Audemars Piguet


Le mouvement qui a permis la Royal Oak

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juillet 2022


Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Il se nomme Calibre 2120 et son dérivé Calibre 2121. Ce fut durant très longtemps le mouvement mécanique automatique à rotor central le plus plat du monde. Sa réalisation, fruit de l’écosystème de la Vallée de Joux, a abouti à transformer la face de l’industrie en permettant de créer une nouvelle catégorie: le sport-chic. Et ce n’est là qu’un des services majeurs que ce calibre a offert à Audemars Piguet. Mais à l’âge de 55 ans, il tire sa révérence.

I

l y a 50 ans naissait la Royal Oak, présentée pour la première fois publiquement lors de la Foire de Bâle de 1972. On connaît le succès jamais démenti depuis de cette montre dessinée par Gérald Genta à l’initiative d’Audemars Piguet, qui révolutionna l’horlogerie en imposant de nouveaux codes stylistiques.

Ce qu’on connaît beaucoup moins bien se niche à l’intérieur du boîtier d’acier le plus cher de son temps. Sous la lunette octogonale et ses fameuses vis apparentes (un sacrilège, à l’époque), se cache un mouvement exceptionnel, le Calibre 2120 ultra-plat et automatique, et sa déclinaison 2121 avec quantième. Un calibre né en 1967, cinq ans donc avant la Royal Oak, puis fabriqué et perfectionné durant plus de 50 ans.

C’est ce calibre 2120 qui va permettre la réalisation de la Royal Oak Jumbo, une montre automatique mais extrêmement plate. Une gageure à l’époque. Certes, les montres plates et extra-plates existaient déjà depuis longtemps, c’était même une spécialité d’Audemars Piguet apparue entre 1900 et 1910, puis fortement développée après la Deuxième Guerre mondiale.

Le goût de la minceur. Publicité pour la montre extra-plate, Calibre 2003, datant de 1958, parue dans le Journal Suisse d'Horlogerie
Le goût de la minceur. Publicité pour la montre extra-plate, Calibre 2003, datant de 1958, parue dans le Journal Suisse d’Horlogerie

En 1958, expliquent les historiens de la maison, «plus des trois quarts des montres Audemars Piguet contiennent le Calibre manuel 2003, d’à peine 1,64 mm d’épaisseur». Mais y adjoindre un système de remontage automatique, avec sa masse (et plus elle est lourde plus elle fournit d’énergie) tout en restant dans le plat, voire l’ultra-plat, c’est devoir résoudre une équation très délicate. Une équation impossible, disaient certains. Et pourtant, le jeu en valait la chandelle: ce serait un graal que de pouvoir allier grande minceur et mouvement automatique, une alliance que la clientèle moderne, chic et sportive de ces années 1960 adopterait à coup sûr.

Fruit d’une collaboration naturelle

Pour y parvenir, manufactures et établisseurs vont étroitement collaborer. C’est une chose qui leur est tout naturelle. Il faut préciser que nous sommes à l’orée des années 1960 et que tout se déroule dans la Vallée de Joux, bucolique et reculée concentration de savoirs horlogers, où tout le monde cousine ou se connaît. Les liens d’amitié, de solidarité y sont forts.

Il y a là Audemars Piguet, entreprise familiale dirigée alors par Jacques-Louis Audemars, petit-fils d’un des deux fondateurs de la marque, et de l’autre Jaeger-LeCoultre, alors société familiale sous l’ombrelle du groupe SAPIC (Société Anonyme des Participations Industrielles et Commerciales, qui détient aussi Vacheron Constantin), et dont le principal constructeur est un brillant horloger-ingénieur, déjà inventeur de plusieurs systèmes de remontage automatique, du nom de Maurice Audemars.

Depuis des lustres, l’écosystème de production horlogère dans la Vallée reposait sur l’établissage. L’établisseur, comme l’était Audemars Piguet, assemble les composants, règle, termine et emboîte. Mais les composants proviennent d’une «myriade d’ateliers hautement spécialisés: du petit cadraturier à domicile à la grande fabrique d’ébauches», comme l’est Jaeger-LeCoultre, surnommée dans la Vallée «La Grande Maison».

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Audemars Piguet entretient des liens très étroits avec LeCoultre & Cie (qui deviendra Jaeger-LeCoultre) depuis le XIXème siècle, et ils se sont encore renforcés depuis 1948. Par ailleurs, Vacheron Constantin, avec le prestige de ses deux siècles d’existence, est un fidèle client d’Audemars Piguet. Pour la petite histoire, «c’est un certain Francis Berger, responsable commercial de Vacheron Constantin, qui vendra la première Royal Oak en or gris au Shah d’Iran en 1972», nous expliquent Sébastian Vivas et son équipe d’historiens et d’archivistes qui œuvrent au sein de la manufacture.

