Joaillerie et horlogerie


Fura Gems à l’offensive dans la pierre de couleur

English
octobre 2025


Fura Gems à l'offensive dans la pierre de couleur

Fondée en 2017 seulement, la société minière établie à Dubaï opère des sites pour l’émeraude en Colombie, le rubis en Mozambique ou encore le saphir en Australie. En pleine expansion – les pierres de couleur résistant mieux que les gemmes traditionnelles au ralentissement du luxe – elle s’apprête à ouvrir une nouvelle mine à Madagascar mais aussi à devenir le premier producteur du genre certifié par le Responsible Jewellery Council, professionnalisant un milieu longtemps resté très artisanal aux enjeux socio-économiques et environnementaux importants. Rencontre à GemGenève.

A

u début était Are, le grand dieu créateur des Muiscas, qui façonna Fura, une femme d’une beauté divine, et Tena, son époux, pour qu’ils soient les gardiens de la vie sur Terre. Leur mission sacrée était de préserver la nature et d’enseigner l’amour et le respect de la vie aux générations humaines. Fura, bienveillante et généreuse, permit un jour à un jeune homme étranger de gravir la montagne sacrée. Séduite par la jeunesse et la vitalité de cet homme, elle trahit Tena. Cette infidélité déclencha la colère des dieux.

En châtiment, les dieux condamnèrent Fura à pleurer pour l’éternité. Ses larmes, emplies de remords et de pureté, tombèrent sur les montagnes et se transformèrent en émeraudes vertes étincelantes. Tena, fidèle à Fura malgré la trahison, fut pétrifié à ses côtés en montagne, formant les deux sommets Fura et Tena, qui surplombent la vallée de  Muzo en Colombie.

C’est de cette légende de la culture Muica et de son mont mythique dans la région andine de Colombie, où l’on trouve «les gemmes les plus précieuses, les serpents les plus venimeux et les papillons les plus enchanteurs», que Fura Gems tire son nom.

La mine Fura en Colombie
La mine Fura en Colombie

Au fond, la joaillerie n’est-elle autre chose qu’une déclaration d’amour éternelle? Et les pierres de couleur ses emblèmes peut-être les plus forts par leurs tonalités évoquant autant d’émotions changeantes?

Fura Gems est une spécialiste du Big Three (émeraude, rubis, saphir) qui a donc commencé son parcours en 2017 avec les émeraudes dans la mine de Coscuez en Colombie, l’une des plus emblématiques du pays, et s’est depuis lors imposée sur trois continents avec des opérations structurées également au Mozambique pour les rubis et en Australie pour les saphirs.

Moins ancienne que ses grands concurrents comme Gemfields, elle a pour elle l’ambition de mettre aux standards internationaux des mines souvent artisanales, en investissant notamment dans la mécanisation, la traçabilité et les programmes sociaux locaux. En Colombie, là où tout a démarré, Fura Gems opère à une échelle importante: 14 kilomètres de tunnels de 4 mètres sur 4 où des camions peuvent circuler jusqu’à 700 mètres sous terre - une infrastructure unique dans le secteur de l’émeraude colombienne.

Les enjeux de sécurité, mais aussi de préservation de l’environnement et de développement des communautés locales, n’en sont que plus importants et «font partie intégrante de la stratégie globale de Fura Gems», déclare son responsable du marketing et de la communication, Gianluca Maina, que nous avons renconré au salon GemGenève, où il venait voir ses clients directs, les tailleurs, et les clients finaux des pierres de sa société, les grands noms de la joaillerie et de l’horlogerie, notamment certaines des maisons européennes parmi les plus prestigieuses dans ces catégories.

Europa Star: Quel est l’état du marché de la pierre de couleur?

Gianluca Maina: Le luxe connaît en 2025 une forme de ralentissement après le boom post-Covid, mais la pierre de couleur souffre moins que d’autres pierres précieuses comme le diamant par exemple – cela reste un marché en pleine expansion avec une demande soutenue de la part des grandes maisons de joaillerie, notamment en Europe et en Asie. Il faut savoir que les marques ont, jusqu’à il y a quelques années, constitué d’importants stocks de pierres à l’avance, sans forcément savoir exactement leur débouché.

