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LE POINT SUR LES MONTRES CONNECTÉES

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LE POINT SUR LES MONTRES CONNECTÉES

Le moins que l’on puisse dire est que la montre connectée suscite peu d’enthousiasme de la part des marques suisses, qui se sentent «forcées» de s’y mettre, sans gros appétit (à part peut-être l’enthousiasme affiché par un Jean-Claude Biver mais l’a-t-on connu autrement?). Toujours est-il que ce marché zigzagant est en train de se constituer, parallèlement à la montre mécanique et directement sur les terres de la montre quartz. Les propositions les plus diverses se sont multipliées depuis l’an passé. L’heure est au bilan, intermédiaire bien sûr.

Point de vue

LE REGARD CONNECTÉ DE GÉRALD RODEN

Consultant, spécialiste du marché horloger et ancien directeur de Swiss Festina Group (Soprod), De Grisogono, Gérald Genta et Daniel Roth

«Il y a quelques années, j’aurais eu un discours assez négatif sur l’arrivée des montres connectées. Mais nous voyons le monde au travers de la lorgnette de l’horlogerie suisse, qui ne représente que 3% des volumes de l’horlogerie mondiale. En 2013, j’ai cependant compris le potentiel énorme de ce marché et concentré les investissements du motoriste Soprod sur les mouvements connectés.

Le monde de l’objet connecté et le monde horloger, très ancré en Suisse dans le mécanique, restent fondamentalement différents. Les produits n’ont pas le même cycle de vie. C’est une différence fondamentale. La montre Apple a un cycle de vie d’un à deux ans: c’est de l’obsolescence programmée, incompatible avec la notion de luxe. En rencontrant des acteurs de la Silicon Valley, je me suis rendu compte à quel point ils travaillaient sur des cycles de vie extrêmement courts, d’un an maximum. Le client, le marketing, la distribution ou les marges: tout est différent.

Apple a voulu faire du TAG Heuer et TAG Heuer de l’Apple: tous deux font fausse route. D’ailleurs les derniers développements sur l’Apple watch 2 démontrent que Tim Cook a renversé la vapeur et l’approche «horlogère» est abandonnée. Par contre, le produit prend une connotation plus sportive via un partenariat avec Nike. Apple se concentre sur le monde du fitness et du wellness. Son concurrent est Samsung, pas Rolex.

Quant à Jean-Claude Biver, il insiste sur la notion de vecteur de communication et de facteur de rajeunissement de la marque, qui lui apportent de la croissance. Le vrai levier pour TAG Heuer viendra d’une innovation horlogère fondamentale dans le mécanique. Le lancement de l’Autavia consolide plus la marque dans son segment que ne le fait la montre connectée. Je suggère d’ailleurs à vos lecteurs de rechercher les anciennes Autavia qui deviendront un hit dans les ventes aux enchères. Alors que l’électronique…

A mon sens, il y a une troisième voie pour le connecté: celle des montres à aiguilles. Une montre autonome à énergie solaire mais qui peut se connecter. Nous devons répondre à des questions délicates. Comment faire des montres connectées tout en étant porteur de tradition et d’émotion? Comment garder son ADN, ne pas se trahir? Fossil l’a compris très tôt et ses derniers produits, lancés dans un délai extrêmement court grâce à l’acquisition de Misfit, démontrent une vraie compréhension de la mutation du marché horloger dans l’entrée de gamme.

Je crois qu’il ne faut pas jouer dans le monde de l’électronique grand public si l’on est horloger. D’ailleurs, ce qui intéresse Apple en tant que tel n’est pas tant la montre que l’information, le Big Data. A terme, il est probable qu’ils proposent d’acheter le téléphone et la montre ensemble, puis uniquement la montre, car toute la technologie y sera concentrée. De manière générale, nous aurons de plus en plus de produits connectés autour de nous (ou en nous). Aujourd’hui, on porte deux objets connectés, demain on en portera cinq. Tout sera connecté. Cela n’empêchera pas de porter une montre mécanique suisse ou une montre suisse connectée à aiguilles avec une valeur ajoutée émotionnelle plus importante.

L’industrie suisse fait face à une autre problématique: les moyens financiers à mettre en place pour la recherche; à part le Swatch Group, les Suisses n’ont pas les moyens des groupes américains ou coréens. Et derrière les produits connectés se dessine le vaste champ d’exploration de l’intelligence artificielle. Tout cet écosystème réside dans la Silicon Valley, pas en Suisse. Un projet de montre connectée à écran numérique se développe en Californie ou à Séoul. On ne peut pas créer un écosystème artificiellement.

