Introduction
Un instantané du marché horloger américain
Aux Etats-Unis, comme presque partout dans le monde, un effet de rattrapage a été constaté en 2018. Mais en coulisses, les fondamentaux du marché américain sont en plein bouleversement, entre le développement de la montre connectée, la concentration du commerce de détail aux mains des Européens et la forte croissance du marché secondaire grâce à internet.
- LES EXPORTATIONS HORLOGÈRES SUISSES VERS LES ETATS-UNIS DEPUIS 2015 (EN MILLIONS DE CHF)
1er bouleversement: la percée de la montre connectée
On peut s’amuser, dans un restaurant de New York ou dans une salle de fitness de Los Angeles, d’observer les poignets des convives ou des sportifs. Nul doute que l’Apple Watch sera majoritaire – et cela y compris auprès des femmes. Plus encore qu’en Europe, la connectée s’est véritablement imposée dans le segment de la montre à moins de 500 dollars aux Etats-Unis. C’est l’un des grands bouleversements du secteur observés en Amérique du Nord depuis 2015.
Celle-ci ne cannibalise en revanche absolument pas la montre mécanique traditionnelle: au contraire, la «belle mécanique» est en voie de redressement en 2018, un effet de rattrapage constaté ici comme en Asie. Avec plus de 2,2 milliards de francs d’exportations de montres suisses vers les Etats-Unis l’an passé, le marché progresse de 8% et se rapproche des résultats de 2015. Pour schématiser, on pourrait dire que le marché du «volume» semble progressivement aller à Apple, tandis que la «valeur», elle, est fermement ancrée chez les marques traditionnelles suisses.
Quelle est la marge de manoeuvre des géants américains de la montre fashion que sont Fossil Group, Movado Group et Timex?
Dans ce scénario, quelle place pour les géants américains de la montre fashion que sont Fossil Group, Movado Group et Timex? La première, depuis son acquisition de la société Misfit en 2015, a résolument opté pour le virage vers la connexion, sortant trimestre après trimestre des versions connectées de modèles Fossil, Armani, Diesel ou encore Michael Kors. L’érosion de son action en Bourse illustre les difficultés du groupe face à l’arrivée d’Apple sur son terrain de jeu. Néanmoins, la vente en janvier 2019 à hauteur de 40 millions de dollars de technologies de connexion à Google a rassuré les investisseurs et pourrait signifier le début d’une inflexion de la tendance.
Kosta Kartsotis, Président et CEO du groupe Fossil, déclarait en novembre dernier: «L’activité générale continue de faire face à des vents contraires liés à la baisse dans la catégorie des montres traditionnelles et à des retraits et des fermetures de points de vente peu performants, mais nous nous efforçons de réduire l’écart grâce aux gains réalisés dans la connexion et le numérique.»
2ème bouleversement: les détaillants européens arrivent en force
Un deuxième bouleversement profond aux Etats-Unis est l’évolution des structures de distribution. Comme partout dans le monde, une part importante de marques entend alterner ouverture de magasins en propre et maîtrise des ventes en ligne pour verrouiller leur distribution. Les cas les plus récents sont ceux de Richard Mille et Audemars Piguet, quittant du même coup le salon du SIHH. L’ouverture récente d’une nouvelle boutique Richard Mille à New York – la plus grande au monde – est en ce sens également l’ouverture d’une nouvelle ère. Audemars Piguet entend abandonner la distribution dans des points de vente multimarques d’ici trois ans et demi, selon son CEO François-Henry Bennahmias.
Une concentration de la distribution par une poignée de puissantes chaînes, d’origine européenne.
- La nouvelle boutique de Watches of Switzerland à SoHo
Aux Etats-Unis, les fermetures de boutiques traditionnelles de taille petite à moyenne ont été nombreuses. Corollaire, une concentration de la distribution par une poignée de puissantes chaînes, d’origine européenne, à la force de frappe considérable et très proches de leurs marques bestseller, comme Rolex, dominante aux Etats-Unis. On a ainsi observé coup sur coup le rachat de la chaîne Tourneau par le géant suisse Bucherer et le rachat de la chaîne Mayors par le géant britannique Watches of Switzerland. Quant au géant allemand Wempe, il est solidement implanté à New York avec sa boutique de la Fifth Avenue, ainsi qu’avec l’espace que le détaillant opère pour Rolex.
- La nouvelle boutique de Richard Mille à New York – sa plus grande dans le monde – marque aussi l’entrée dans une nouvelle ère pour la société
3ème bouleversement: le e-commerce favorise la montre d’occasion
On pensait que l’émergence d’internet favoriserait la vente en ligne de montres connectées. Ou au moins des modèles ultra-contemporains. Or, au contraire, c’est bien la montre de grand-papa, de deuxième voire de troisième main, qui a d’abord profité de l’arrivée du e-commerce, sur un marché encore souvent gris, alimenté par de «vraies» montres vintage mais aussi par les effets de la surproduction horlogère, via des montres dites pre-owned et en réalité bien souvent never-worn.
Le e-commerce horloger reste une jungle mais des prairies sont en train d’être dégagées. En cela, les Etats-Unis, berceau des technologies numériques, agissent comme un pionnier, qu’il faut suivre de près. Au-delà de Amazon ou eBay, des acteurs importants se sont mis en place, spécialisés dans la vente de montres de luxe d’occasion, comme WatchBox – qui vient d’ouvrir un bureau en Suisse (lire ici) – ou True Facet (lire ici).
- La salle de trading de la plateforme WatchBox à Philadelphie
Le e-commerce horloger reste une jungle mais des prairies sont en train d’être dégagées.
La nouvelle étape est le rapprochement du marché secondaire en ligne directement avec les détaillants autorisés et les marques. WatchBox a ainsi mis en place un partenariat avec le détaillant californien Hing Wa Lee et son arrivée en Suisse n’est pas sans rapport avec sa volonté de proposer aux marques un canal direct vers le marché secondaire. Le détaillant historique américain London Jewelers a établi un partenariat avec le site de e-commerce Crown & Calibre. De con côté, le site True Facet, qui vient de lever 10 millions de dollars en capital-risque, collabore avec le détaillant Stephen Silver de la Silicon Valley mais aussi directement avec des marques comme Raymond Weil ou Fendi.
Analyse
Une «apocalypse» du commerce de détail? Pas si simple...
Au-delà de la seule horlogerie, le secteur du commerce de détail américain est sous forte pression depuis plus d’une dizaine d’années déjà. Plusieurs centaines de succursales de grands magasins comme Macy’s, Sears, Kmart et J.C. Penney sont en cours de liquidation. Les géants Toys “R” Us (jouets) ou HH Greg (électronique) ont déclaré leur faillite. Payless (chaussures) et Rue 21(vêtements) ont réussi à se restructurer, mais après la fermeture de nombreux points de vente. RadioShack, chaîne historique de magasins actifs dans l’électronique, a quant à elle déposé le bilan avant de se faire racheter par un fonds d’investissement. Un tableau assez sombre, donc.
Selon le périodique américain The Observer, la moitié des quelque 1’200 centres commerciaux disséminés à travers les Etats-Unis pourraient fermer d’ici à 2023. En 2017, la société de services en immobilier d’entreprise Cushman & Wakefield a dénombré près de 9’000 fermetures de pas de porte dans le pays. Soit davantage que le nombre total de fermetures entre 2003 et 2006.
- LES FERMETURES DE MAGASINS AMÉRICAINS (Cushman & Wakefield)
Le tableau doit néanmoins être nuancé, alors que l’on a beaucoup entendu l’expression «apocalypse du retail» pour décrire le phénomène.
Bien entendu, le fonds de l’explication se trouve dans de nouveaux comportements d’achat, qui exigent de moins en moins de se rendre dans des «super malls» pour avoir accès au produit. Mais la part du e-commerce elle-même reste très mineure dans les achats totaux: selon le Département américain du commerce, il comptait pour 452 milliards de dollars sur les plus de 5 trillions (5’000 milliards) dépensés par les Américains dans le commerce de détail en 2017.
- Le géant Macy’s est sous pression
Selon Bloomberg, la cause de cette «apocalypse» du commerce de détail «n’est pas simplement liée au fait qu’Amazon.com Inc. prend des parts de marché ou que les millennials dépensent plus en expériences qu’en objets tangibles. La raison profonde en est que bon nombre de ces chaînes sont surendettées.»
C’est le centre commercial géant et impersonnel, qui s’est multiplié dans les années 1990 aux Etats-Unis, qui est le plus menacé…
Le problème semble surtout résider dans la suroffre d’espace commercial aux Etats-Unis, selon le CEO de Urban Outfitters Richard Hayne, dans un entretien avec The Guardian: «Le marché américain est saturé d’espaces de vente de détail et une trop grande part est constituée magasins de vêtements.» Hayne retrace les problèmes à la forte expansion des années 1990 et du début des années 2000, notant au passage que les États-Unis avaient maintenant six fois plus d’espace commercial par habitant que l’Europe ou le Japon.
