ris Van der Veken est sans cesse en action, essayant de faire bouger le curseur dans l’agenda ESG de l’industrie. Nous avons réussi à l’asseoir pour une interview au quartier général de l’Initiative, sis à la Maison de la Paix à Genève. L’association est très jeune mais s’apparente à une institution chevronnée, portée par l’engagement de ses membres majeurs et l’expérience de sa directrice exécutive, active dans l’industrie depuis plus de 25 ans.
La WJI 2030 se développe-t-elle comme prévu? En toute transparence, Iris Van der Veken répond: «En toute humilité, nous sommes fiers des progrès réalisés jusqu’à présent. Bien sûr, nous avons de plus grandes ambitions et aimerions voir plus d’entreprises rejoindre la WJI 2030 pour atteindre ses objectifs. À ce jour, nous comptons 70 membres, petites et grandes entreprises, qui nous ont rejoint dans cette voie.»
- Iris Van der Veken, Directrice Exécutive et Secrétaire Générale, WJI 2030
Résultats concrets
Au-delà de la croissance organique des membres, quels résultats concrets ont été atteints à date? «Nous avons mis en place un cadre de gouvernance solide, essentiel pour faire avancer l’agenda global», répond la directrice exécutive. Elle développe: «En effet, lorsque de grandes entreprises compétitrices se regroupent, comme Kering, Cartier, Chanel, Boucheron, pour n’en nommer que quelques-unes - ainsi que des fournisseurs et d’autres parties prenantes - il est primordial d’avoir un cadre clair pour assurer l’alignement des progrès collectifs. Je suis reconnaissante de la diversité de notre Comité (de direction, ndlr) qui me prodigue conseils et soutien.»
Celui-ci est co-dirigé par Marie-Claire Daveu (Chief Sustainability & Institutional Affairs Officer, Kering) et Cyrille Vigneron (Président de Cartier Culture & Philanthropy) et il inclut le Dr. Gaetano Cavalieri (Président, World Jewellery Confederation), la Dr. Anino Emuwa (Directrice exécutive, Avandis Consulting, fondatrice de 100 Women @ Davos), Frédéric Grangié (Président, Chanel Horlogerie Joaillerie), Jane Hwang (Présidente & CEO, Social Accountability International), Georg Kell (Chairman, Arabesque, fondateur, United Nations Global Compact), Alexander Lacik (CEO, Pandora), Licia Mattioli (CEO, Mattioli S.p.A.), Raj Mehta (Directeur, Rosy Blue), Bernadette Pinet-Cuoq (Présidente Executive, UFBJOP). Le Conseil est complété par un comité Risk & Compliance. «Cela crée un cadre transparent dans lequel opérer tout en intégrant une vision critique et indépendante quand cela est nécessaire.»
Le deuxième résultat concret est que les membres ont commencé à mettre en application les trois piliers interconnectés définis par la WJI 2030: Climat, Biodiversité & Nature, et Inclusivité. Comme le déclare Iris Van der Veken: «Je peux humblement affirmer que, bien que petits, nous sommes audacieux et courageux. Je suis témoin quotidiennement de l’envie sincère de nos membres de transformer les engagements en actions sur le chemin que nous avons tracé.»
Un autre aspect où les résultats se dessinent est la création de partenariats pour mettre à profit les cadres et expertises existants de la WJI 2030, comme l’explique Iris Van der Veken: «Un exemple concret est le travail considérable que nous effectuons avec la plateforme de reporting globale ESG Book. Nous avons développé ensemble un cadre de reporting extensif, dont le pilote a été testé par nos membres et qui sera complètement déployé en 2025. Ce cadre a été créé grâce à la collaboration et la contribution de plus de 50 de nos membres, d’experts de l’industrie et de parties prenantes externes, telles que le WWF, Human Rights Watch et plusieurs banques. Plutôt que de «réinventer la roue», il s’aligne sur les principaux standards de référence de la durabilité et la législation globale, comme la ESRS, le GRI, SBTI…etc. Cela aidera les entreprises à récolter les données et à rapporter leur progrès, tout en offrant simultanément une trajectoire orientée vers l’action et l’impact concret en fonction de leur niveau de maturité. Bien entendu, il est important de mentionner que tout notre travail est totalement aligné sur la législation: nous devons nous assurer que les efforts de durabilité et la conformité ne soient pas perçus comme mutuellement exclusifs.»
- Exemple des outils que WJI 2030 développe pour permettre à ses membres de mettre en œuvre leurs actions ESG, la Nature Roadmap détaille les étapes nécessaires pour progresser et accélérer l’adoption d’un modèle d’entreprise responsable qui respecte, nourrit et protège la nature. Ces outils seront mis à la disposition des non-membres en open source.
