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BA111OD s’attaque au chronographe

ENTRETIEN

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octobre 2022


BA111OD s'attaque au chronographe

Le 11 octobre 2022, trois ans après avoir lancé sa première montre qui n’avait pour but que de prouver qu’une faille existait dans le modèle économique traditionnel en proposant un nouveau mode de distribution, Thomas Baillod lance un chronographe Swiss Made doté d’un mouvement Valjoux pour moins de CHF 1’000. Retour sur une aventure disruptive.

L’

aventure de Thomas Baillod et de sa marque de montres BA111OD, est un parfait exemple de ces réussites rapides rendues possibles parce qu’une personne a su entrevoir un dysfonctionnement dans un système et proposer un modèle alternatif qui fonctionne.

Son but n’a jamais été de créer une marque de montres, mais de repenser le mode de distribution horlogère en inventant ce qu’il appelle le «we-commerce», qui donne une place centrale au client, parce que celui-ci est à la fois acheteur et vecteur de vente. Ce faisant, Thomas Baillod a créé un pont entre le commerce et le e-commerce.

Thomas Baillod, fondateur de BA111OD
Thomas Baillod, fondateur de BA111OD

Pour prouver que son système était non seulement viable, mais surtout pouvait être rémunérateur, il a créé sa marque fin 2019 en lançant un modèle Made in China vendu uniquement sur LinkedIn. Le 11 octobre 2021, il lançait un tourbillon 100% made in Neuchâtel doté d’un mouvement conçu par Olivier Mory (BCP Tourbillons), pour le prix de lancement impensable de CHF 3’920 HT. Le 11 octobre dernier, il vient de proposer à la vente un chronographe doté d’un mouvement Valjoux 7750, le Chapitre 5.1 Chrono Magma, au prix de lancement de CHF 975.

Grâce à son modèle de distribution disruptif, Thomas Baillod contribue à redonner du souffle au segment de l’entrée et du moyen de gamme. En trois ans, il a atteint un chiffre d’affaires cumulé de plus de quatre millions de francs. Ce qui avait commencé comme une pure démonstration académique est devenu une success story. Nous l’avons rencontré.

Son but n’a jamais été de créer une marque de montres, mais de repenser le mode de distribution horlogère en inventant ce qu’il appelle le «we-commerce».

Europa Star: Vous m’aviez raconté une anecdote avant la création de votre société, mais nous n’avions jamais pu la publier car cela n’aurait pas été de bon goût de développer cette piste. Pouvons-nous l’évoquer à présent?

Thomas Baillod: Hasard des choses, lorsque j’étais en pleine phase de développement, avant octobre 2019, j’avais baptisé mon modèle d’affaires le Community Viral Development (CoViDe), alors que l’on ne parlait pas encore du virus... J’expliquais qu’il fallait être à 1m50 d’une personne pendant un quart d’heure pour remarquer la montre. Je parlais de charge virale maximale durant dix jours car la personne qui acquiert mon modèle est « contagieuse » durant une dizaine de jours: pendant ce laps de temps elle le montre à tout le monde, amis, collègues, voisins et génère ainsi l’envie d’achat.

Chapitre 5.1 Chrono Magma
Chapitre 5.1 Chrono Magma

Le nouvel opus BA111OD est un chronographe. Pourquoi avoir choisi cette complication après avoir lancé un tourbillon?

Parce que le chronographe est à mes yeux une «figure imposée» dans le monde horloger, c’est la pièce maîtresse que tout le monde veut porter. Les modèles que j’ai réalisés jusqu’à présent sont très marqués: les Chapitres 1 et 2 sont des double oscillateurs typés; le Chapitre 3 est plus «mainstream» mais, avec son cadran ouvert, il ne plaît pas à tout le monde; quant au tourbillon, c’est un autre niveau encore. Lancer un chronographe, c’est permettre à un public plus classique de mettre un pied dans ma marque.