Plusieurs phénomènes sont donc à l’œuvre, à commencer par une réduction de l’espace commercial destiné à une classe moyenne en difficulté, aux Etats-Unis comme dans le reste de l’Occident. Le e-commerce gagne des parts de marché, mais l’achat à distance ne représente pour l’heure que 10% environ du total des dépenses.
Et un géant du e-commerce comme Amazon a commencé à investir lui-même dans le brick-and-mortar, en rachetant par exemple la chaîne Whole Foods ou en lançant ses propres magasins Amazon Go. L’équation semble donc plutôt consister à trouver le meilleur équilibre entre achat physique et virtuel, selon un modèle «omnichannel».
A ce compte-là, la boutique de quartier, moins artificielle et plus authentique que le mall, pourrait même se voir revalorisée. C’est bien le centre commercial géant et impersonnel, qui s’est multiplié dans les années 1990 aux Etats-Unis, qui est le plus menacé…
Points de vente
Domination européenne en Amérique
Le leader suisse Bucherer, le leader allemand Wempe et le leader britannique Watches of Switzerland ont tous investi massivement dans des reprises ou ouvertures de boutiques aux Etats-Unis. Déjà dominé par les marques horlogères du Vieux Continent, le marché américain est en phase de passer sous pavillon européen pour ce qui est de la distribution également.
En décembre, dans le quartier de SoHo à New York, le géant de la distribution horlogère britannique Watches of Switzerland inaugurait son premier point de vente américain. Un bel espace de deux étages sur Greene Street, que nous avons pu visiter, dans un quartier qui n’est traditionnellement pas un haut lieu de l’horlogerie, plutôt concentrée sur la Fifth Avenue.
Le groupe britannique a également ouvert une enseigne à Las Vegas, ainsi que des boutiques pour Rolex, Omega et Breitling, toutes situées dans l’hôtel Wynn dans la capitale du jeu. Il ne compte pas en rester là, puisqu’il a prévu d’ouvrir ce printemps une boutique dans le centre commercial géant de Hudson Yards, à Manhattan, et plus tard une autre enseigne dans le New Jersey, au sein du centre commercial American Dream Meadowlands.
- Chez Watches of Switzerland à Manhattan
«Il ne s’agit pas que de prendre des parts de marché, souligne David Hurley, vice-président exécutif de Watches of Switzerland. Le marché américain peut croître en chiffres absolus. Il fait déjà six fois la taille du marché britannique pour ce qui est de la bijouterie. Or, il ne fait qu’une fois et demie la taille du Royaume-Uni pour ce qui est des montres. Vous voyez bien le potentiel de croissance.»
- David Hurley, vice-président exécutif de Watches of Switzerland
«Il ne s’agit pas que de prendre des parts de marché. Le marché américain peut croître en chiffres absolus.»
Le groupe est propriété de Apollo Global Management, qui entendrait, selon plusieurs sources, entrer en Bourse en 2019. Un véritable géant met donc un pied aux Etats-Unis. Plus tôt dans l’année, Watches of Switzerland avait déjà «avalé» la chaîne de bijouterie et horlogerie Mayors, active en Floride et en Géorgie, à travers 17 boutiques (dont une opérée pour Rolex): «Grâce à l’acquisition de cette entreprise de plus de cent ans, nous en apprenons beaucoup en vue de notre extension aux Etats-Unis», précise David Hurley.
Le tournant Tourneau
Un autre géant de l’horlogerie européenne, le groupe suisse Bucherer, avait un an plus tôt créé un séisme en rachetant début 2018 Tourneau, acteur historique américain fondé en 1900 et plus grand détaillant de montres de luxe des Etats-Unis, avec plus d’une vingtaine de points de vente dans le pays. Outre sa distribution physique, Tourneau a fortement développé la montre d’occasion et les ventes en ligne, deux créneaux en fort développement.
Très proche de Rolex, un partenaire historique, Bucherer n’a pas laissé passer cette occasion de mettre un pied – ou plutôt deux – sur le marché américain, ce qui pourrait encore renforcer la domination de la marque à la couronne aux Etats-Unis. Il peut également y développer sa propre marque Carl F. Bucherer. Depuis lors, le groupe Bucherer a également acquis la chaîne de boutiques horlogères Baron & Leeds, active en Californie et à Hawaii et également partenaire de Rolex.
L’empire de Bucherer s’étend aujourd’hui de l’Europe aux Etats-Unis.
La période de fébrilité dans le secteur horloger depuis la crise chinoise de 2014 a donc pleinement profité à un géant comme Bucherer, dont l’empire s’étend aujourd’hui de l’Europe aux Etats-Unis. Et le marché américain semble bel et bien le nouveau terrain de jeu des grands détaillants européens. De son côté, le leader allemand Wempe opère une boutique de renom à New York, ainsi qu’une enseigne… Rolex, encore et toujours.
- La boutique historique de Tourneau à New York
Un clash des cultures?
Les détaillants traditionnels américains, de taille plus modeste, peuvent légitimement craindre l’arrivée de ces «super-détaillants» européens, très proches géographiquement, culturellement et stratégiquement de leurs partenaires suisses.
Dans un article publié sur le site de Forbes en mars 2018, intitulé How The Swiss Luxury Watch Industry Is Dismantling Business Operations In America, le journaliste horloger américain Ariel Adams, fondateur du site spécialisé A Blog to Watch, s’inquiète ainsi de la mainmise croissante des entreprises suisses et européennes sur les réseaux de distribution aux Etats-Unis.
Il écrit notamment: «Dans cette industrie, les Américains et les Suisses ne seront jamais d’accord sur la plupart des choses. Cette relation controversée a progressé à un point tel que de moins en moins d’Américains travaillent actuellement dans l’industrie américaine de la vente de montres de luxe.»
«Dans cette industrie, les Américains et les Suisses ne seront jamais d’accord sur la plupart des choses.»
Et poursuit: «Récemment, des sociétés étrangères ont acheté des chaînes de magasins de montres haut de gamme gérées historiquement par des Américains. J’interprète ces mesures d’acquisition de chaînes de vente au détail comme une tentative de promouvoir une plus grande intégration verticale, ce qui a pour effet que de plus en plus d’Américains quittent l’industrie aux Etats-Unis.»
Un clash des cultures serait-il en vue? «Nous apportons une expertise du commerce de détail, répond David Hurley chez Watches of Switzerland. Je crois que c’est le potentiel inexploité du marché américain, avec des ventes encore très éloignées de la taille réelle du pays, qui expliquent notre intérêt et celui d’autres détaillants européens. Nous investissons en parallèle dans le luxe, le numérique et le pre-owned pour apporter de la croissance aux Etats-Unis.»
Portrait
Roland G. Murphy, le résistant
Là où autrefois étaient établis les géants de l’horlogerie américaine comme Hamilton Watch Company, dans la région de Lancaster en Pennsylvanie, nous avons rencontré Roland G. Murphy. Ce maître de la restauration de montres, fondateur de la marque RGM Watch Company en 1992, est le seul horloger américain produisant ses propres mouvements mécaniques. Un indépendant isolé de l’autre côté de l’Atlantique, bien loin de l’écosystème suisse.
C’est une ancienne banque, dans la petite localité de Mount Joy en Pennsylvanie, qui accueille les locaux de RGM Watch Company. Un bâtiment de briques solide donc, avec au sous-sol un coffre-fort vintage mais toujours très fiable. Au rez-de-chaussée, trois horlogers sont affairés sur leur établi. Après le tour du propriétaire, la discussion commence avec Roland G. Murphy, le seul maître-horloger d’Amérique.
- Roland G. Murphy, fondateur de RGM Watch Company
«Les Etats-Unis ont toujours été un pays plutôt orienté sur la production horlogère de masse, avant que tout parte en Asie, souligne Roland Murphy. Les grosses usines de notre région avaient un fonctionnement très différent de notre atelier artisanal. En un sens, je suis un héritier de cette tradition horlogère, mais un héritier au visage très différent.» Lui se sent plus proche d’esprit d’un d’un Kari Voutilainen, Svend Andersen, Peter Speake-Marin ou des frères Grönefeld.
C’est cependant bien chez Hamilton, à Lancaster, que tout a commencé pour le natif du Maryland. Appréciant les travaux manuels, il apprend le métier de menuisier et le hasard fait qu’il est assigné à la restauration d’horloges en bois, dans lesquelles il fallait intégrer des mouvements allemands. Lorsque cette société fait faillite, Roland Murphy rachète les stocks d’horloges et se met à en décortiquer les mouvements. Le début d’une passion qui ne le lâchera plus.