Nous nous adressons aux tailleurs et aux acteurs intermédiaires qui acquièrent nos pierres brutes lors de nos ventes aux enchères («tenders») et qui vont ensuite les proposer aux grandes maisons de joaillerie et d’horlogerie. Parallèlement, nous entretenons des relations étroites avec ces marques afin de les tenir informées de nos avancées dans les domaines de la traçabilité, de la durabilité et plus largement de nos initiatives ESG. Ces dernières années, les marques ont commencé à utiliser davantage leurs inventaires ainsi constitués, ce qui explique aussi ce ralentissement général, mais la dynamique sous-jacente du marché reste très positive à moyen terme.

Saphirs d'Australie
Saphirs d’Australie

Quelles sont les spécificités de Fura Gems sur ce marché?

Nous sommes les seuls producteurs de l’ensemble du «Big Three» des pierres de couleur sur trois continents, à savoir émeraude, rubis et saphir. Ce positionnement intégré est unique dans l’industrie. Nous avons des mines d’émeraude en Colombie, de rubis et de saphir rose au Mozambique et de saphirs de toutes les couleurs en Australie. De plus, nous avons un projet d’exploration pour une mine de saphir à Madagascar qui est en train d’aboutir.

Nous sommes le plus important producteur de saphir australien, avec 95 % du marché de la production du pays. Avant notre arrivée, ce saphir était connu pour avoir une couleur foncée, mais aujourd’hui nous arrivons à extraire plusieurs partitions de couleurs, du bleu profond au vert clair en passant par des teintes pastel très recherchées. C’est une source très intéressante car très sûre au niveau du risque des affaires et environnemental, grâce à un cadre réglementaire stable et une exploitation à ciel ouvert très maîtrisée.

Fura Gems à l'offensive dans la pierre de couleur

Fura Gems à l'offensive dans la pierre de couleur

Mines de Fura Gems en Australie
Mines de Fura Gems en Australie

D’où vient votre société?

Fura Gems est une jeune structure, née en 2017 avec l’acquisition d’une première mine en Colombie qui porte le nom de la montagne Fura, d’où le nom de la société. Selon une légende locale, ce sont les larmes de la déesse Fura qui se sont transformées en émeraudes, que l’on retrouve sur sa montagne. Il s’agissait d’une mine artisanale dont nous avons sécurisé les droits. Notre vision est d’acquérir des sites et d’amener une approche plus industrielle et professionnelle sur l’ensemble des Big Three. Nous utilisons les dernières technologies scientifiques pour comprendre le réel potentiel des mines et de nouvelles techniques d’exploitation pour en optimiser le rendement, tout en assurant une meilleure sécurité et une réduction de l’impact environnemental.

La société a bien grandi: nous comptons aujourd’hui 1’200 employés ainsi que 600 contractants à travers le monde. Nous sommes conscients que notre présence n’est que temporaire sur ces sites et que des communautés locales y vivent et y vivront après nous. Nous avons donc une approche basée sur un développement durable, en générant des opportunités qui vont au-delà du facteur économique, comme l’accès à l’éducation, à la santé, la formation professionnelle et la reforestation, afin d’améliorer durablement les conditions générales de vie sur place.

Rubis du Mozambique
Rubis du Mozambique

Les enjeux éthiques sont justement de plus en plus scrutés dans l’industrie minière. Comment y répondez-vous?

Le cœur de ce sujet est la traçabilité et la transparence. Il y a une demande croissante des marques pour des produits traçables, car leur réputation est en jeu et les exigences réglementaires et sociétales se renforcent. L’une de nos forces est justement que tous nos produits sont traçables. Nous utilisons la blockchain Provenance Proof de Gübelin (lire notre article à ce sujet ici, ndlr) pour assurer la traçabilité de toutes nos pierres(de leur extraction jusqu’à la vente.

Nous organisons des ventes aux enchères deux fois par année pour chacune de nos catégories de pierres, à Bangkok et en Colombie. La norme par le passé allait aux lots en volume, très mélangés entre différentes pierres. Aujourd’hui, nous proposons des lots de plus petite taille, plus ciblés, qui sont aussi plus aisés à tracer et qui répondent mieux aux besoins qualitatifs des marques.

De plus, nous travaillons systématiquement avec plusieurs laboratoires d’analyse, comme le GRS GemResearch Swisslab, le SSEF ou le Gübelin Gem Lab, qui délivrent plusieurs certificats garantissant l’origine et la qualité des pierres. Nous sommes également régulièrement audités par les marques de joaillerie elles-mêmes, dès lors qu’elles achètent en plus grandes quantités des pierres issues de nos mines, ce qui constitue une forme de contrôle supplémentaire du marché lui-même.

