es événements climatiques sévères se multiplient années après années. Les limites planétaires sont dépassées les unes après les autres. Il devient évident pour toutes les entreprises que ces phénomènes ont une incidence croissante sur leur modèle d’affaire, que ce soit au niveau environnemental ou social.
Ajoutez à cela la montée en puissance de la pression législative vers plus de transparence et d’éthique, avec, notamment, l’entrée en vigueur des normes européennes CSRD et CS3D pour 2027, et il apparaît clairement que chaque industrie se doit d’intégrer ces nouveaux critères dans l’évaluation de leur performance.
Les incontournables
Même si toutes ne le font pas encore, de plus en plus d’entreprises publient leur rapport de durabilité chaque année. Elles ont donc entamé le travail nécessaire de quantification de leurs impacts et s’engagent sur des objectifs pour leur réduction. Le plus commun est de toute évidence l’empreinte carbone de leur activité sur toute la chaîne de valeur, de l’extraction des ressources initiales à la distribution finale, voire à la fin de vie des produits. La consommation d’énergie globale, le recours aux énergies renouvelables sont les bases pour évaluer comment optimiser et réduire cette empreinte carbone.
Il en va de même pour l’utilisation de l’eau, la diminution de l’utilisation du plastique et la réduction des déchets. C’est un début, mais les résultats ne semblent pas à la hauteur des engagements. Dr. Stéphane JG Girod, Professeur en Stratégie à l’IMD de Lausanne et leader de la Luxury 2050 Initiative, le confirme: «Les entreprises commencent à définir des objectifs et c’est une bonne chose. Mais il faudrait déjà que ceux-ci soient exprimés en valeur absolue et non en intensité, car ce dernier critère peut être très trompeur. Ensuite, il faut qu’elles délivrent des résultats sur ceux-ci… ce qui n’est pas assez souvent le cas. Le fait que la SBTi (Science Based Targets Initiative, ndlr) des Nations Unies vienne de retirer 200 entreprises, dont Amazon, de leur initiative pour manque de résultats montre qu’elles ne sont que trop rarement sur la bonne voie. En fait, une étude récente d’Accenture révèle que 95% des entreprises ne le sont pas.»
- Dr. Stéphane JG Girod, Professeur en Stratégie à l’IMD de Lausanne et leader de la Luxury 2050 Initiative
Les Nations Unies viennent de retirer 200 entreprises, dont Amazon, de leur Science Based Targets Initiative pour manque de résultats.
Certaines entreprises ou grands groupes du luxe semblent néamoins prendre le problème sérieusement, au-delà de la simple communication. Kering est l’un des pionniers en la matière depuis la création de son Code of Ethics en 2005 et de son département Développement durable, dont le ou la responsable siège au comité exécutif du Groupe et reporte directement au Chairman et CEO, depuis 2007.
- Le Groupe Kering a créé en 2013 un Material Innovation Lab (MIL) dédié aux tissus et aux textiles durables. Basée à Milan, cette bibliothèque de tissus durables à la disposition des équipes créatives des Maisons représente un moteur de changement au sein d’un circuit d’approvisionnement complexe visant à promouvoir la circularité.
- ©Lorenzo Palizzolo
Double impact: nouveaux KPIs et bonus liés à la durabilité
Un excellent moyen de s’assurer de l’engagement des équipes sur la thématique ESG est d’intégrer ces objectifs dans le système de bonus des employés. Marie-Claire Daveu, Chief Sustainability & Institutional Affairs Officer chez Kering depuis 2012, partage la vision du groupe: «Depuis 2010, Kering inclut l’atteinte d’objectifs de développement durable dans la structure de bonus de ses tops managers. C’est un excellent moyen pour bien faire avancer l’agenda et inscrire la thématique au quotidien dans une vision globale. Nous avons mis en place d’assez nombreux KPIs opérationnels en ce sens, qui nous permettent de suivre la mise en oeuvre concrète de nos objectifs.»
- Marie-Claire Daveu, Chief Sustainability & Institutional Affairs Officer chez Kering depuis 2012
Et de préciser: «Par exemple, le pourcentage de matériaux recyclés utilisés dans la production, en interne comme chez nos fournisseurs. Les nouveaux matériaux à impact limité sur le climat ou la biodiversité en sont deux autres. La mise en oeuvre de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive, ndlr) en Europe porte au premier plan tous les enjeux de développement durables dans notre business quotidien. La structure des bonus des équipes reflète ce changement: 30% de la part qualitative est liée à des résultats environnementaux et sociaux aujourd’hui.»
- ©Lorenzo Palizzolo
Le professeur Stéphane Girod abonde dans son sens: «Les entreprises doivent mettre en place d’autres indicateurs, allant au-delà des émissions carbone, comme l’impact sur la nature, la pollution des eaux, la protection des droits humains. Ils doivent de plus les dévoiler de manière transparente. La CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, ndlr) va accentuer la pression en ce sens. Les bonus des directions dans l’industrie du luxe devraient intégrer l’atteinte de ces objectifs. D’autres industries le font déjà pour tous. Schneider Electric, par exemple, l’a mis en place pour des dizaines de milliers d’employés.» Il apparaît alors que créer des KPIs dédiés, définir des objectifs ESG et les atteindre, entraîne une nouvelle définition de la valeur au sein de l’entreprise.