LE POINT SUR LES MONTRES CONNECTÉES

Par contre, la Suisse possède un vaste savoir-faire à Marin mais aussi à l’EPFL, à la Haute Ecole d’Ingénierie de la HES-SO, au Technopôle de Sierre, au CSEM de Neuchâtel et je ne cite pas les start-up qui sont très actives dans ce domaine. Tout cet ensemble de savoir-faire et d’expériences déjà probantes peut servir à développer une solution suisse originale, qui permettrait de renforcer la recherche en Suisse et la production sans pour autant nécessairement utiliser le Swiss made qui ne représente pas un facteur clef d’achat pour ce genre de produits.

Il y a certainement beaucoup de dossiers de produits connectés dans les tiroirs du Swatch Group. Sa réticence à les sortir peut se comprendre: il se bat pour maintenir un savoir-faire industriel en Suisse. Des dizaines de milliers d’emplois sont en jeu et il ne peut pas lancer un vent de panique en proclamant que l’avenir de l’entrée de gamme est dans la montre connectée. J’imagine qu’il ne souhaite pas non plus s’allier à un acteur plus puissant financièrement et issu de l’électronique: ils ont toujours eu une très forte volonté de maîtrise à l’interne. Je suis certain que le Swatch Group est lucide sur la situation et qu’il attend le moment opportun. Je suis par contre fatigué de lire les imprécations des oracles qui annoncent une catastrophe sans proposer de solutions stratégiques.

Le ralentissement dont nous souffrons depuis de nombreux mois n’est pas dû qu’à l’arrivée des montres connectées: stocks excessifs dans les entreprises et les centres logistiques, situations géopolitiques difficiles, marché chinois bridé par les mesures anticorruptions. Ce ralentissement va provoquer un sacré ménage dans l’industrie horlogère, et pas seulement suisse.

En même temps, l’électronique de masse et l’horlogerie vont rester deux marchés différents. Je crois à une segmentation. La photographie n’a pas tué la peinture, comme le m’a dit un ami, grand patron d’une marque horlogère. Il y aura toujours des artistes. Mais on ne pourra plus tricher sur la quintessence du produit comme par le passé. Il faut prendre du recul, l’horlogerie suisse ne va pas si mal! Elle a doublé son chiffre d’affaires en dix ans et les fondamentaux sont toujours là. Il est rageant cependant, de constater la chute de la créativité due au ralentissement des ventes et au manque de courage des marques de luxe. Pour l’heure, il y a une situation générale de blocage, des tentatives timides, mais surtout de l’attentisme en ce qui concerne la connexion. Soprod et MMT sont les seuls acteurs crédibles en Suisse aujourd’hui.

A terme, je crois que plusieurs types de marchés évolueront en parallèle. La montre purement mécanique continuera d’exister et le marketing du luxe jouera un rôle plus important. La Suisse n’a exporté en 2015 «que» 21 millions de pièces sur un marché de 1,2 milliard de volume et cette part va se réduire et ne concernera que le milieu et haut de gamme. Le quartz traditionnel est quant à lui très sérieusement menacé de disparition. Les produits d’entrée de gamme à quartz de marques suisses ou japonaises vont souffrir de la place de plus en plus importante des montres connectées. Ce n’est pas un hasard si Ronda se relance dans le mécanique et si Citizen se diversifie. Il y aura d’autre part la catégorie des objets connectés: bracelets, montres, vêtements, lunettes, valises, frigos, voitures et même animaux de compagnie! Leur nombre devrait atteindre entre 25 et 28 milliards de produits en 2020, selon les estimations d’instituts de recherche spécialisés.

Par ailleurs, je crois qu’il reste encore de vastes champs de développement pour l’innovation horlogère, au-delà de la seule montre connectée. Il existe de nombreuses possibilités au niveau de l’échappement, qui vont rendre obsolètes les échappements traditionnels si sensibles au magnétisme ou très fragiles comme le silicium. La lubrification est un autre axe d’innovation. Mon rêve serait également de concevoir un jour des mouvements mécaniques soutenus par de l’électronique. On pourrait ainsi régler véritablement l’échappement en fonction du porté. Regardez la part prépondérante de l’électronique dans un véhicule automobile: voici encore une voie d’innovation qui serait une véritable rupture, sans pour autant sacrifier nos traditions, tout en pérennisant l’emploi!»