- Le modèle “Chess in Enamel” de RGM Watch Company
Un pionnier de la «nouvelle vague» des créateurs indépendants
L’Américain rejoint une école technique en Pennsylvanie (qui a depuis lors fermé ses portes) pour y suivre un cours d’horlogerie, avant de s’envoler en 1986 pour la Suisse, où il se perfectionne au sein du Wostep à Neuchâtel. De retour aux Etats-Unis, il est engagé par la SMH au développement produit pour la marque Hamilton à Lancaster. Roland Murphy ne se sent cependant pas à sa place dans un groupe, où l’initiative individuelle est forcément limitée par les nombreuses contraintes, réunions de travail et supérieurs hiérarchiques. Et puis, le travail manuel lui manque. Il quitte le groupe. De son côté, Hamilton quittera définitivement la région en 2003 pour Bienne.
L’horloger fait face à des contraintes supplémentaires, puisqu’il se trouve loin des circuits d’approvisionnement suisses.
Au début des années 1990, les créateurs indépendants, emmenés par François-Paul Journe, Franck Muller, Antoine Preziuso ou Vincent Calabrese, se comptent encore sur les doigts de la main – on est loin du Carré des Horlogers actuel. En fondant RGM Watch Company en 1992, Roland Murphy compte donc parmi les pionniers de la «nouvelle vague» horlogère.
Avec des contraintes supplémentaires, puisqu’il se trouve géographiquement très loin des circuits d’approvisionnement suisses. «Mes confrères ont accès à des technologies et à une main d’œuvre qualifiée de proximité, au soutien de fondations et à une attention médiatique bien supérieure, souligne Roland Murphy. Cela fait plusieurs années que je veux engager un horloger finlandais, que j’ai eu ici en stage, mais les visas sont très difficiles à obtenir.»
- Le siège de RGM Watch Company se trouve dans une ancienne banque dans la petite localité de Mount Joy en Pennsylvanie
Stocker les composants-clé
Heureusement pour lui, l’horloger a acquis à ses débuts un grand nombre d’assortiments Nivarox via des tiers, qu’il utilise toujours aujourd’hui. Ses premiers modèles sont des chronographes squelettés à roue à colonne, équipés de mouvements Valjoux. Avec l’aide de Jean-Daniel Dubois (aujourd’hui directeur de Vaucher Manufacture), alors chez Lemania, il peut aussi lancer des petites séries de montres à tourbillon, à répétition minutes et à calendrier perpétuel.
Parallèlement, il poursuit une activité de restaurateur de modèles anciens et s’occupe du service après-vente pour les Etats-Unis pour le compte de marques comme Sinn, Eberhard & Co. ou Titoni. Ce qui soutient son activité de marque indépendante, comptant aujourd’hui une dizaine d’employés.
En 2007, RGM Watch Company lance son premier mouvement maison, fruit d’un développement qui aura duré sept ans. Aujourd’hui, la société compte quatre calibres manufacture Made in America, pour une production annuelle de quelque 250 montres. L’horloger s’est notamment spécialisé dans la conception de modèles sur mesure, un créneau en croissance, ainsi que dans le trade-in de modèles d’occasion contre des montres neuves RGM.
Aujourd’hui, la société compte quatre calibres manufacture Made in America, pour une production annuelle de quelque 250 montres.
Une certaine vision de l’Americana
Parmi les collections courantes, il faut mentionner la série Pennsylvania, qui va de modèles à moins de 10’000 dollars, équipés de boîtiers commandés sur mesure à un fournisseur de l’industrie aérospatiale (!), jusqu’à un modèle en acier à tourbillon à 95’000 dollars. Pour le vingtième anniversaire de la société en 2012 a été lancé le Calibre 20, qui équipe un modèle à cadran guilloché, avec un beau travail d’émail grand-feu. Parmi les options de personnalisation, on peut choisir parmi la stop-seconde, des motifs et gravures ou encore le nombre des barillets.
Le mouvement le plus récent développé par Roland Murphy et ses équipes est le Calibre 801 à trotteuse centrale (sweep second), qui s’inspire de calibres vintage de Patek Philippe à double barillets. L’horloger planche actuellement sur un nouveau mouvement encore plus haut de gamme, similaire au Zenith 235 ou à l’Omega Type 2.
RGM Watch Company a également recours à des mouvements ETA pour proposer des montres plus accessibles, comme le modèle 151 à 3’000 dollars. La société propose aussi sa vision de l’Americana via le modèle Baseball Watch.
- Le modèle RGM 801-COE Corps of Engineers
Une série de mauvaises expériences
La plupart des clients sont des connaisseurs horlogers américains. Roland Murphy a choisi il y a plus d’une décennie déjà de passer au modèle de 100% de vente en direct, après une série de mauvaises expériences auprès de détaillants.
«A mes débuts, j’ai commencé par collaborer avec des revendeurs mais j’ai réalisé qu’il valait mieux y renoncer pour une petite marque indépendante comme moi, explique l’horloger. Les grandes marques donnent des avantages aux vendeurs pour assurer leur suprématie. Un jour, je suis allé dans un point de vente qui me représentait en Californie et j’ai demandé le prix d’une de mes montres: le vendeur m’a alors directement redirigé vers une autre marque. Cela est arrivé à trois reprises en trois mois. Assez pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un hasard.»
«J’ai commencé par collaborer avec des revendeurs mais j’ai réalisé qu’il valait mieux y renoncer pour une petite marque indépendante comme moi.»
RGM Watch Company se retire alors de la dizaine de points de vente qui la représentent aux Etats-Unis. «En me débarrassant de cette marge, cela m’a aussi permis de proposer des modèles plus abordables, poursuit Roland Murphy. Au final, nous avons réduit la production et augmenté nos marges. Avec l’arrivée d’internet, nous avons vraiment connu la croissance, en particulier grâce à l’écho des réseaux sociaux et des blogs spécialisés.»
- Le mouvement maison Caliber 801 de RGM
Une région qui oublie son passé horloger
Avec son expérience de restaurateur, l’horloger table sur une vision de long terme. Il a par exemple renoncé à employer le silicium dans ses calibres: «Quand je pense à une montre, je pense à sa réparation dans plusieurs décennies. Trop peu de marques en tiennent compte. C’est aussi pour cela que les indépendants rencontrent le succès auprès des collectionneurs. On a affaire à des humains, pas des technocrates.»
Dans sa région cependant, les habitants ne sont plus exposés comme autrefois à l’importance de l’industrie horlogère: «Beaucoup ignorent la longue histoire industrielle et horlogère de notre territoire, malgré la présence du National Museum of Watchmakers and Clockmakers.» Alors, avec sa bonhommie et son discours sincère, Roland Murphy agit comme une piqûre de rappel salutaire, qui peut-être entraînera de nouvelles vocations parmi ceux dont les grands-parents consacraient souvent leur vie à l’horlogerie.
Histoire
Les heures de gloire de l’horlogerie américaine
Lorsqu’il se rend à l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, l’émissaire suisse Jacques David s’alarme de la progression rapide de l’industrie américaine. Sa lettre aux horlogers suisses est restée célèbre. Retour sur les belles années de la montre Made in USA.
Indirectement, l’horlogerie suisse doit une fière chandelle au génie industriel américain. C’est en effet devant la menace de la désuétude face au productivisme Made in USA que l’industrie suisse a mis en branle un grand chantier de modernisation de ses structures de travail à la fin du 19ème siècle. Un peu comme ce qui se passera un siècle plus tard face aux performances de la montre bon marché japonaise…
L’Amérique s’est d’abord construite sur la conquête de nouveaux territoires et par l’avancée du rail vers le Wild Wild West. Dans cette entreprise, les horlogers ont joué un grand rôle en fournissant les outils de mesure du temps permettant la coordination de cette progression, notamment pour éviter les accidents dans un pays très vaste et comptant une multitude de fuseaux horaires. Pour les besoins du rail et de la conquête de l’Ouest, les horlogers américains ont mis les bouchées doubles pour accélérer leur production, passant rapidement à la chaîne de montage et à la mécanisation.
Pour les besoins du rail, les horlogers américains ont mis les bouchées doubles pour accélérer la production.
A l’Exposition horlogère de Philadelphie de 1876, l’entreprise Waltham basée dans le Massachussets présente ainsi une chaîne de production horlogère en démonstration, ainsi qu’une machine totalement automatique pour la fabrication de vis de précision, qui font grand effet sur Jacques David, directeur technique de Longines. Sa lettre à ses compatriotes, intitulée «MM. Les Horlogers Suisses: Réveillez-vous!», agira comme une sonnette d’alarme pour une industrie suisse reposant encore largement sur le système séculaire d’établissage.