«Les bonus des directions dans l’industrie du luxe devraient intégrer l’atteinte de ces objectifs. D’autres industries le font déjà.»
Nouvelle création de valeur
Autre pionnier en matière de durabilité et de transparence, Breitling exprime ce changement de vision dans son rapport de durabilité 2024: «Notre création de valeur basée sur la durabilité va au-delà du simple profit financier pour y incorporer la santé planétaire et le bien-être social. Au travers de cette approche, nous faisons les premiers pas pour créer une prospérité partagée et une résilience, dans notre sphère d’influence.»
- Breitling Super Chronomat Automatic 38 Origins, première montre de Breitling à utiliser des diamants de laboratoire et munie de l’étiquette Origins, passeport digital de la montre comportant la traçabilité des matériaux utilisés.
Georges Kern, CEO de Breitling, détaille cette approche novatrice de la valeur dans son introduction du même rapport: «En contribuant au bien-être de la nature et des communautés locales, nous développons la résilience de notre chaîne d’approvisionnement tout en renforçant la valeur de notre marque auprès d’une base de consommateurs de plus en plus sensible à la durabilité.»
- Georges Kern, CEO de Breitling
Signe que cette politique porte ses fruits, l’entreprise a été élue «Best Employer 2024» en Suisse par le Handelszeitung, une position susceptible d’attirer les meilleurs talents, créant ainsi de la valeur pour Breitling.
Une création de valeur très concrète réside aussi dans le fait de lier la baisse des taux d’intérêts sur les emprunts bancaires à l’atteinte d’objectifs ESG. Pandora, le géant de la bijouterie abordable, l’a mis en place depuis 2022.
Ces nouveaux KPIs pourraient ainsi permettre à la montre (ou tout autre produit de luxe) de devenir plus qu’un simple marqueur du statut social, un véritable vecteur des valeurs de la durabilité.
- Montre Cinquième élément, en édition limitée, de la nouvelle collection Elements de ID Genève, lancée en 2024. Bracelet et boîtier en acier recyclé 100% suisse, mouvement reconditionné, cadran basés sur la technologie de la nanogravure développée par Morphotonix, une start-up suisse spécialisée dans les procédés d’impression de billets de banque et de passeports. Une montre suisse circulaire minimisant son impact.
Une marque est née, en 2020, de cette conviction et porte haut le message d’un luxe conscient de ses impacts et oeuvrant à les réduire: ID Genève. Nicolas Freudiger, co-fondateur et CEO de la marque, détaille sa vision des nouveaux indicateurs qui guident la démarche: «Notre premier indicateur est lié à la circularité même. Comment nous assurer que nous utilisons le moins de ressources naturelles possibles? Nous mesurons ainsi le pourcentage de matériaux recyclés dans notre production et le pourcentage de matériaux compostables qui ne créent donc pas de déchets. Nous essayons de réduire au minimum notre pourcentage de matériaux extraits dans toute notre production, à tous les niveaux: montres, packaging, merchandising. Nous mesurons notre utilisation d’énergies renouvelables, évaluons aussi la quantité de plastique à usage unique dans notre production et mesurons la distance entre nos fournisseurs et notre lieu de production pour la minimiser et réduire encore nos impacts. Même sur la biodiversité, nous déterminons le pourcentage de produits véganes. Nous voulons nous démarquer des KPIs traditionnels qui ne mesurent que des points de croissance financiers.»
- Nicolas Freudiger, co-fondateur et CEO de ID Genève
«Nous voulons nous démarquer des KPIs traditionnels qui ne mesurent que des points de croissance financiers.»
Le changement est en marche et le luxe est dans une position préférentielle pour en être le leader par son immense pouvoir d’influence. Le professeur Stéphane JG Girod résume la situation: «Les entreprises doivent commencer à considérer l’impact net de leurs produits. La législation va les y forcer à terme. Très peu de produits aujourd’hui incluent leurs externalités dans leur prix. Cela doit changer, être mesuré concrètement et divulgué de manière transparente au consommateur final. À l’autre bout du spectre, le consommateur doit aussi inclure cette dimension dans ses décisions d’achat.»
- Le boîtier, le cadran et la boucle du modèle CB01 Small Seconds Ti Amsterdam Edition de Cédric Bellon et Ace Jewelers sont fabriqués à partir de titane de grade 5 réemployé, issu de chutes de productions horlogères.
Conclusion
L’adoption de KPIs de la durabilité n’est pas qu’une simple tendance. Elle répond à une pression croissante de la société civile, des régulateurs et des investisseurs pour que les entreprises intègrent pleinement leur responsabilité environnementale et sociale dans leurs processus de décision. Ces KPIs sont également un excellent moyen d’impliquer toute l’entreprise et de garantir une croissance durable à long terme. Cela requiert de la transparence et une volonté forte de la part de la gouvernance qui permettront aux entreprises de demeurer pertinentes et d’accroître leur valeur dans un monde en pleine mutation.