il est une décennie qui a profondément marqué et même révolutionné la joaillerie, ce sont les années 1920 à 1930. «C’est l’une des grandes époques de la joaillerie, souligne François Curiel, président de Christie’s Europe et Asie. Les grandes maisons de la place Vendôme – Boucheron, Cartier, Chaumet, Van Cleef & Arpels – ont été extrêmement actives à cette période. Chacune voulait créer ce qu’il y avait de mieux. Jusqu’à la crise de 1929, l’économie était florissante: les grands industriels achetaient des bijoux pour leurs femmes et les affaires des joailliers allaient plutôt bien.»
«Les grandes maisons de la place Vendôme – Boucheron, Cartier, Chaumet, Van Cleef & Arpels – ont été extrêmement actives à cette période. Chacune voulait créer ce qu’il y avait de mieux.»
Place Vendôme, nouvel épicentre de la haute joaillerie
«Même s’il existait également certains noms moins connus, comme le premier joaillier américain Black, Starr & Frost, Yard ou encore Charlton, qui n’ont pas survécu jusqu’à nos jours, la grande joaillerie à l’époque se trouvait à Paris», poursuit François Curiel. Et notamment à la place Vendôme.
Auparavant, les joailliers étaient surtout basés autour des arcades du Palais Royal – à l’exception de Mellerio, qui avait ouvert sa boutique rue de la Paix en 1812, non loin de l’Opéra de Paris. C’est avec l’installation de Boucheron au 26 place Vendôme, en 1893, que le centre de gravité de la haute joaillerie s’est déplacé dans le 8ème arrondissement de Paris (la rue de la Paix en faisant aussi partie).
Avant cette décennie fantastique, les bijoux étaient une transposition de l’esprit romantique du XIXème siècle. Ils traduisaient l’orientation prise par les arts de l’époque, soit un goût pour l’orientalisme, le naturalisme et l’histoire. L’avènement de l’Art nouveau, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, a offert à la joaillerie de nouvelles pistes de réflexion, avec ses formes ornementales, ses arabesques et un grand foisonnement floral.
Après la Première Guerre mondiale, tout change...
La Première Guerre mondiale change la donne à tous les niveaux, y compris au cœur des arts décoratifs. Le style, ou plutôt les styles qui émergent dans les années 1920, résultent de plusieurs facteurs.
Tout d’abord, les horreurs de la guerre ont généré un besoin de beauté, une frénésie de désirs, quoi qu’il en coûte. La découverte du tombeau de Toutânkhamon en 1922 a permis de développer le goût de cultures lointaines. L’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 a vu l’émergence d’un nouveau style: l’Art déco, dont les formes géométriques et épurées ont sonné le glas du flou de l’Art nouveau. Enfin, il ne faut pas oublier le rôle joué par les femmes pendant la guerre, qui leur a permis de fortement s’émanciper. Explorons plus en détail quelques-unes de ces influences.
L’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 a vu l’émergence d’un nouveau style: l’Art déco, dont les formes géométriques et épurées ont sonné le glas du flou de l’Art nouveau.
- Broche scarabée, Cartier Londres, 1925. Or, platine, faïence bleue égyptienne, diamants anciens anciens et 8/8 ronds, cabochons rubis et émeraudes, cabochons citrine, cabochons onyx. A l’origine, cette broche pouvait aussi être portée en boucle de ceinture. Nils Herrmann, Collection Cartier ©Cartier
1922: découverte du tombeau de Toutânkhamon
S’il est un évènement qui a fortement influencé la joaillerie et les arts décoratifs des années 1920, c’est la découverte du tombeau de Toutânkhamon le 4 novembre 1922 par Howard Carter. «Dès 1923-24, on commence à voir des bijoux sortir des ateliers avec des motifs inspirés de l’Egypte, explique Lise Macdonald, directrice du patrimoine et des expositions chez Van Cleef & Arpels. Nous avons d’ailleurs demandé à des spécialistes du Louvre s’ils pouvaient reconnaître les hiéroglyphes gravés sur nos bijoux et objets d’époque, mais ces experts nous ont dit qu’il s’agissait en réalité de motifs sortis de l’imagination des créateurs, dénués de sens purement égyptologique.»
- Jacques Cartier en compagnie de marchands de pierres. Photographie tirée de ses journaux de voyage de 1911.
