a thématique ESG (pour «Environnement, Société et Gouvernance») gagne en visibilité et les actions concrètes se multiplient dans le luxe et l’horlogerie en particulier. Toutefois, un certain nombre d’entre elles ne s’apparentent qu’à des mesures de façade aux influences très limitées, servant plus de support à une communication «verte» de bon ton qu’à une réelle réduction des impacts environnementaux et sociaux du business.
La problématique n’est pourtant pas nouvelle. La première COP date du sommet de la Terre de Rio en 1992… 30 ans plus tard, la situation s’est fortement dégradée. L’heure n’est plus aux belles paroles mais aux actions concrètes. La mise en place de politique ESG véritables passe par certains principes qu’il est important de souligner. Leur authenticité, leur efficacité en dépendent, si les marques veulent dépasser le simple greenwashing.
Une question de transparence et d’échelle
Pour évaluer une politique ESG, il faut en premier lieu comprendre son échelle. Une véritable politique ESG commence par l’établissement d’un rapport étayé de tous les impacts de l’entreprise. Une vraie prise en compte des émissions de Scope 1, 2 et 3 est nécessaire. Avec la mise en place de la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) dès 2024, elle sera bientôt obligatoire pour toutes les entreprises de plus de 250 employés de la Communauté. En effet, pour bien choisir ses leviers de réduction, il est judicieux de connaître précisément ses impacts. Toute entreprise s’attribuant une étiquette «éco-responsable» devrait commencer par là.
Ainsi, communiquer sur un bracelet en filet de pêche recyclé pour une édition limitée afin de sauver les requins, les raies manta ou les récifs coralliens, alors que des milliers d’autres montres produites arborent un bracelet en alligator, n’est pas un argument éco-responsable valide. Affirmer que l’on «contribue» à la sauvegarde d’une espèce sans exprimer clairement quel montant est reversé sur le prix d’une édition dédiée et à quoi ce montant servira apparaît juste comme de l’opportunisme.
De même, se vanter du peu d’émissions carbone de sa production suisse alors que le mix énergétique helvétique est à 76% à partir d’énergies renouvelables (66% hydraulique) ne semble pas relever d’un effort surhumain dans la politique ESG. Tout comme produire un rapport d’émissions n’incluant pas celles du Scope 3 ou un rapport ESG sans aucun engagement chiffré est tout simplement trompeur.
Trop souvent, les entreprises clament leur «neutralité carbone» haut et fort en recourant à des compensations carbone. C’est un mirage dans lequel il ne faut pas se complaire. Le WWF a publié un rapport sur les moyens pour rendre ces compensations plus efficientes. En réalité, compenser est le «niveau zéro» d’une politique ESG. Cela sert juste à se donner bonne conscience en plantant des arbres... qui ne retireront les tonnes émises aujourd’hui que dans 15 ou 20 ans. Une fois encore, il faut penser en valeur absolue et à l’urgence de l’instant. Si l’on veut sérieusement restreindre l’augmentation de température globale de notre monde, il va falloir aller plus loin.
Dans le combat contre le changement climatique chaque tonne compte, chaque action - ou non-action - a des conséquences.
Trop souvent, les entreprises clament leur «neutralité carbone» haut et fort en recourant à des compensations carbone. C’est un mirage dans lequel il ne faut pas se complaire.
Une question de valeurs et de cohérence
Les communications des marques promeuvent des valeurs fortes d’héritage, de savoir-faire, d’innovation et de respect de l’humain. Si la volonté d’éco-responsabilité doit faire partie de ces valeurs, il serait bon que celles-ci soient en accord avec le but ultime. S’ériger en parangon de l’éco-responsabilité et inviter des dizaines, voire des centaines de journalistes en avion ou en jet privé, pour lancer un nouveau modèle - aussi «vert» soit-il - est une incohérence totale couplée d’une aberration écologique.
Pour le comprendre il suffit d’observer les ordres de grandeur. Un aller/retour Paris/New-York émet environ 1,5 millions de tonnes eq CO2… par personne! Lorsque l’on sait que nous devons réduire notre empreinte personnelle à 2 mt eq CO2 par an pour espérer ne pas dépasser les +1.5°C de réchauffement climatique, l’incohérence prend toute son ampleur.
Ce type de comportements décrédibilise les tentatives de mesures éco-responsables — que l’on peut penser faites de bonne volonté. C’est un peu comme prendre Coca-Cola - plus gros pollueur plastique au monde - en tant que sponsor officiel de la COP27: cela dessert tout le travail entrepris lors de ces réunions en offrant à une entreprise l’opportunité de faire du greenwashing institutionnel tout en continuant à polluer la planète.
Ainsi, mettre en avant ses initiatives ESG et sponsoriser des activités directement liées au secteur les plus impactants sur l’environnement, comme l’aviation, l’automobile ou la Formule 1, ne semble pas plus cohérent. Organiser un défilé de mode en plein désert, à grands renforts d’eau et de voyages en avion, ne sert ni la cause ESG… ni, au final, l’image de la marque.
