet se soumet à des audits réguliers de la part de tierces parties telles que le Responsible Jewellery Council (RJC) pour l’approvisionnement en or et en diamants, l’Association pour l’assurance qualité des fabricants de bracelets cuir (AQC) pour ses bracelets ou encore le Forest Stewardship Council (FSC) pour le papier et le bois. Le but est de s’assurer que les standards les plus élevés de l’industrie soient implémentés.

Vue du projet de l'Arc et son toit végétalisé, en construction à côté de la Manufacture des Forges au Brassus, conçu sur un principe de modularité. Le projet bénéficiera d'une gestion d'énergie de pointe: chaleur récupérée sur les installations, raccordement à la centrale de chauffage à bois «Brassus Bois», panneaux photovoltaïques pour l'appoint.
Vue du projet de l’Arc et son toit végétalisé, en construction à côté de la Manufacture des Forges au Brassus, conçu sur un principe de modularité. Le projet bénéficiera d’une gestion d’énergie de pointe: chaleur récupérée sur les installations, raccordement à la centrale de chauffage à bois «Brassus Bois», panneaux photovoltaïques pour l’appoint.

Justement, comment le responsable réagit-il à la nouvelle fracassante du 30 mars dernier, celle de la sortie du RJC de Kering et Cartier? «L’impact est limité pour Audemars Piguet, répond Aurélien Debeyer. Nous ne faisons pas partie de la gouvernance du RJC et nos critères internes vont bien au-delà de leurs recommandations. Cependant, l’annonce brouille le message pour les 1’500 membres certifiés. Notre souhait est que le standard perdure car un langage commun est primordial.»

Les fournisseurs l’ont fait, pourquoi pas les marques?

De fait, c’est sans doute dans la définition de ce «langage commun» que se situe le plus grand défi: «Pour que le changement s’opère au niveau de l’industrie, il faudrait pouvoir accéder à toutes les informations vérifiables qui permettent des mesures fiables, et arriver à collaborer avec toute l’industrie. Plusieurs marques collaborent déjà, par exemple à travers le Colour Gemstones Working Group que nous avons rejoint. Cependant, les niveaux d’exigences sont encore trop disparates. Nous avons besoin de minima clairs sur lesquels s’accorder. Au final, tout le monde a intérêt à y arriver si nous voulons avoir un impact positif réel.»

Le responsable insiste: «Harmoniser, collaborer dans la transparence, implique un changement important de paradigme. Nos fournisseurs ont réussi à le faire et à se structurer comme le démontrent justement le Colour Gemstones Working Group, l’AQC ou la SBGA. Il va falloir que l’industrie horlogère s’y attèle aussi.»

Jasmine Audemars, dans le nouveau Musée-Atelier Audemars Piguet au Brassus
Jasmine Audemars, dans le nouveau Musée-Atelier Audemars Piguet au Brassus

Audemars Piguet explique aussi placer «l’humain» dans toutes ses initiatives. Par exemple, l’horloger se dit conscient de la mobilité pendulaire de ses employés: il a mis en place des «hubs» à Lausanne, Neuchâtel et Genève, d’où ceux-ci peuvent travailler facilement. La mobilité douce et le covoiturage sont privilégiés et l’entreprise participe aux abonnements de transports publics de ses employés.

On retrouve peut-être là l’une des caractéristiques d’une société familiale, telle que l’envisage Jasmine Audemars: «Notre objectif est d’être une entreprise responsable, à l’avant-garde, sans concessions, qui crée de la valeur à long terme au-delà des affaires, qui favorise le développement des talents, des partenaires et des communautés avec qui nous travaillons, dans le but de construire un futur meilleur.» Au-delà de son propre mode d’opération, Audemars Piguet consacre 1% de ses revenus annuels à financer des projets environnementaux et sociaux à travers le monde.