Mais derrière tout ce que je fais, j’ai toujours en ligne de mire la démonstration d’un modèle économique. L’avantage du chronographe que j’ai lancé, c’est qu’il s’agit d‘une belle montre racée équipée d’un magnifique mouvement Valjoux 7750 que l’on retrouve dans de nombreuses autres montres, d’une lunette en céramique comme le font toutes les marques sérieuses, d’un verre en saphir box pour pouvoir maintenir une hauteur de boîte raisonnable et d’un cadran qui est conçu en quatre niveaux. Ce n’est pas un chronographe au «rabais». C’est un modèle qui permet au public de le comparer à d’autres garde-temps semblables signés de grandes marques. Dans le monde horloger, le tourbillon serait le roi du jeu d’échecs et le chronographe la reine! Je pose ma reine ce qui me permet de démontrer qu’à 975 francs, qui est le prix de lancement, je propose une pièce maîtresse susceptible d’intéresser beaucoup plus de monde et ce, à la moitié voire le quart du prix de la concurrence.

«Ce n’est pas un chronographe au «rabais». C’est un modèle qui permet au public de le comparer à d’autres garde-temps semblables signés de grandes marques.»

Avez-vous vendu les 111 modèles annoncés?

J’en ai déjà vendu plus de la moitié en trois jours.

Un chronographe doté d’un mouvement Valjoux vendu à moins de CHF 1’000, comment est-ce possible?

Je me fournis auprès des mêmes co-traitants que les autres marques, mon prix de revient est donc à peu près similaire. La différence majeure réside dans les marges réduites inhérentes à mon modèle d’affaires, qui permet un facteur x2 alors que la concurrence multiplie par 7, voire par 10.

Achille Rota, horloger chez BA111OD
Achille Rota, horloger chez BA111OD

C’est la première fois que vous utilisez vos armoiries familiales comme décor d’une montre. C’était un hommage?

C’est la deuxième fois en réalité car elles étaient gravées sur le fond du tourbillon. J’ai demandé à Liliane Murenzi, notre senior designer, de dessiner un chronographe avec une forte valeur ajoutée. Elle m’a proposé d’intégrer mes armoiries de manière très subtile. C’est l’affirmation d’un design. Le piège dans lequel je ne suis pas tombé, c’est de faire des copies d’un modèle préexistant. Le blason souligne le fait que nous n’avons pas emprunté la voie facile. On trace notre propre chemin, symbolisé aussi par le fait que nous avons déménagé dans la Villa Castellane et que dans nos anciens bureaux nous avons mis en place un atelier d’horlogerie T2 (pose cadran, aiguilles, emboîtage) & T3 (pose bracelet) ainsi qu’un service après-vente. Nous affirmons ainsi notre attachement à Neuchâtel et nous prouvons que nous sommes une start-up qui assemble ses propres montres.

Combien d’employés compte votre société à ce jour?

Nous sommes 11. Déjà une équipe de foot !

Les premiers modèles étaient revendiqués Made in China . Aujourd’hui, vous avez basculé vers le Swiss made. Pourquoi n’était-ce pas possible au départ? Avez-vous eu besoin de convaincre les fabricants, les sous-traitants et les horlogers suisses?

Au départ, l’origine du produit était totalement secondaire: ma démonstration touchait uniquement la distribution. Je visais le delta le plus grand possible en valeur perçue, or le mouvement que j’ai adopté a eu les résultats escomptés. Comme mon père me l’avait enseigné quand j’étais petit et que nous allions en forêt, si je ratais mon feu, je devais manger mon saucisson cru. Pour allumer un feu, on prend des petites brindilles et on commence avec des choses qui se consument rapidement. Ma volonté était d’offrir énormément de valeur ajoutée en dessous de CHF 400 or je ne pouvais pas le faire avec une montre Swiss made. Une fois l’exercice de démonstration réussi, je n’ai pas oublié mes origines et j’ai fait appel à des fournisseurs de Neuchâtel, au point de lancer un tourbillon 100% Neuchâtelois. A partir de là, j’ai créé des emplois dans le canton: nous avons deux sites et assemblons les montres à Neuchâtel.

«Une fois l’exercice de démonstration réussi, je n’ai pas oublié mes origines et j’ai fait appel à des fournisseurs de Neuchâtel, au point de lancer un tourbillon 100% Neuchâtelois.»