Peut-être est-il bon de rappeler que la valeur de la sobriété (de la production, de la consommation et de nos modes de vies) va devenir centrale dans le changement de paradigme auquel nous devons faire face. Valoriser des activités ostentatoires ou énergivores apparaît dès lors comme anachronique, voire totalement déconnecté de la réalité du monde à venir.
In fine, la communication doit simplement être cohérente afin de rester crédible et de dépasser le greenwashing. Certaines marques sont au moins cohérentes dans leur absence totale de préoccupation pour la thématique ESG: aucune mention du thème sur leur site, aucun Sustainability Report dans leur communication. Elles auraient tort de changer quoi que ce soit et peuvent continuer de sponsoriser des événements ouvertement écocides ou de produire des éditions limitées à la gloire de ces derniers. Elles ne pourront, en tout cas, pas être taxées de greenwashing…
C’est un peu comme prendre Coca-Cola - plus gros pollueur plastique au monde - en tant que sponsor officiel de la COP27: cela dessert tout le travail entrepris.
L’élusif luxe frugal
La réflexion sur le sens du business ne doit-elle pas aller plus loin? Faire du marché de la seconde main, qui existe depuis des dizaines d’années (Ebay est née en 1995!) une révolution de l’économie circulaire est un joli twist marketing… mais ne change rien au phénomène de surconsommation.
Les études, telles que celle de Deloitte en 2021, le montrent: 42% des milleniums et 34% des Gen-Z déclarent qu’ils achèteraient des montres de deuxième main. Cela remplace-t-il la consommation de neuf ? Comme Tirath Kamdar, directeur général du luxe chez eBay, l’a souligné lors de l’ouverture du salon Re-Luxury, le premier salon du Luxe de seconde main qui s’est tenu du 4 au 7 novembre dernier à Genève, «le CPO est le meilleur moyen pour booster ses ventes auprès de ce nouveau segment». On comprend bien que ce marché ne se déduit pas du marché du neuf mais vient s’y ajouter… rendant la frugalité toujours aussi élusive.
De plus, McKinsey voit le marché du CPO croître de 8 à 10% par an de 2019 à 2025 pour atteindre entre 29 et 32 milliards dollars… alors même que le marché du neuf atteint déjà, en 2021, un nouveau record à CHF 22,3 milliards, dépassant celui de 2014. On est loin de la notion de luxe frugal ou de sobriété de la consommation.
C’est la pertinence même des modèles d’affaires qui est interrogée. Lors du Luxury Innovation Summit de Genève, qui a eu lieu les 19-20 octobre derniers, Gilles Auguste, Senior Partner à Kea & Partners et responsable du développement des secteurs Luxe et Retail, déclarait dans un panel sur le luxe durable: «Il faut trouver un équilibre et accepter de rechercher plus le sens que le profit. C’est là le vrai changement de paradigme.»
Le dernier rapport du GIEC évoque le problème de cohérence des comportements de façon évidente en une phrase: «Les progrès (de réduction des émissions), l’an dernier, liés à l’essor des ventes de voitures électriques ont été effacés à cause de l’augmentation parallèle des ventes de SUV.» Déshabiller Paul pour rhabiller Jacques ne fonctionnera pas.
La première cohérence est donc aussi celle du consommateur. Si l’on se soucie véritablement de la préservation de notre écosystème, dont nous comprenons (enfin!) notre totale dépendance, chacun doit accorder ses actes avec ses valeurs… et changer ses comportements.
Le jour où le consommateur jugera de la qualité d’un produit non plus sur l’image qu’il renvoie de nous - le fameux statut social - mais sur sa pertinence en matière de protection de notre environnement et de nos sociétés, les choses changeront réellement. Une entreprise ne sera plus plébiscitée pour l’image qu’elle confère ou le profit qu’elle génère mais pour le bien qu’elle fait pour notre monde au niveau environnemental (climat, biodiversité, circularité) et social (égalité, répartition, inclusivité). Le changement de paradigme nécessaire à la survie de l’humanité aura alors bien eu lieu. Le luxe, s’il veut continuer à garder cette aura particulière - ou tout simplement à exister - devrait songer à être le fer de lance qu’il a les moyens d’être. Sa fameuse «exemplarité» ne commence-t-elle pas par là?
Une belle communication verte sur ses engagements, avec des actions concrètes mises en exergue, est une bonne chose. Une politique ESG globale et cohérente est encore mieux. Une réelle politique ESG se doit d’oeuvrer à un vrai changement d’état d’esprit, qui promeut des valeurs en adéquation avec son discours: la préservation des ressources et du vivant, la fin de la surconsommation (et son pendant la surproduction), la mise en avant de la sobriété et de la frugalité par opposition à l’opulence et au faste d’antan.
La tâche est difficile car l’équation ESG a de multiples variables, mais penser ses actions à l’aune de la cohérence globale aidera à orienter ses actes vers une finalité pleine de sens. Pour y arriver, il faudra se rendre à l’évidence qu’un changement drastique dans nos modes de vie est nécessaire.
Tant que le statut social se définira par l’accumulation de biens, les modes de fonctionnement et de consommation ne changeront pas. Tant que les discours ne seront pas suivis par des actes cohérents, la tâche risque d’être rude et le greenwashing restera de mise. Mais on ne pourra pas dire que l’on ne savait pas…