Entre 1850 et 1957, Waltham produit environ 40 millions de montres, pendules, horloges, compteurs de vitesse, compas, détonateurs et instruments de haute précision. Autre entreprise d’importance nationale, Elgin, basée dans l’Illinois, fournit près de la moitié du total des montres de poche manufacturées aux Etats-Unis durant son existence d’un siècle de 1864 à 1964. La marque lancée à New York par l’immigrant de Bohême Joseph Bulova s’affirme aussi comme l’une des pionnières de la production horlogère de masse standardisée. Elle produit la première publicité radiodiffusée, offrant le «bip» horaire à des millions d’Américains à partir de 1926.
Le géant Hamilton, encore connu du grand public et passé depuis lors sous pavillon suisse, a été fondé en 1892 à Lancaster en Pennsylvanie. Son histoire rejoint l’avancée du rail aux Etats-Unis: dans les années 1920, plus de la moitié de la production de Hamilton était consacrée aux montres pour les employés du chemin de fer. Mais elle accompagne également la montée en puissance de l’armée américaine: les GI portaient des Hamilton durant le Débarquement. La Deuxième Guerre mondiale voit ainsi la firme de Lancaster produire un million de chronographes pour les besoins de l’armée. Les usines américaines tournaient alors à plein régime…
Détroit
Shinola: des montres, du coca et des chambres d’hôtel
La firme de Détroit est un véritable symbole dans la ville industrielle américaine. Grâce à son partenariat avec Ronda et à un réseau croissant de boutiques, elle a réussi à se faire un nom dans le segment des montres cool et jeunes aux Etats-Unis. L’ouverture d’un hôtel dans sa ville natale accentue son aspect lifestyle. Shinola lance maintenant de nouvelles lignes équipées de calibres mécaniques.
Après les montres, les vélos, les carnets et les tourne-disques, voici... les enceintes et casques audio, ainsi qu’un hôtel et même une maque de cola. Pourquoi une société horlogère devrait-elle se limiter à sa mission première, d’autant plus si elle évolue sur le créneau «lifestyle». Il est vrai que Shinola, lancée en 2011 par Tom Kartsotis (le cofondateur de Fossil), a poussé l’exercice très loin, puisqu’elle vient d’inaugurer son premier hôtel à Detroit.
Le fil rouge de cette diversification, quelle que soit la catégorie de produits, est un design très soigné. Les montres restent le domaine d’activité principal de cette marque jeune au nom ancien (Shinola était un fameux fabricant américain de cirage durant la première moitié du 20ème siècle). Le design classique et élégant des montres a réussi à séduire de nouvelles générations d’acheteurs aux Etats-Unis. Les lignes bestseller sont la Bedrock et la Runwell et les prix oscillent de 550 dollars à 2’200 dollars.
- Le nouvel hôtel inauguré par Shinola à Détroit
La marque avait jusqu’à présent produit presque exclusivement des montres quartz, sauf quelques lignes mécaniques en éditions limitées. C’est assez naturel, puisque la création de l’usine Shinola de Détroit, où les montres sont assemblées, est le fruit d’un partenariat avec un champion suisse du quartz, Ronda. Cependant, en 2019, elle lance une offensive sur le front des montres automatiques, cette fois en partenariat avec Sellita pour fournir des calibres pour les nouvelles montres Runwell Automatic.
Shinola compte aujourd’hui pas moins de 28 boutiques en propre aux Etats-Unis, de Boston à Honolulu. Elle est également distribuée dans plusieurs magasins de renom en Europe, comme Le Bon Marché à Paris, et a ouvert un premier magasin en propre sur le Vieux Continent, à Londres.
Nouveau calibre à Motor City
Il y a quelques années la marque avait été pointée du doigt par la rigoureuse Federal Trade Commission (FTC) pour les origines... suisses et extra-américaines de certains composants de ses montres, provenant justement entre autres de son partenaire Ronda. Depuis lors, elle doit utiliser le label «Built in Detroit using Swiss and imported parts». Mais peu importe le label, diront les habitants, car à Détroit, la marque est devenue le symbole vivant d’une ville qui cherche à se créer un rêve post-industriel, la Motor City ayant été depuis longtemps ruinée par la délocalisation mondialisée.
- Le modèle Runwell Automatic de Shinola
Les ateliers de Shinola comptent désormais quelque 650 employés entre l’usine, les boutiques et l’administration. La marque partage les locaux de l’Argonaut Building avec un fameux établissement de design industriel, le College for Creative Studies, dont elle n’hésite pas à recourir aux jeunes talents. Non contente de redonner du lustre à Détroit, Shinola se veut à présent soutien moral aux immigrés, via sa nouvelle ligne Statue of Liberty, dans la prolongation de sa série Great Americans et dans un contexte politique tendu autour de cette question aux Etats-Unis.
Le défi, pour Shinola sera désormais de tenir le test du temps, lorsque le goût dominant actuel pour les lignes ultra-classiques vintage sera un peu sorti du radar. Que se passera-t-il le jour où les hipsters se raseront la barbe et regarderont à nouveau vers l’avenir et des produits plus futuristes? Shinola pourra alors toujours compter sur son élégance au naturel...
Stratégie
Grand Seiko, nouveau départ aux Etats-Unis
Le déploiement de la marque japonaise dans le monde commence par l’Amérique. La première boutique au monde dédiée exclusivement à Grand Seiko a été ouverte à Beverly Hills et une série d’éditions limitées pour les Etats-Unis a été lancée. Entretien avec la direction américaine de la marque.
Grand Seiko, jusqu’alors collection haut de gamme de Seiko, s’est détachée de la maison-mère pour devenir une marque à part entière. Ce qui s’inscrit dans une ambition de conquérir davantage de parts de marché sur le créneau de la Haute Horlogerie à l’étranger.
Au Japon même, Grand Seiko était déjà réputée pour la finesse de son design et la précision de ses calibres. Mais ailleurs dans le monde, et particulièrement aux Etats-Unis, le nom «Seiko» était jusqu’alors surtout associé à des montres entrée de gamme, depuis la révolution du quartz qui avait vu la marque japonaise conquérir la planète.
C’est donc pour corriger cette vision trop étriquée de l’amplitude des propositions de la compagnie que Grand Seiko s’est affranchie. Et c’est naturellement aux Etats-Unis que les premiers effets se sont faits le plus rapidement ressentir. Nul hasard, donc, si la première des Grand Seiko Boutiques au monde a vu le jour à Los Angeles, sur Rodeo Drive dans le quartier chic de Beverly Hills.
- Une série de modèles Grand Seiko Spring Drive a été lancée en exclusivité et en série limitée pour le marché américain
Europa Star a eu l’opportunité de s’entretenir avec deux hommes-clé du développement de la nouvelle entité aux Etats-Unis: Akio Naito, Président et CEO de Grand Seiko Corporation of America, ainsi que Brice Le Troadec, responsable de Grand Seiko America. Rencontre.
Une première boutique ouverte à Beverly Hills, des éditions limitées pour le marché américain et un accueil très favorable des détaillants et collectionneurs. La nouvelle ambition globale de Grand Seiko semble trouver un terrain fertile aux Etats-Unis…
Akio Naito: En effet, la nouvelle stratégie trouve tout son sens ici. Nous avons à rattraper tout le potentiel qui n’a pas encore été déployé par Grand Seiko sur le marché du luxe par le passé, en particulier aux Etats-Unis. La Grand Seiko, née en 1960, avait jusqu’à présent été presque exclusivement promue sur le marché intérieur japonais. Lorsque la compagnie a décidé de s’étendre à l’international, elle l’a d’abord fait à travers sa production de montres accessibles et non de ses gammes plus luxueuses. C’est pourquoi, encore aujourd’hui et à l’exclusion du Japon, une majorité de personnes associent le nom Seiko à une marque abordable. Aux Etats-Unis, le prix moyen d’une Seiko reste ainsi moins de la moitié de celui au Japon!
Brice Le Troadec: Nous sommes très satisfaits des premiers résultats de cette décision stratégique de faire de Grand Seiko une marque à part. Les collectionneurs qui connaissent déjà la marque sont notre première clientèle, mais nous comptons élargir progressivement cette base et faire découvrir Grand Seiko à un plus large public. Les détaillants américains sont très enthousiastes! Nous sommes ravis de voir tant de nouveaux clients s’intéresser à Grand Seiko. Les Etats-Unis constituent d’ores et déjà le plus grand marché pour Grand Seiko hors du Japon.
- Brice Le Troadec, Brand President de Grand Seiko America
«Les Etats-Unis constituent d’ores et déjà le plus grand marché pour Grand Seiko hors du Japon.»