Il y a un an, nous avons entamé le processus de certification par le Responsible Jewellery Council (RJC) (RJC), le plus important acteur du genre. Nous visons une certification d’ici la fin de l’année, ce qui ferait de Fura Gems le premier producteur de pierres de couleur à obtenir cette reconnaissance internationale.

Il est important de rappeler que les notions de «responsible mining» et d’«ethical mining» ne sont pas définies de manière stricte par une nomenclature internationale. Cette absence de cadre commun peut parfois créer de la confusion, voire permettre à certains acteurs d’utiliser ces termes sans preuves concrètes. Pour nous, ces notions doivent s’appuyer sur des engagements vérifiables et mesurables. C’est pourquoi nous avons mis en place des procédures standardisées à travers l’ensemble de nos opérations minières, ainsi que des audits réguliers et des reportings selon les normes internationales du GRI.

Nous suivons également des indicateurs environnementaux précis, comme l’index des émissions de CO₂ par carat extrait, afin de pouvoir démontrer concrètement nos progrès. Notre objectif est de transformer ces principes en données traçables, intégrées au passeport digital de chaque pierre — une évolution que nous anticipons activement.

Fura Gems à l'offensive dans la pierre de couleur

Mine Fura Gems au Mozambique
Mine Fura Gems au Mozambique

Pouvez-vous nous donner des exemples de problématiques sociales, économiques et environnementales auxquelles vous faites face?

Il est inévitable de rencontrer des problématiques, car les gisements de pierres de couleur sont rarement situés dans des zones offrant des conditions géopolitiques, économiques, sociales ou environnementales simples. Or, aujourd’hui, bien connaître et maîtriser sa supply chain est un enjeu stratégique majeur: cela peut renforcer ou fragiliser durablement la réputation d’une marque. La transparence dans le secteur augmente heureusement — elle est exigée par le leadership des grandes maisons, qui la font ensuite descendre tout au long de la chaîne de valeur. De notre côté, nous poussons activement à renforcer cette transparence et à partager nos progrès.

L’un des points les plus critiques, par exemple, est la gestion de l’eau: pour opérer une mine, l’eau est requise en grande quantité, donc le traitement optimal des eaux usées s’avère essentie, à la fois pour l’environnement et pour les communautés environnantes. Une autre problématique importante est l’assainissement des terrains lorsqu’une mine cesse d’être opérationnelle. En Australie, nous avons par exemple l’obligation d’exploiter des surfaces limitées — de la taille d’un terrain de football — et de restaurer chaque zone avant de passer au site suivant. Cela mobilise des moyens logistiques considérables et une expertise approfondie en matière de gestion et préservation des sols, afin de restituer le terrain dans son état initial.

Quelle est la typologie de vos clients?

Notre clientèle, directe et indirecte, est très diversifiée et couvre toute la chaîne de valeur: des tailleurs et intermédiaires spécialisés, qui acquièrent nos pierres lors de ventes aux enchères (tenders), jusqu’aux grandes maisons de joaillerie et d’horlogerie, avec lesquelles nous entretenons un dialogue régulier. Ce dialogue nous permet d’adapter notre offre à leurs besoins spécifiques et de les tenir informées de nos avancées en matière de traçabilité et d’ESG.

Saphirs roses du Mozambique
Saphirs roses du Mozambique

Au final, vos pierres se retrouvent-elles davantage sur des bijoux ou des montres?

En termes de volumes, nous approvisionnons principalement la joaillerie, mais l’horlogerie représente un segment stratégique en forte croissance. Les saphirs australiens, par exemple, offrent une palette de couleurs très appréciée, notamment pour des applications techniques telles que les baguettes. Nous voyons encore un potentiel important dans ce secteur pour permettre aux marques de développer des créations originales et différenciantes.

Pourriez-vous nous partager votre parcours avant de rejoindre Fura Gems?

Apres un début de carrière auprès de la NBA et du WWF, j’ai commencé en joaillerie-horlogerie dans les années 2000 auprès de Max Büsser, alors chez Harry Winston dans la division des montres à Genève, avant d’être transféré à New York pour prendre la direction du marketing et de la communication au niveau groupe. Par la suite, j’ai beaucoup travaillé en consulting horloger depuis les États-Unis, notamment pour la chaîne de boutiques Tourneau. Ensuite, je suis revenu en Suisse, chez De Grisogono, une maison où est vraiment née ma passion et ma fascination pour les pierres de couleur. C’était une joaillerie jouissive, extraordinaire, flamboyante!