A ces trois acteurs va aussi se mêler Patek Philippe au cours de l’élaboration du Calibre 2120 qui, après la Royal Oak, équipera la première Nautilus dès 1976, puis l’Overseas de Vacheron Constantin dès 1977.

Autres temps, autres mœurs. Imagine-t-on un instant aujourd’hui ce type de collaborations croisées, d’échanges approfondis entre maisons, manufactures, artisans? Impensable à l’heure des concentrations et des verticalisations, des exigences marketing, de la langue de bois et de la pression financière. Qui aujourd’hui penserait pouvoir interpréter un tel «morceau à quatre mains», comme le décrivent les historiens d’Audemars Piguet?

Démêler la musique jouée à quatre mains

Patiemment, en évitant précisément toute langue de bois mais en étayant leur démonstration sur des faits, des documents, des archives, les historiens d’AP ont reconstitué tout le chemin de la création de ce mouvement exceptionnel. Et c’est effectivement comme démêler les notes entremêlées d’une musique jouée à quatre mains.

Audemars Piguet a introduit ses premières montres automatiques en 1954, sur ébauches LeCoultre d’une hauteur de 6,65 mm. Rien de très plat, donc. Mais la pression pour parvenir à créer un calibre automatique et plat s’accroît sans cesse. Un courrier d’Audemars Piguet à LeCoultre en 1958 en atteste: «La clientèle s’adresse à nous surtout pour des montres minces (...) La concurrence devenant toujours plus forte, nous devons veiller à l’épaisseur de nos produits.» La concurrence est notamment représentée par Piaget qui, en 1960, introduit son Calibre automatique 12P d’une hauteur de 2,3 mm seulement. Mais cet exploit a été rendu possible par l’intégration d’un micro-rotor auquel Audemars Piguet privilégie le rotor central, «une option plus performante mais infiniment plus ardue».

Après plusieurs faux départs, dont un projet lancé en 1960 avec la maison Frédéric Piguet, jamais abouti, puis divers essais infructueux ou trop complexes à régler, le projet démarre véritablement en 1963. Le développement va se baser sur le fameux Calibre 2003 (ébauche Jaeger-LeCoultre 803), créé par Maurice Audemars en 1953, d’une minceur de 1,64 mm. Tout va partir de là.

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

«Toutes les caractéristiques du mouvement sont adaptées, hauteur, fréquence, réserve de marche» nous détaille-t-on. Dès juin 1964, Jacques-Louis Audemars porte un prototype au poignet, les plans sont dessinés en 1966 et les premiers calibres livrés en 1967.

Les échanges entre Audemars Piguet et LeCoultre sont incessants. Les deux Audemars, Jacques-Louis d’Audemars Piguet et Maurice de LeCoultre & Cie, discutent de tout: questions de remontage, ressorts, réserve de marche, hauteur, balancier, etc... Au développement se mêlent aussi Vacheron Constantin et, dans une moindre mesure semble-t-il, Patek Philippe.

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Un calibre exceptionnel

Le résultat est à la hauteur des attentes. D’une hauteur totale de 2,45 mm, le Calibre 2120 devient en 1967 le calibre à remontage automatique et rotor au centre le plus plat du monde, titre qu’il conservera durant des décennies.

Sa principale innovation (brevet CH14338/65) est dans son système de remontage qui, avec son diamètre de rotor de 28 mm et sa lourde masse, offre des performances supérieures au micro-rotor. Mais dans un mécanisme ultraplat, ces qualités peuvent fragiliser le système, surtout en cas de chocs. Or, le Calibre 2120 propose une solution simple: le rotor s’appuie en périphérie sur des galets en rubis. Ces galets tournent un peu comme les roues d’un train sur un rail. Le rail circulaire est d’ailleurs un des éléments visuels les plus reconnaissables de ce calibre.

 Un des plans originaux, en l'occurrence celui de la masse du Calibre 2120
Un des plans originaux, en l’occurrence celui de la masse du Calibre 2120

Pour gagner en finesse, le mouvement n’offre pas d’aiguille de seconde. Sa fréquence atteint 19’800 alternances par heure et il est doté d’un système antichoc fabriqué par la société Kif Parechoc, elle aussi basée dans la Vallée de Joux. Le remontage est bidirectionnel, ce qui signifie que le mécanisme est remonté quel que soit le sens de giration du rotor.

Perlage, traits tirés, moulure, anglage, polissage, Côtes de Genève, dorage, colimaçonnage, polissage feutre, etc.: sa décoration respecte les plus hauts critères.