Vous avez lancé une boutique Grand Seiko à Los Angeles et comptez des boutiques Seiko à New York et Miami. Quelle est votre stratégie concernant la distribution de Grand Seiko aux Etats-Unis, notamment sur la différence entre réseaux retail et wholesale?
Akio Naito: La boutique en propre lancée à Beverly Hills s’inscrit dans notre nouvelle stratégie, car elle permet de bien contrôler notre image pour approfondir ce marché. Pour autant, l’idée n’est surtout pas de multiplier les boutiques en propre. Le réseau wholesale est notre priorité. Notre idéal serait d’avoir une soixantaine de points de vente Grand Seiko de grande qualité aux Etats-Unis.
Quid de la distribution en ligne?
Brice Le Troadec: Nous n’avons pas aujourd’hui de plateforme de e-commerce Grand Seiko. En revanche, il est possible de trouver des modèles Grand Seiko en ligne à travers nos détaillants autorisés, mais pas la collection étendue. Nous sommes également fiers du partenariat établi avec Hodinkee, qui a récemment lancé sa boutique en ligne avec succès.
- Akio Naito, Président et CEO de Grand Seiko Corporation of America
«Notre but est d’avoir une soixantaine de points de vente Grand Seiko de grande qualité aux Etats-Unis.»
On sait que les Etats-Unis restent un bastion de marques comme Rolex ou Breitling... Comment comptez-vous séduire les Américains?
Akio Naito: Nous proposons des montres de très haute facture, avec un accent sur la précision et les finitions. Les modèles Grand Seikoles plus recherchés sont animés par notre mouvement maison innovant Spring Drive. Les montres équipées de calibres à haute fréquence Hi-Beat sont également particulièrement prisées. Quant à nos prix, ils démarrent à 2’200 dollars pour les montres quartz. De manière générale, j’ai été surpris par le jeune âge des collectionneurs américains... Nos modèles sont autant appréciés des nouveaux entrepreneurs de la Silicon Valley que des grands connaisseurs horlogers, qui saisissent bien les différentes facettes de notre travail artisanal.
Brice Le Troadec: Nous avons lancé trois éditions limitées Grand Seiko Spring Drive réservées au marché américain, avec des finitions très originales sur le cadran, introduit en tant que «Kabuki Kimono». La texture du cadran s’inspire du «Karazuri», une technique picturale utilisée pour concevoir les kimonos portés par les acteurs du théâtre Kabuki. Nous comptons sur ces séries limitées de la collection 44G, qui ont connu un accueil très favorable, pour accroitre notre notoriété aux Etats-Unis.
Manhattan
Cellini: tout pour l’indépendance
Installé dans sa nouvelle boutique de Manhattan, Leon Adams, grande figure de la scène horlogère américaine, détaille sa stratégie face à l’emprise croissante des chaînes horlogères et la domination des grandes marques qui développent leurs propres boutiques. En deux mots, cela tient à travailler avec des indépendants qui lui ressemblent.
Dans l’industrie horlogère, Cellini n’est pas que le nom d’une fameuse collection de Rolex. C’est aussi celui d’une boutique historique – et intransigeante – de joaillerie et bijouterie new-yorkaise. En 1977, Leon Adams ouvre sa première enseigne dans le mythique Waldorf Astoria à Manhattan. Plus de 40 ans plus tard, alors que l’hôtel (désormais propriété du groupe chinois Anbang Insurance Group) est en rénovation, le détaillant, qui travaille avec ses deux filles, vient de déménager dans un nouvel espace sur Park Avenue.
- Leon Adams, fondateur de Cellini à Manhattan
«Dans le développement du e-commerce et du réseau de distribution, beaucoup de marques ont mis le détaillant complètement sur la touche.»
Autrefois réparties sur deux boutiques entre le Waldorf Astoria et Madison Avenue, les collections sont donc à présent réunies sous un même toit. «Park Avenue n’est pas la destination typique du shopping, ce n’est pas là que se trouvent la majorité des boutiques de montres, explique Leon Adams. Et au final tant mieux car nous avons une offre qui nous distingue tout autant.» Les destinations horlogères les plus proches sont le siège de la maison de ventes Phillips, ainsi que la nouvelle boutique de Richard Mille et celle d’Audemars Piguet.
Audemars Piguet, justement, illustre bien la problématique à laquelle font face un nombre important de détaillants américains: avec sa stratégie de maîtrise directe de sa distribution, la marque du Brassus a récemment interrompu un partenariat de plus de 40 ans avec Cellini. L’ouverture de boutiques en propre et le développement du e-commerce par les grandes marques poussent ainsi Leon Adams, comme d’autres, à se rapprocher de marques plus petites, plus exclusives et avec lesquelles le dialogue est plus facile.
- La nouvelle boutique de Cellini sur Park Avenue à New York
Moins d’options pour les détaillants
«Dans le développement du e-commerce et du réseau de distribution, beaucoup de marques ont mis le détaillant complètement sur la touche, explique ce fin connaisseur de l’histoire horlogère. Rien ne nous est attribué, en termes de promotion en ligne par exemple. Leur intérêt est de rendre leurs propres boutiques profitables.»
Le détaillant poursuit son analyse: «En réalité, je ne crois pas que les marques elles-mêmes sachent très bien ce qu’elles sont en train de faire en ligne, à part Rolex et Patek Philippe qui en sont absentes. A long terme, aucune maison ne semble avoir d’idée claire. En attendant elles ouvrent des boutiques partout. Je ne suis pas contre l’idée de boutique mono-marque, qui peut faire sens dans les grandes métropoles. Mais je ne comprends pas le besoin d’aller ouvrir des boutiques partout, y compris dans des régions plus reculées.»
Si Leon Adams pense que les marques se fourvoient, c’est aussi car ces stratégies, «en tirant la production vers le haut, sont en train de renforcer le marché gris». La seule manière de se tirer de ce faux pas, estime le détaillant, «n’est pas d’ouvrir de nouvelles boutiques ou plateformes en ligne mais de diminuer la production et d’améliorer la traçabilité des produits».
Face à ces conditions adverses, la stratégie de Cellini a été de grandir avec des marques indépendantes haut de gamme qui n’ont ni la taille ni le pouvoir de pression des géants. Le catalogue du détaillant, mettant en avant des sociétés comme Ressence, Urban Jürgensen, Voutilainen, De Bethune. Romain Gauthier, MB&F, Greubel Forsey, H. Moser & Cie, Laurent Ferrier ou, très récemment, Grönefeld, l’illustre bien. Cellini a aussi récemment commencé à organiser une exposition annuelle dans sa boutique, juste avant le début de Baselworld.
- Chez Cellini à New York
Priorité au collectionneur local
«C’est un succès phénoménal, s’exclame Leon Adams. Cela amène une nouvelle clientèle. Alors que le marché mainstream a été relativement stagnant du point de vue de l’innovation technologique ces dernières années, ces indépendants hyper-créatifs suscitent beaucoup d’intérêt. Par ailleurs, les acteurs indépendants sont toujours moins nombreux dans le commerce de détail horloger aux Etats-Unis: cela nous renforce encore dans nos particularités.» Durant les dernières années, la clientèle touristique a par ailleurs diminué sous le coup de l’appréciation du dollar, ce qui rend encore plus essentiel de trouver des stratégies de renouvellement de la clientèle locale.
«Le business horloger aux Etats-Unis devient un peu plus sain, car un certain nombre de marques se sont enfin décidées à réduire leur production en sortant moins de nouveautés, arrêtant ainsi d’inonder le marché, reconnaît Leon Adams. Elles commencent à livrer les nouveaux modèles de manière plus intelligente. D’autres maisons, comme nos partenaires Vacheron Constantin ou Jaeger-LeCoultre, ont décidé de lancer de nouvelles collections plus abordables, qui devraient donc s’écouler plus facilement. Mais ce qui nuit encore à notre business, c’est que les marques continuent d’essayer de vendre en direct et en force. Le marché gris reste beaucoup trop important. L’industrie a créé ce monstre.»
Californie
Hing Wa Lee: tout pour la communauté asiatique
Il est une incarnation du rêve américain. Son père, spécialiste en gemmologie, est arrivé à Hong Kong dans des conditions rocambolesques, avant d’émigrer en Californie. David Lee est aujourd’hui un détaillant horloger doté d’un redoutable sens des affaires, qui est aussi l’un des plus grands collectionneurs au monde de Ferrari.
Le compte Instagram de David Lee, aka «ferraricollector_davidlee», ressemble à une image d’Epinal du mode de vie des super riches en Californie du Sud, entre bolides de sport, jets privés et montres extravagantes. Le propriétaire de Hing Wa Lee Jewelers, à San Gabriel et Walnut, compte un million d’abonnés sur son compte privé.