Concernant les trois piliers centraux de sa stratégie, la WJI 2030 a construit des outils pratiques pour aider ses membres à traiter les enjeux majeurs. Iris Van der Veken détaille: «Ces sujets peuvent être lourds à gérer, en particulier pour les petites et moyennes entreprises (PME). C’est là que la WJI 2030 peut apporter une valeur ajoutée. Pour le volet Climat, nous avons ouvert un service d’assistance et lancé notre Climate Navigator qui propose une ligne directrice essentielle pour débuter et avancer. À ce jour, un tiers de nos membres se sont engagés et ont commencé à fixer des objectifs basés sur la science. Nous oeuvrons sans relâche pour que les autres suivent. Pour le volet Nature, nous avons introduit en juin 2024 notre Nature Roadmap, en consultation avec le WEF, l’IUCN, le World Business Council for Sustainable Development et le TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures), pour ne citer qu’eux. Cette feuille de route offre aux entreprises des orientations concrètes pour agir sur ce thème complexe.»
Et de pourvuivre: «Pour développer l’inclusivité, l’agenda sur les Droits Humains, sur les genres et sur la diversité est crucial. Nous avons développé un Human Rights Navigator, axé surtout sur les PME. Nous avons établi une collaboration stratégique forte avec UN Women (l’entité des Nations Unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, ndlr). Dès 2023, la WJI 2030 a lancé un partenariat avec UN Women pour tester un outil d’évaluation de l’impact du genre dans la chaîne d’approvisionnement de l’industrie, dans le cadre d’un programme pilote. Neuf membres, dont Cartier, Gucci, Swarovski, et Monica Vinader, y ont participé. La WJI 2030 et UN Women ont ainsi publié une étude de cas sur le thème, Case Study on Gender-Responsive Procurement. On y trouve de nombreux avis éclairés, des méthodes et des recommandations pour permettre aux entreprises de progresser sur l’égalité des genres. Nous avons aussi publié notre rapport sur les Pratiques émergentes pour la mise en place des principes de l’Autonomisation des Femmes. Quatorze tendances de fond y sont identifiées par les pionniers et les premiers utilisateurs de l’industrie. Des marques telles que Chanel, Gucci, Pomellato, Mejuri, et des initiatives comme l’Initiative pour les Femmes de Cartier ont fait des progrès significatifs pour intégrer les WEPs (Women Empowrement Principles, ndlr) dans leurs opérations, offrant ainsi des informations précieuses susceptibles d’élargir l’adoption de ces principes.»
- L’équipe de WJI 2030, de gauche à droite, Emilie Van Landeghem, Iris Van der Veken, Mia Benedettini la Maison de la Paix à Genève.
«Nous testons également un programme pilote sur la CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, ndlr) avec 14 entreprises dont Chanel, Cartier, Audemars Piguet, Swarovski, Rosy Blue, Dimexion et d’autres, explique Iris Van der Veken. Ceci en vue de se préparer pour les besoins de conformité à venir. Nous souhaitons user de la conformité pour développer la capacité des entreprises à appliquer des changements systémiques. C’est une véritable opportunité pour avancer non seulement sur la transparence de la chaîne d’approvisionnement, mais plus largement sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Ceci montre à quel point les collaborations multilatérales sont critiques. Nous travaillons étroitement avec Deloitte Suisse sur une Route Transformatrice pour la Diversité et l’Inclusion. Nous avons créé une Feuille de Route vers le Salaire Vital et nous travaillons sur l’engagement des Mines Artisanales et de petite échelle, avec la Swiss better Gold Association, Impact, ARM et Pact.»
Améliorations possibles
Contrairement au mantra du luxe sur l’excellence ultime, l’amélioration est toujours possible lorsque l’on aborde les thèmes ESG. La directrice de la WJI 2030 acquiesce: «Les attentes des parties prenantes évoluent. Et, au risque de me répéter, si l’on veut intégrer la durabilité dans sa stratégie, cela implique un engagement fort, beaucoup de travail et de dévouement dans toutes les fonctions de l’entreprise. Dans une industrie qui est dédiée à la beauté, aux émotions, à l’excellence, à l’artisanat et à l’innovation, il est important de comprendre que nous créons un héritage pour les générations futures. Il est de notre devoir de protéger l’intégrité de ce qui rend ceci possible.»
Iris Van der Veken voit deux tendances majeures: «Premièrement, la réglementation va vers plus de transparence et de traçabilité des produits. Ceci doit être au centre de toute stratégie. Deuxièmement, les attentes des consommateurs changent. Bien entendu, le design, la qualité, l’image de marque resteront essentiels dans les comportements d’achat, mais les nouveaux consommateurs - en particulier les Millenials, la Gen Z et la génération Alpha - recherchent de plus en plus des marques avec une raison d’être et un impact positif authentique sur le monde. La seconde main et la circularité sont des tendances de fond. Je suis une optimiste par nature et je pense que chaque action, aussi petite soit-elle, compte. Du consommateur au CEO, la durabilité devrait faire part de chaque stratégie et de chaque décision.»