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Royal Oak et squelettage

Depuis sa sortie en 1967, le Calibre 2120, ainsi que son dérivé 2121 à quantième, n’ont cessé d’évoluer et d’être optimisés au fil de leurs 55 ans d’existence.

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Le Calibre 2120 peut se targuer d’être au cœur de deux évolutions majeures pour Audemars Piguet. La première, bien évidemment, est la création de la Royal Oak en 1972. Sans ce mouvement automatique de seulement 2,45 mm d’épaisseur, le sort de la Royal Oak eût été tout autre. Peut-être la Jumbo n’aurait-elle jamais vu le jour, du moins sous sa forme à la fois très mince (environ 7,15 mm de hauteur totale) et d’un très puissant diamètre pour l’époque – 39 mm. Un diamètre ceci dit contraint autant par la dimension du Calibre 2121 (28 mm) que par l’architecture novatrice de la boîte, avec ses vis hexagonales traversant depuis la lunette la totalité de la boîte monobloc et le joint d’étanchéité surdimensionné.

Le Calibre 2120 original de 1967
Le Calibre 2120 original de 1967

Un très bel exemple de form follows function, comme on dit en architecture, et qui est la clé de tout design important. En l’occurrence, celui qui va créer le segment «sport-chic».

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Mais à l’autre bout du spectre, le Calibre 2120 va aussi favoriser la renaissance d’un art bien plus traditionnel, longtemps pratiqué par Audemars Piguet (spécialement dans les années 1930- 1950) mais depuis tombé en sommeil, le squelettage.

Le beau et novateur Calibre 2120 offre l’occasion de renouer avec ce métier un peu oublié. Georges Golay, le visionnnaire patron d’Audemars Piguet qui vient de lancer la montre la plus moderne de l’époque, décide alors de réserver un lot de 100 mouvements pour les squeletter. Mais plus grand monde dans les ateliers ne maîtrise cette délicate façon de faire de la dentelle mécanique. Quelques jeunes horlogers s’y attellent, aidés par des anciens.

Publicité en italien pour la Royal Oak et l'art du squelettage. L'Italie a joué un rôle important dans l'engouement progressif envers la Royal Oak.
Publicité en italien pour la Royal Oak et l’art du squelettage. L’Italie a joué un rôle important dans l’engouement progressif envers la Royal Oak.

Sachant qu’il faut environ 150 heures à un artisan formé pour terminer une pièce, on imagine l’ampleur de la tâche. Mais trois ans plus tard, les 100 montres sont terminées. En 1978, 300 nouveaux Calibres 2120 sont réservées au squelettage, qui sera introduit ensuite dans la collection Royal Oak dès 1986.

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Étape suivante, pour les 20 ans de la Royal Oak en 1992, Audemars Piguet présente un modèle Jumbo avec fond saphir qui dévoile un mouvement parfaitement terminé et décoré. En ces débuts des années 1990, les fonds saphir sont encore rares. Le succès est immédiat. Et les fonds saphir vont progressivement s’imposer.

Puis les Calibre 2120 et Calibre 2121 continueront d’évoluer dans les années 2000 et au-delà, notamment dans les différentes masses ajourées, en arabesques puis en angles et facettes.

Passer d’établisseur à manufacture

Le Calibre 2120 va encore rendre un autre très important service à Audemars Piguet: il va contribuer à sa transformation définitive en manufacture intégrée.

A la fin des années 1990, le 2120 n’équipe plus que les modèles Jumbo dont la production se raréfie. On est alors en pleine refonte du paysage horloger suisse, les groupes se constituent et Richemont, après avoir racheté Vacheron Constantin, acquiert Jaeger-LeCoultre. Dans le même temps, la manufacture annonce qu’elle ne produira plus d’ébauches de 2120.

Le mouvement qui a permis la Royal Oak

Ce qui semble un coup dur devient en fait «presque une opportunité». Audemars Piguet est en pleine réflexion sur sa propre verticalisation. Un effort qui a déjà permis à la maison de sortir son propre calibre, le 3090 en 1999. Reprendre intégralement le Calibre 2120 va permettre d’accélérer ce processus alors en cours, et aujourd’hui totalement abouti.

L’an 2022 marque les 55 ans de «bons et loyaux services», comme le veut la formule, du Calibre 2120 et de son dérivé 2121. Ils tirent définitivement leur révérence et se retirent de la scène. Place à la nouvelle génération: le Calibre 7121. Mais ça, c’est une toute nouvelle histoire qui ne fait que commencer.

Retrouvez l’intégralité de l’histoire du Calibre 2120 dans: https://apchronicles.audemarspiguet.com/fr/article/calibres-2120-2121