- David Lee, propriétaire de Hing Wa Lee Jewelers en Californie du Sud
«Certains de nos concurrents peuvent parler chinois, mais la grande différence c’est que nous, nous pensons en chinois.»
Représentant Rolex, Cartier, Richard Mille, Hublot ou encore Omega, il s’adresse à une clientèle bien spécifique: la communauté asiatique aisée en Californie du Sud, qu’il s’agisse de résidents ou de visiteurs. Un créneau qui marche, pour l’un des derniers détaillants multimarques dans cette région: David Lee a multiplié le chiffre d’affaires depuis qu’il a repris l’affaire fondée il y a 50 ans par son père, un spécialiste du travail sur les pierres précieuses. Après avoir traversé à la nage le bras de mer séparant Hong Kong de Macao, un périple extrêmement périlleux, celui-ci s’est installé aux Etats-Unis en 1980, en tant que distributeur de joaillerie.
Clientèle en croissance
Aujourd’hui âgé de 52 ans et préparant la troisième génération, David Lee a fait le pas vers l’ouverture de boutiques et la diversification vers l’horlogerie lorsqu’il a rejoint l’affaire familiale en 1992. «Aujourd’hui, nous sommes satisfaits car nous avons le 99% des montres que nous aimons vendre», souligne l’entrepreneur.
La clientèle chinoise dominant largement les ventes mondiales de montres, certaines boutiques de la région engagent à présent des employés maîtrisant la langue. David Lee entend cependant garder la main sur cette clientèle, par une formule simple: «Certains de nos concurrents peuvent parler chinois, mais la grande différence c’est que nous, nous pensons en chinois! L’ensemble de l’équipe est en mesure de gérer le marché chinois dans sa diversité: un client de Shanghai n’est pas un client de Pékin. C’est plus facile de conclure des affaires avec notre connaissance culturelle.»
L’équation de l’occasion
AEn ce qui concerne le web, outre son compte Instagram à forte audience, David Lee l’utilise surtout à des fins d’information: «Nous ne sommes pas autorisés par les marques à vendre en ligne. De toute façon, nous ne serions pas en mesure de concurrencer le marché gris. Et celui qui cherche à acheter une montre en ligne vise d’abord le meilleur prix, pas une expérience. Les marques n’ont pas encore la solution.»
Le détaillant s’est aussi diversifié vers l’immobilier: «Vu les changements dans la structure de distribution, je suis intéressé à toute possibilité d’investissement dans une reprise de boutique. Nous avons une solide assise financière et les capacités de nous développer. Par exemple on peut envisager reprendre d’autres détaillants qui partiraient à la retraite ou n’arriveraient pas à suivre au niveau des requêtes en investissement de la part des marques.»
Dernière adaptation en date, face à l’essor du marché secondaire, Hing Wa Lee a noué un partenariat avec la plateforme WatchBox, spécialisée dans la vente de montres de luxe d’occasion. «C’est le premier partenariat du genre, précise le détaillant. Cela a démarré en octobre. Les résultats sont bons, car il y a un vrai besoin de recyclage des montres dans l’industrie et nous faisons beaucoup de trade-in, même si les marques elles-mêmes ne savent pas encore vraiment comment considérer le pre-owned.»
La clientèle chinoise, qui prime chez Hing Wa Lee, tient avant tout à acheter du neuf: «Mais il y a un intérêt réel lorsqu’il s’agit de vendre une montre d’occasion pour l’échanger contre une montre neuve. Nous répondons ainsi à cette équation.»
Long Island
London Jewelers: tout pour la famille
La quatrième génération des Udell est à la barre de l’incontournable horloger de Long Island, qui a également posé pied à Manhattan Elle a notamment créé à Manhasset sa propre «artère du luxe», mêlant horlogerie et joaillerie.
S’il fallait citer un détaillant historique familial aux Etats-Unis, ce serait sans doute London Jewelers à Long Island. C’est simple: on a rencontré toute la famille, la troisième et quatrième génération, et chaque membre s’exprime à tour de rôle, avec un strict équilibre dans le temps de parole. «Zachary, explique notre stratégie en ligne», dit le père, Mark. La mère, Candy, intervient: «C’est au tour de Scott de parler.»
Après plus de 90 ans d’activité, London Jewelers compte des boutiques à Manhasset, Greenvale, Glen Cove, East Hampton et Southampton sur Long Island, ainsi qu’à Greenwich, dans l’Oculus, à Manhattan. Le détaillant a créé un alignement de boutiques unique à Manhasset, où elle opère une véritable artère du luxe, à travers un point de vente multimarques, une boutique Van Cleef & Arpels, une boutique Chanel, une boutique David Yurman, une boutique Cartier et une boutique Two by London.
- Zachary, Jessica, Scott, Candy et Mark Udell, Randi Udell-Alper, Scott Alper
Contrôle territorial
Candy Udell est en charge de la bijouterie au sein de la compagnie familiale, qui produit ses propres collections. Pour ce qui est de l’horlogerie, le détaillant représente de longue date les essentiels que sont Rolex, Cartier, Audemars Piguet ou Patek Philippe et compte un portfolio d’environ 40 marques. Sans surprise, London Jewelers mise avant tout sur la relation personnelle avec la clientèle locale: «Notre avantage est le service de proximité plutôt que la distance numérique. Le touch & feel n’a justement jamais été aussi important qu’aujourd’hui», estime Mark Udell.
L’un des plus gros défis est l’accès au produit, notamment les modèles les plus recherchés chez Rolex et Patek Philippe.
Surtout, l’enseigne peut compter sur un territoire avec une clientèle aisée et fidèle, où elle est archi-dominante. «Le marché est très sain, note Zachary Udell. Nous nous adressons à une clientèle qui cherche une relation de confiance.» Le chiffre d’affaires repose à environ 65% sur la joaillerie. L’un des plus gros défis pour ce qui est de l’horlogerie, comme chez de nombreux détaillants aujourd’hui, est l’accès au produit, notamment les modèles les plus recherchés chez Rolex et Patek Philippe.
Une première boutique à Manhattan
Le détaillant investit aussi dans le e-commerce, pour une sélection de marques qui l’y autorisent. Il vient aussi de nouer un partenariat avec la plateforme en ligne spécialisée dans le pre-owned Crown & Caliber, s’inscrivant dans une tendance forte du secteur aux Etats-Unis.
Les détenteurs de montre de luxe pourront ainsi revendre ou échanger leur modèle auprès de London Jewelers. L’évaluation de la montre est réalisée par Crown & Caliber. En échange, ils peuvent choisir de recevoir la valeur en argent comptant ou en crédits d’achat auprès de London Jewelers – dans ce deuxième cas d’un montant 20% plus élevé que la première option.
«Notre avantage est le service de proximité plutôt que la distance numérique.»
Par ailleurs, le détaillant, déjà sorti de Long Island une première fois pour ouvrir une boutique dans l’Oculus à Manhattan, n’exclut pas d’étendre encore son réseau de boutiques, si la bonne opportunité se présente. «Le commerce de détail n’est pas mort, estime Mark Udell. Mais nous n’envisageons d’aller que là où l’offre est insuffisante et où le développement serait viable.»
Silicon Valley
Stephen Silver: tout pour les entrepreneurs du numérique
Installé dans la vallée la plus riche du monde, le détaillant indépendant a accès à un réservoir de clients en création constante. Depuis son extension vers l’horlogerie en 2014, le joaillier connaît la croissance grâce au bitcoin, aux créateurs indépendants et se met maintenant à la montre de luxe d’occasion.
Stephen Silver livre quelques-unes des montres les plus exclusives du monde aux hommes parmi les plus puissants de la planète. Au cœur de la Silicon Valley, dans ses boutiques de Redwood City et Menlo Park, le détaillant propose une sélection de montres vraiment rares – pas de marque mainstream ici, seulement des modèles de Greubel Forsey, F.P. Journe, Richard Mille, HYT, Bovet, De Bethune, Hermès, Bell & Ross, MB&F, Ressence, Laurent Ferrier ou Urwerk – soit le meilleur de la scène horlogère indépendante et ultra-contemporaine.
«Mon père est gemmologue de formation et a d’abord commencé comme distributeur en bijouterie et consultant auprès de riches entrepreneurs dans la Silicon Valley, où il s’est créé un très bon réseau et des relations privilégiées avec des fonds de capital-risque», explique Jared Silver, qui a rejoint la compagnie familiale fondée en 1980.
- Jared Silver, détaillant de la Silicon Valley
«Est-ce que vous oseriez acheter une De Bethune en ligne sans l’avoir vue de vos propres yeux?»
En 2008, une première petite boutique est inaugurée, dédiée à la bijouterie. Le fils de Stephen Silver poursuit: «J’ai vu tout le potentiel de développement existant dans la région avec l’horlogerie afin de toucher une clientèle masculine. Finalement en 2014, nous avons ouvert une boutique consacrée à l’horlogerie, qui, dès le début, acceptait les crypto-monnaies comme moyen de paiement.»