Cet engouement pour l’Egypte s’est bientôt étendu à d’autres territoires lointains, comme le Japon, la Chine ou encore l’Inde, comme l’illustre parfaitement le Tutti Frutti de Cartier, né en 1925. «Les premiers contacts entre Cartier et la joaillerie indienne datent de 1902, année du couronnement d’Edouard VII, précise Pierre Rainero, directeur image, style et patrimoine de Cartier. Son épouse, la reine Alexandra, avait reçu énormément de cadeaux en provenance d’Inde de la part de Lord et Lady Curzon, le vice-roi et la vice-reine des Indes. Notamment des bijoux. Comme nous avions un brevet de fournisseur à la fois pour Edouard VII et pour la reine Alexandra, celle-ci a confié ces bijoux à Cartier afin de les remonter dans le style de la maison. En hiver 1911, Edouard VII décède et George V devient le nouveau roi. Jacques Cartier fut invité à assister au Durbar de Delhi en décembre 1911 afin de célébrer le couronnement en Grande-Bretagne, quelques mois plus tôt, du roi George V et de la reine Mary. Il va alors établir un bureau à Delhi pour acheter des pierres gravées indiennes et les exporter vers Cartier Paris et Londres. Le Tutti Frutti est lié à l’existence de ce stock de pierres gravées.»
- Bracelet Tutti Frutti, Cartier Paris, 1925. Platine, diamants, saphirs, rubis, émeraudes, onyx, émail noir. Vendu à Mrs Cole Porter. Nils Herrmann, Collection Cartier ©Cartier
Mais l’on ne peut parler de Tutti Frutti sans évoquer la présence de Jeanne Toussaint aux côtés de Louis Cartier. «Il l’avait engagée entre 1919 et 1920. Louis Cartier signait les dessins mais l’on pense qu’il était fortement influencé par Jeanne Toussaint, ajoute Pierre Rainero. Quand on voit les lignes parallèles des premiers bracelets Tutti Frutti de 1925, on pense immédiatement à la montre Tank, avec ses deux brancards parallèles. Mais dans cette profusion figurative, on devine aussi le style que Jeanne Toussaint va cultiver par la suite. Les deux se sont alliés pour créer un objet très innovant.»
Cet engouement pour l’Egypte s’est bientôt étendu à d’autres territoires lointains, comme le Japon, la Chine ou encore l’Inde, comme l’illustre parfaitement le Tutti Frutti de Cartier, né en 1925.
- Jeanne Toussaint photographiée par le Baron Adolph De Meyer, c. 1920. ©Cartier
1925: la naissance retardée de l’Art déco
«Les années 1920 sont une décennie plus riche qu’on ne l’imagine, poursuit Pierre Rainero. Cette période voit l’avènement d’une nouvelle approche créative marquée par deux aspects essentiels: d’une part l’influence de la géométrie, voire de l’abstraction; d’autre part, une grande curiosité pour des cultures lointaines qui véhiculent une autre image de ce que l’on pense être beau.»
- Broche, Cartier New York, commande spéciale, 1925. Platine, un cabochon émeraude 15.2 carats, un coussin diamants 3.83 carats, corail, émail noir, diamants. Nils Herrmann, Collection Cartier ©Cartier
Cette idée d’aller puiser l’inspiration dans d’autres territoires – la Chine, le Japon, les arts de l’Islam, la Russie, l’Inde – se retrouve chez Cartier: «La maison va proposer des chocs esthétiques, de nouvelles associations de couleurs, de formes et de nouveaux portés. En réalité, cet intérêt pour d’autres cultures et l’irruption de la géométrie dans le domaine des bijoux remontent au début du XXème siècle. Et si l’écho a été plus important après la guerre, c’est justement à cause du conflit. Car la fameuse Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes qui s’est tenue à Paris en 1925 aurait dû avoir lieu au début des années 1910. Cette perspective avait stimulé l’imaginaire des créateurs et leur avait donné envie de montrer des choses nouvelles, mais ce travail créatif n’a pu être dévoilé qu’en 1925. Suite à cette exposition, l’Art déco est devenu l’un des premiers styles internationaux.»
«Les années 1920 voient l’avènement d’une nouvelle approche créative marquée par deux aspects essentiels: d’une part l’influence de la géométrie, voire de l’abstraction; d’autre part, une grande curiosité pour des cultures lointaines qui véhiculent une autre image de ce que l’on pense être beau.»
La femme s’émancipe, ses bijoux aussi
Tandis que les hommes étaient au front, les femmes de toutes conditions les ont remplacés dans les usines, les bus, les ambulances et d’autres activités. Pour ce faire, elles ont jeté leur corset. «Même si d’un point de vue légal, les femmes ne jouissent pas de la même liberté que celles d’aujourd’hui, en termes de comportements, elles sont plus libres: elles se coupent les cheveux à la garçonne, dansent le Charleston, changent de silhouette et la joaillerie accompagne ce changement», souligne Lise Macdonald.