Compétition vs collaboration
De nombreuses organisations oeuvrent pour le développement durable, en plus de toutes les initiatives privées. Sont-elles toutes en compétition avec la WJI 2030? Sans surprise, Iris Van der Veken répond: «Lorsque que l’on parle de durabilité, il ne devrait pas y avoir de compétition. Nous sommes là pour travailler avec toute l’industrie des montres et de la joaillerie, pour collaborer avec quiconque souhaite faire avancer l’industrie dans son ensemble. Selon moi, le développement durable devrait être considéré comme une opportunité et non une contrainte. De la même manière, les collaborations devraient être encouragées, plutôt que la compétition. Un exemple concret de cette philosophie réside dans le fait que la WJI 2030 met en place de ressources en «open source» (accessibles à tous, ndlr) pour aider les entreprises dans leur transition et leur accélération vers un modèle d’affaire plus responsable. Nous avons aussi hâte de travailler avec d’autres industries pour développer des synergies.»
L’initiative a donc l’intention de partager ses ressources avec des non-membres? La directrice exécutive insiste: «Oui, absolument! Mais avant de les partager, nous devons nous assurer que les outils sont testés et sont efficaces. Cela prend du temps. Par exemple, pour notre Feuille de Route pour la Nature, le WWF a suggéré de renforcer le volet sur la préservation de l’eau. Cela a généré un nouvel axe de travail sur la stratégie de la préservation de l’eau sur toute la chaîne de valeur. Tous nos rapports et nos outils sont vivants et évolutifs. Les cadres que nous créons sont mis à jour régulièrement. Cela fait partie du processus.» En effet, s’atteler au développement durable est une approche en évolution constante.
- WJI 2030 Leadership Summit à l’Assemblée générale des Nations unies 2024, sur les Women Empowerment Principles. Depuis la gauche: Iris Van der Veken (Executive Director & Secretary Director, WJI 2030), Dr. Anino Emuwa (Founder 100 Women @ Davos), Ilaria Resta (CEO, Audemars Piguet), Antonella Centra (Executive VP General Counsel, Gucci), Alexander Lacik (CEO, Pandora), Raj Mehta (Director, Rosy Blue).
Le chemin est encore long
De fait, aujourd’hui, 85% des Objectifs de Développement Durables (ODDs) des Nations Unies ne sont pas en bonne voie pour être atteints (comme le précise le rapport Développement Durable de 2023 de ces mêmes Nations Unies). Les COPs (Conference Of Parties, ndlr) sur les émissions et sur la biodiversité se répètent année après année avec très peu de résultats concrets. Serait-ce le signe d’un ralentissement de la volonté de réellement changer les choses en ce qui concerne le développement durable?
Toujours optimiste, Iris Van der Veken partage sa vision: «Durant mes 25 années dans l’industrie, j’ai été témoin d’avancées majeures. Et je vois le rythme s’accélérer. Aujourd’hui, la durabilité devient de plus en plus une priorité stratégique pour de nombreuses organisations et un sujet central dans l’agenda des CEO. Ce sont les décideurs clés. Sans leur engagement, aucun changement significatif ne se fera et, a fortiori, la transformation urgente nécessaire de notre monde non plus. Dans le monde actuel, les départements durabilité ne peuvent rester déconnectés des directions et des stratégies globales. Je suis heureuse de voir les choses évoluer: d’un département en silo, la durabilité devient une approche globale intégrée. Ce changement est crucial. Les mesures strictes de conformité auxquelles toute entreprise est confrontée doivent être considérées comme des opportunités pour accélérer l’action. En travaillant étroitement avec les fournisseurs, comme une famille élargie, nous pouvons avoir des impacts concrets. Pour aller de l’avant, il faut une vision positive.»
Prochaines étapes : actions, actions, actions
À présent que le cadre est défini, que les ressources et les outils sont disponibles, que souhaite la directrice exécutive voir l’industrie atteindre d’ici 2030? Sans détours, celle-ci répond: «L’heure est à l’action, l’action, l’action pour tout mettre en place au niveau opérationnel. Nous continuerons d’éduquer, de pousser pour la mise en oeuvre et de développer l’échelle de nos actions. Nous suivons de près l’évolution de la législation pour rester pertinent. Je souhaite que toute l’industrie agisse de concert pour une transition réelle et qu’elle puisse démontrer son impact positif pour la société et la planète en général. J’aimerais que l’industrie partage non seulement les histoires positives qui découlent du fait de relever ce défi, mais aussi les difficultés rencontrées. J’aspire à un monde plus équilibré en terme de genre. Mais par dessus tout, je voudrais que chaque entreprise réalise que le développement durable crée de la valeur pour le business et toutes les personnes impliquées dans la chaîne de valeur.»
Grâce à son immense pouvoir d’influence et sa capacité à inspirer, associés à ses moyens financiers substantiels, l’industrie des montres et de la joaillerie se trouve dans une position unique pour devenir une véritable force de progrès pour le futur. Dans cette mesure, la durabilité devrait être intégrée dans toutes les stratégies d’entreprise. C’est précisément l’objectif que poursuit la WJI 2030 depuis sa création.