La plupart des clients sont jeunes, à fort pouvoir d’achat, déjà collectionneurs, avec un goût prononcé pour le segment du luxe exclusif et disruptif. «Bien entendu, ce sont des personnes très actives, qui voyagent beaucoup et pourraient acheter des montres partout dans le monde, mais nous offrons deux avantages: un solide inventaire et un service réactif et de proximité», explique Jared Silver.
- L’espace dédié à True Facet dans la boutique de Stephen Silver
Un mode décontracté de vendre des montres de luxe
Le jeune entrepreneur défend l’idée d’une horlogerie «authentique» dans un monde standardisé, où produits et boutiques se ressemblent partout: «Les nouvelles générations ne s’y retrouvent pas forcément, car elles donnent une prime à l’authenticité et à l’originalité. Elles cherchent une expérience locale et véritable, sur un mode décontracté. Tout le monde connaît les produits des grandes marques. Mais qui a déjà eu la chance ou l’opportunité d’essayer une De Bethune? Et est-ce que vous oseriez l’acheter en ligne sans l’avoir vue de vos propres yeux?»
Pour ce qui est de montres mieux connues du public, Stephen Silver a décidé de s’allier à la plateforme de vente en ligne de montres de luxe de deuxième main True Facet, pour offrir des Rolex, Patek Philippe ou Audemars Piguet à la clientèle de la Silicon Valley.
Une manière d’unir l’ancien et le neuf, le physique et le virtuel, mais aussi l’exclusivité des marques de niche avec la désirabilité des icônes du secteur. Cela à destination d’un public bien spécifique, constitué d’entrepreneurs de la Silicon Valley, qui apprécient d’autant plus la valeur de produits tangibles qu’ils sont en train de façonner un monde toujours plus virtuel…
Washington DC
Tiny Jewel Box: tout pour l’élite politique
Depuis Roosevelt dans les années 1930, l’establishement politique américain fait ses achats joailliers chez un détaillant bien précis: Tiny Jewel Box. Cette adresse historique a ajouté avec succès l’horlogerie à son portfolio en 2001. Elle prouve bien que même à l’heure d’internet et des nouvelles technologies, tout ne peut passer par le virtuel; construire patiemment sa réputation autour de principes intransigeants est payant à long terme.
Nous sommes toujours très contents quand nous recevons un appel du 1600 Pennsylvania Avenue» Matthew Rosenheim a un privilège rare dans le milieu de l’horlogerie: le président et directeur de la boutique Tiny Jewel Box est le représentant exclusif de Rolex au centre de Washington DC. Soit la marque la plus courue à l’international dans le cœur politique du pays le plus puissant de la planète. Alors que beaucoup craignent pour la survie du modèle brick-and-mortar, un tel avantage compétitif reste difficile à battre.
Mais surtout, le rendez-vous historique de la joaillerie à Washington semble pratiquer depuis fort longtemps déjà ce qui est désormais le mot-clé sur toutes les lèvres de l’industrie: la meilleure expérience client. «A bien des titres et malgré toutes les évolutions technologiques, mon métier reste fort similaire à celui de mes grands-parents, souligne Matthew Rosenheim. Nous faisons un business basé sur les relations humaines... Bien entendu, nous développons de nouvelles stratégies, mais parfois ce sont les choses les plus simples qui fonctionnent le mieux.» Ici, chaque entrée de nouveau produit est méticuleusement jaugée par la famille Rosenheim.
- Matthew Rosenheim, directeur général de Tiny Jewel Box à Washington DC
«Malgré toutes les évolutions technologiques, mon métier reste fort similaire à celui de mes grands-parents.»
Refus de la croissance à tout prix
Contrairement à nombre de ses concurrents, la famille Rosenheim a systématiquement refusé d’ouvrir d’autres magasins, afin de faire de son unique boutique, qui occupe un bâtiment historique du centre-ville, un bastion imprenable de la joaillerie et de l’horlogerie. Une constante de son histoire, qui a démarré – une fois n’est pas coutume dans l’industrie – par une femme, Roz Rosenheim, qui a ouvert son magasin de bijouterie à Washington en 1930 et comptait Franklin Delano Roosevelt comme client régulier. Et hier comme aujourd’hui, le propriétaire est toujours présent sur place.
L’espace d’exposition n’est plus confiné aux 100 mètres carrés des débuts (d’où le nom de la boutique), une surface multipliée par 80 en 80 ans, comme le soulignait le Washington Post dans un portrait de cette boutique emblématique de la cité. «Nous aimons l’idée d’une seule destination, incarnée par des visages familiers, avec le propriétaire sur place pour vous accueillir, détaille Matthew Rosenheim. Quand vous opérez une affaire familiale, il est difficile de séparer le business de vos intérêts personnels.»
- Tiny Jewel Box a été créé en 1930 à Washington DC
Horlogerie non tapageuse
Les conditions de base sont plutôt favorables à Tiny Jewel Box. C’est d’une part bien entendu cet emplacement unique, à deux pas de la Maison Blanche, qui détermine depuis toujours son destin. Par ailleurs, peu de boutiques en propre ont été ouvertes par les marques dans la capitale américaine. La proximité de New York joue sans doute. Mais aussi le profil de la clientèle, plutôt traditionnelle: «Je crois qu’il existe toute une frange de la clientèle horlogère qui n’est pas forcément prête à adhérer au concept de boutique mono-marque. Le concept de «loyauté» à une marque est aujourd’hui plus remis en question que jamais.»
Au-delà des faveurs de son emplacement, c’est bien la stratégie à la fois prudente et hyper sélective de Tiny Jewel Box qui a payé. Adresse d’abord joaillière, Tiny Jewel Box s’est en réalité mis sur le tard à l’horlogerie, au tournant de l’an 2000. Elle s’est bien rattrapée depuis lors, nouant des partenariats successifs avec Rolex en 2001, Cartier en 2015 (qui a coïncidé avec le chantier d’extension de la boutique, qui a repris des locaux jusqu’alors occupés par Burberry, ce qui a permis de libérer beaucoup d’espace pour la nouvelle section horlogère) et Patek Philippe en 2016.
La stratégie prudente et hyper sélective de Tiny Jewel Box a payé.
S’afficher avec des garde-temps au design disruptif ou couverts de matériaux précieux ne s’accommode pas forcément avec la base électorale et la mission de service public. Le mot «understatement» prend ici tout son sens – et n’est en rien lié au pouvoir d’achat... ««Ici, la devise locale n’est pas la monnaie, mais votre réseau, à savoir qui va prendre ou non votre appel», souligne Matthew Rosenheim.
Quand les Obama rencontrent les Bush
Les élites politiques constituent la première clientèle de cette adresse de prestige, qui se paie le luxe d’avoir une série de Présidents américains parmi sa clientèle. Lors de la transition présidentielle de 2008, c’est ainsi un cadeau provenant de Tiny Jewel Box que Michelle Obama remet à Laura Bush. C’est également une broche vintage que les Obama offrent à la reine d’Angleterre en 2011.
Outre la clientèle et les institutions issues du monde politique, la boutique attire également des hommes d’affaires en visite dans la capitale américaine. La structure démographique de la ville elle-même est en train d’évoluer. Alors que les classes moyennes et aisées, comme dans de nombreuses autres villes américaines, se sont installées dans les banlieues à partir des années 1960, on assiste aujourd’hui au phénomène inverse, avec pour corollaire une flambée de l’immobilier. Washington se gentrifie.
Los Angeles
Wolf ne veut pas un rôle accessoire
L’entreprise multigénérationnelle basée en Californie a conquis une place de choix sur le marché bien particulier des watch winders et coffrets de montres. Son empire est désormais mondial, sur un créneau du luxe abordable, à mi-chemin entre les productions très bon marché asiatiques et le grand luxe.
Les ateliers sont bien fournis de cartons, dans ce hangar de la banlieue industrielle de Los Angeles. Et dans ces boîtes, d’autres boîtes... de montres, celles-là! Ecrins horlogers et watch winders sont en effet la spécialité de la compagnie Wolf, dirigée par la famille britannique du même nom depuis cinq générations. L’héritier actuel, Simon Wolf, a décidé de s’installer de l’autre côté de l’Atlantique, en Californie. Pratique, d’une manière, puisqu’à mi-chemin entre les ateliers d’assemblage en Chine et le cœur de l’horlogerie du luxe en Suisse. Son terrain de jeu est aujourd’hui global.