La marque s'est récemment installée dans la Villa Castellane à Neuchâtel.
La marque s’est récemment installée dans la Villa Castellane à Neuchâtel.

Comment définissez-vous ce concept de «we-commerce» que vous avez développé?

Comme l’évolution naturelle du e-commerce qui lui-même est l’évolution du commerce, le modèle traditionnel que l’on connaît tous. L’arrivée du digital a donné naissance au marketing digital et, dans sa déclinaison de distribution, il s’agit du ’e-commerce, un modèle «direct to consumer» qui a l’énorme avantage de récupérer les marges liées à la distribution, mais qui est très pauvre en expériences par rapport à celles faites en magasin. Mon point de départ était une réflexion académique: je voulais réconcilier le physique et le digital, le commerce et le e-commerce. Mais je suis allé plus loin en ajoutant une composante communautaire, que j’ai appelée le «we-commerce» et qui permet de basculer dans un paradigme digital tout en y ramenant une émotion et un contact physique.

Mon modèle s’appuie sur le « social selling », avec un client qui occupe une place centrale. Il n’est plus celui que l’on laisse au bout de la table, qui regarde tout le monde - marques, intermédiaires, influenceurs - faire un gueuleton et ne reçoit rien à manger, à qui personne n’adresse la parole, qui se lève à la fin de la soirée, paie l’addition pour tout le monde et à qui personne ne dit merci. A la base de cette réflexion, il y a le constat que l’on vit dans un modèle économique où les vrais héros de l’industrie, ceux qui produisent les montres, sont traités de « sous-traitants » et sont cachés, et où les vrais patrons, ceux qui paient l’addition, les clients finaux, ne sont pas considérés. Un modèle qui ne reconnaît pas ceux qui produisent et ceux qui achètent est un mauvais modèle à mes yeux. Dans mon modèle, co-traitants et clients finaux sont assis au milieu de la table, tout le monde leur parle et les remercie.

En trois ans, grâce à ce modèle, vous avez déjà atteint un chiffre d’affaires cumulé de plus de quatre millions de francs.

J’ai ralenti le rythme cet été pour repenser le modèle, engager de nouvelles personnes et faire la mue qui va nous permettre la vraie ascension. La première année, nous avons atteint CHF 500’000, la deuxième nous étions à 1,5 million, cette année nous allons doubler notre chiffre d’affaires, soit en tout cas réaliser 100% de croissance et atteindre entre 3 et 4 millions.

BA111OD s'attaque au chronographe

Est-ce que dans vos rêves les plus fous, vous aviez imaginé un tel résultat?

Non, parce que je n’avais jamais pensé créer une marque. Pour moi il s’agissait juste de valider un concept théorique que j’enseignais. Et je m’en réjouis car ce n’est pas mon succès, c’est celui du client considéré et le succès de l’entrée et le moyen de gamme sur lequel tout le monde avait fait une croix en pensant qu’il était dépassé. Ramener de la valeur sur ce segment en déclin, c’est ce qu’avait fait Nicolas Hayek dans les années 1980, mais par l’autre bout. Il avait repensé la manière dont on produit une montre, c’était une performance industrielle. Pour ma part, je repense la manière dont on la vend, ce qui me permet de réinjecter de la valeur dans ce segment.

Que diriez-vous aujourd’hui aux marques qui n’ont pas cru en votre modèle quand vous leur avez proposé?

Que je les comprends. Beaucoup n’avaient pas compris mon message et ceux qui l’ont compris ne pouvaient rien faire. Si l’on est totalement impliqué dans le retail et dans un modèle économique traditionnel, il est difficile de s’en extraire. La disruption ne peut venir que de la défaillance d’un modèle: un coquillage dans lequel ne s’est pas immiscé un grain de sable ne donnera pas de perle.

«Beaucoup n’avaient pas compris mon message et ceux qui l’ont compris ne pouvaient rien faire. Si l’on est totalement impliqué dans le retail et dans un modèle économique traditionnel, il est difficile de s’en extraire.»