La nomination en 1926 de Renée Puissant, la fille du couple fondateur de Van Cleef & Arpels, à la direction artistique de la maison est un bel exemple du nouveau pouvoir des femmes. Elle va travailler en collaboration avec René Sim Lacaze, un dessinateur de génie: «Cette alliance a permis l’envol de la maison, poursuit Lise Macdonald. Renée Puissant possède une nature audacieuse, c’est quelqu’un qui ose de nouvelles combinaisons, de nouveaux assemblages, et dans ces années 1920 elle va accompagner la maison vers des formes plus épurées, géométriques, architecturales.»
- Bracelet Fleurs enlacées, roses rouges et blanches, 1924. Platine, onyx, rubis, émeraudes, diamants jaunes et blancs. Collection Van Cleef & Arpels
«Dans les années 1920, il y avait une volonté de tourner le dos à la guerre et de s’adonner à tous les plaisirs de la vie, souligne Pierre Rainero. D’où une certaine extravagance. Les femmes accumulent les bracelets, les longs colliers, elles possèdent des nécessaires de beauté.»
Les minaudières ou vanity cases sont nées à cette époque et ne lui ont pas survécu. «J’adore les nécessaires créés dans les années 1920 par Charles Arpels pour Florence Jay Gould, l’épouse du philanthrope et homme d’affaires Frank Jay Gould, souligne François Curiel. Avant de l’accompagner à une soirée, il l’avait vue glisser ses cigarettes, un peigne, un tube de rouge à lèvres et un peu d’argent dans une simple boîte en métal, parce qu’elle ne voulait pas s’embarrasser d’un sac à main. Cela lui a donné l’idée d’une minaudière précieuse pour qu’elle puisse y glisser tous ses accessoires.»
La nomination en 1926 de Renée Puissant, la fille du couple fondateur de Van Cleef & Arpels, à la direction artistique de la maison est un bel exemple du nouveau pouvoir des femmes.
1927: Création d’Europa Star
La maison d’édition Europa Star est née pendant cette décennie créative foisonnante, en 1927. Si l’on devait retenir une pièce phare apparue cette année-là, ce serait certainement la montre «Magicien chinois» créée en 1927 par Van Cleef & Arpels, estime Lise Macdonald: «Cette pièce est dotée d’un mouvement Breguet à double affichage rétrograde: l’un des bras du magicien donne les heures et l’autre les minutes. Ce qui est important, c’est la technicité de la pièce et surtout l’influence de l’art asiatique. L’une de ces montres a appartenu à la Maharani de Baroda et une autre à Monsieur Breguet.»
- Montre de poche au Magicien chinois, 1927. Or jaune, osmior, émail. Collection Van Cleef & Arpels, mouvement Breguet
«Les bijoux de cette époque représentent le nerf de la guerre aujourd’hui lors des ventes aux enchères, relève François Curiel. Les clients recherchent ces bijoux car ils sont sertis avec des pierres quasiment impossibles à trouver de nos jours: des saphirs du Cachemire, des diamants des mines de Golconde, des émeraudes non traitées...»
«Les bijoux de cette époque représentent le nerf de la guerre aujourd’hui lors des ventes aux enchères.»
- Un exceptionnel bracelet Art déco de Cartier vendu par Christie’s Hong Kong pour HKD 56’120’000 (US$ 7’256’316) serti sur platine d’une gradation de huit saphirs taille coussin (de 10,53 à 3,38 carats) encadrés de quatre diamants. 1923.
Mais la valeur des pierres n’est pas la seule raison qui explique l’engouement des clients pour la joaillerie Art déco. Avec ses lignes épurées, sa géométrie équilibrée, ses couleurs sans faute, ce style a traversé le siècle. D’ailleurs, on a pu en retrouver des traces lors du dernier salon Watches & Wonders, qui s’est tenu à Genève en avril 2022.
Ce style était par exemple très présent dans la montre Tank chinoise, en or et laque, dévoilée par Cartier. Il s’exprimait aussi à travers un collier versatile signé Piaget orné d’un diamant jaune et d’un spinelle, qui pouvait se porter de neuf façons différentes. Ou encore dans le long sautoir orné d’un pendentif arborant l’effigie de Gabrielle Chanel côté face et un cadran de montre précieux côté pile, qui aurait tout à fait pu se retrouver au cou d’une femme vêtue d’une flapper dress, dansant le charleston au Cotton Club...