- La collection Axis de Wolf
«Produire un watch winder est plus compliqué qu’on ne le pense généralement, souligne Simon Wolf en nous faisant découvrir le siège de la compagnie à Los Angeles, qui sert également de centre logistique et après-vente pour l’Amérique du Nord. Il s’agit d’assembler des centaines de composants pour aboutir à un produit à la fois beau et efficace. Nous combinons le travail du cuir avec la maîtrise de l’électronique.»
- Simon Wolf représente la cinquième génération de la famille à la tête de la société
Le «fitness» de la montre
Mais quel est le but exact d’un watch winder ou «écrin rotatif»? L’appareil sert en quelque sorte de «coach sportif» pour la montre, afin de la maintenir en forme quand son détenteur ne la porte pas au poignet. «Si vous laissez votre montre automatique sur votre table de chevet, elle va s’arrêter, vous ne la trouverez plus à l’heure, toutes les complications seront déphasées et ce ne sera pas bon pour son fonctionnement à terme, précise Simon Wolf. Avec nos watch winders, vous la retrouverez en revanche en parfait état de marche. Sinon, vous devriez faire comme Nicolas Hayek Sr. et porter toutes vos montres en permanence pour qu’elles restent à l’heure!»
Le marché du watch winder connaît un petit nombre d’acteurs globaux aux côtés de Wolf.
Il est possible de paramétrer la durée de rotation et le nombre et la vitesse des tours adaptés à la montre sur le ou les modules électroniques qui équipent chaque écrin rotatif. Car attention: comme le corps humain, une montre ne peut «s’activer» en permanence, au risque d’épuisement! Le module est donc paramétré pour se mettre en pause régulièrement. S’il tourne généralement en sens horaire, certains modèles à complications particulières, notamment de Patek Philippe, requièrent des rotations anti-horaires pour leur bienfait...
- Les créations de Wolf sont «designed in California, made in China», comme Apple
A noter encore, signe des temps, que les manchettes produites par Wolf pour accueillir les montres dans l’écrin rotatif ont doublé de taille en deux décennies, pour s’adapter aux formats toujours plus costauds des montres (même si une contre-révolution est en cours sur ce point...)!
Sensibiliser les marchés émergents
Le marché du watch winder connaît un petit nombre d’acteurs globaux aux côtés de Wolf: Scatola del Tempo en Italie, Buben & Zörweg en Allemagne ou encore Swiss Kubik en Suisse. Et un nombre indéterminé de produits bons marché mais au pedigree douteux sur des plateformes comme Alibaba ou Amazon. S’il facilite la contrefaçon, le web est aussi une opportunité pour Wolf, qui a lancé son propre e-commerce et a noué des partenariats avec des sites de vente spécialisés: la société déclare écouler déjà près du quart de sa production en ligne.
Les watch winders de Wolf – designed in California, made in China, comme Apple – démarrent à 250 dollars l’unité et positionnent la société sur un créneau moyen à haut de gamme. La marque propose en effet également des coffre-forts à modules rotatifs multiples allant jusqu’à... 250’000 dollars. Le watch winder est sans doute la partie la plus «intrigante» de l’activité de Wolf, qui produit plus de 200’000 modules par an (un module correspond à une montre, un écrin rotatif peut accueillir jusqu’à une vingtaine de modules, ndlr).
- La collection 1834 de coffre-forts Wolf
Mais la compagnie fondée en 1834 réalise en fait près des deux tiers de son chiffre d’affaires sur une autre activité, plus classique, la production de coffrets, boîtes et autres trousses destinés aux montres et bijoux, ainsi que d’autres accessoires de maroquinerie. Ceux-ci sont vendus chez des détaillants spécialisés, mais aussi dans des grands centres commerciaux. Wolf compte aujourd’hui quelque 2’500 points de vente dans le monde, s’adressant tant aux collectionneurs pointus à la recherche de la performance de leurs watch winders qu’à des amateurs du design de leur production de maroquinerie.
Les Etats-Unis, «sans doute le marché le plus mûr quant à l’utilisation des watch winders», constituent le principal débouché, devant l’Europe. Quant à l’Asie, nouveau géant de la consommation horlogère, il s’agit encore d’un marché «sous-développé» et «à fort potentiel» du point de vue du recours aux écrins rotatifs. Car avant de pouvoir vendre ses produits, Wolf doit d’abord convaincre de leur utilité et populariser leurs fonctions. Un travail d’«évangélisation», en quelque sorte!
Enchères
«Une culture horlogère en construction»
Un pays peut-il être à la pointe de la culture horlogère alors que sa propre industrie de la montre, autrefois florissante, a été rayée de la carte? Réflexions avec Paul Boutros, responsable de la division horlogère américaine pour la maison de ventes aux enchères Phillips.
Rencontré lors de la vente Styled organisée en décembre dernier à New York par la maison Phillips, Paul Boutros est un ancien ingénieur et collectionneur converti à l’horlogerie, aujourd’hui en charge du marché nord-américain pour le département montres de la société. «Mes meilleurs souvenirs avec mon père sont liées aux montres vintage, souligne-t-il. Je me suis d’abord lancé dans l’écriture et la photographie horlogère.»
En 2013, avec l’aide du designer Eric Giroud, il commence à dessiner des montres, à travers sa propre société de consulting. Phillips veut alors recourir à ses services: «Le CEO m’a dit qu’ils allaient ouvrir une division horlogère avec Aurel Bacs. J’ai rencontré Aurel et cela a accéléré les choses.» Il démarre chez Phillips en 2014, avec l’ambition de. Trouver les plus belles montres de collection. Avec lui, nous établissons les perspectives du marché vintage aux Etats-Unis.
- Paul Boutros dirige la division horlogère de Phillips aux Etats-Unis
«Je vais peut-être vous étonner mais pour moi, les Etats-Unis ne sont pas encore un pays avec une grande culture horlogère, en comparaison avec l’Allemagne, la France, l’Italie, Hong Kong ou le Japon.»
Europa Star: Arrivez-vous à estimer la taille du marché horloger vintage?
Paul Boutros: Aujourd’hui, le marché des ventes aux enchères horlogères, essentiellement vintage – donc proposant des modèles datant d’avant 1985 selon notre définition – pèse environ 250 millions de dollars par an. Malgré les nombreux records, le marché ne croît pas en taille absolue et est resté stable ces cinq dernières années. Mais c’est la part relative de Phillips sur ce marché qui a beaucoup évolué. Nous représentons près de la moitié du marché avec un chiffre d’affaires annuel de 110 millions de dollars en 2018. Mais il faut souligner que le marché dit du pre-owned est bien plus important que celui des ventes aux enchères.
Quelle est la place des Etats-Unis sur ce marché?
Les Etats-Unis sont en train de devenir une destination pour les ventes aux enchères horlogères, mais restent derrière Genève et Hong Kong, où nous organisons deux ventes par an, contre une seule pour le moment à New York. Je ne suis pas sûr que nous puissions déjà envisager de lancer une deuxième vente annuelle, car ce n’est pas évident de réunir assez de montres pour répondre aux attentes du marché et faire une vente satisfaisante.
- Une Rolex ref. 8171 présentée chez Phillips en décembre dernier à New York
Quelle est l’importance de l’Amérique pour votre approvisionnement en montres vintage?
Aujourd’hui, une bonne part des montres que nous vendons à travers le monde proviennent des Etats-Unis. Et une majorité des enchérisseurs sont Américains. Mais beaucoup d’enchérisseurs qui finissent par emporter la mise sont Asiatiques. C’est particulièrement le cas avec l’avènement des ventes à distance à travers internet. Il y a peut-être un état d’esprit différent entre des collectionneurs américains, à la recherche de la meilleure affaire, et des collectionneurs asiatiques qui mettront beaucoup de moyens financiers pour obtenir la meilleure qualité.
«Aujourd’hui, une bonne part des montres que nous vendons à travers le monde proviennent des Etats-Unis. Et une majorité des enchérisseurs sont Américains. Mais beaucoup d’enchérisseurs qui finissent par emporter la mise sont Asiatiques.»
- Une rare Patek Philippe de 1928 vendue chez Phillips
Cela veut tout de même dire que la culture horlogère semble forte en Amérique du Nord, si vous y trouvez tant de montres vintage…
Je vais peut-être vous étonner mais pour moi, les Etats-Unis ne sont pas encore un pays avec une grande culture horlogère, en comparaison avec l’Allemagne, la France, l’Italie, Hong Kong ou le Japon. C’est peut-être lié à la disparition de l’industrie horlogère américaine, autrefois florissante. C’est un gros marché pour Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet et Omega, mais au-delà, je ne vois pas un très fort engouement pour d’autres marques sur le marché. Nous espérons que l’intérêt va croître pour l’horlogerie. En cela, nous sommes prêts à nous associer aux efforts de promotion des marques, qui mettent de plus en plus en avant leur patrimoine. Nos intérêts se rejoignent sur ce point.