L’horlogerie indépendante


Luc Monnet: Liberté et partage

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avril 2023


Luc Monnet: Liberté et partage

Le célèbre aphorisme zen qui dit qu’«il n’y a pas de but au bout du chemin, le chemin est le but» pourrait parfaitement s’adapter à Luc Monnet, horloger, spécialiste en arts mécaniques et grand voyageur. C’est très clairement le chemin qui l’intéresse et y cheminer est son but. Rencontre.

I

l est des rencontres qui se méritent, comme celle de Luc Monnet. A 43 ans, l’homme fait figure de référence majeure pour toute une génération de nouveaux horlogers. Tous ceux que nous avons rencontrés dans le cadre de ce dossier sur la Nouvelle Vague horlogère y ont fait allusion, quasiment dans les mêmes termes: «Un horloger exceptionnel que vous devez à tout prix aller voir!» Mais pour le rencontrer, il faut aller jusqu’en Lozère.

La Lozère? C’est le département le moins peuplé de France, essentiellement rural, à la géographie rude et tourmentée faite de forêts, de landes, de massifs, de causses, de gorges vertigineuses, de rivières, de routes tortueuses, de paysages splendides au creux desquels se nichent d’ancestraux petits villages de pierre. Et c’est là, à Bourgs sur Colagne, un village de moins de 1’000 habitants aggloméré autour d’un monastère remontant à l’an mil, que s’est installé et travaille notre horloger, loin, bien loin des vallées suisses, de leurs manufactures horlogères, de leurs prés verts aux grasses vaches, de leurs usines et de leurs ateliers de sous-traitance.

Luc Monnet (Photo: Pierre Maillard)
Luc Monnet (Photo: Pierre Maillard)

A 43 ans, l’homme fait figure de référence majeure pour toute une génération de nouveaux horlogers.

«Pour vivre heureux, vivons cachés» dit le dicton. Il doit y avoir quelque chose de vrai car de Luc Monnet, caché au fin fond de la Lozère, émane une aura de bonheur ou, plus exactement, de plénitude. La rançon de la liberté? Son cadeau, oui.

Tailleur de pierre, ébéniste ou, pourquoi pas, horloger?

Sa liberté d’esprit, Luc Monnet l’a certainement forgée dans l’enfance. «Une enfance besogneuse», nous explique-t-il. Luc est né en 1980, vers Besançon, dans une famille d’agriculteurs et restaurateurs. Il passe sa jeunesse à travailler avec ses parents et toute sa famille. En plus de l’école, il faut non seulement servir les hôtes à table mais aussi s’occuper des troupeaux, conduire un tracteur, scier le bois, vaquer à la ferme. «Par la force des choses, je devais bricoler. D’ailleurs, tout le monde bricolait dans la famille, y compris mon grand-père qui savait tout faire et réparait des machines.»

A 15 ans, il doit choisir sa voie. Tailleur de pierre? Ebéniste? Tout près, vers la frontière suisse, il y a l’Ecole d’horlogerie de Morteau. En soi, l’horlogerie, ça ne lui parle pas beaucoup. Mais c’est pratique, l’école n’est pas loin, le soir il peut revenir à la ferme-auberge. Du coup, il y va «par facilité pratique».

Mais une fois sur place, lui qui disait que ce monde tout petit, étroit, fait de pièces minuscules, «ne lui parlait pas du tout», commence à apprécier ça. A tel point qu’il construit lui-même son propre établi chez lui et se met à réparer tout ce qui lui tombe sous la main. «J’allais chez les horlogers de village avec un ami et je leur achetais des cageots entiers de montres abandonnées, de vieux réveils et je m’escrimais à réparer toute cette breloque, raconte-t-il. J’avais 16 ans. J’acceptais tous les boulots d’horlogerie.»

En parallèle, ses études avancent. L’apprentissage culmine dans la réalisation de sa propre montre par chaque élève. Enfin, de la création! «J’ai adoré ça! Finalement, j’ai compris le sens de ce que je faisais.» Il choisit de créer un «tourbillon avec échappement volant». Pas une mince affaire! Fan du Japon, il s’en inspire, dessine un pont en forme du caractère qui signifie «tourbillon», l’inscrit dans un boîtier carré et sort Major de sa promotion.

A peine l’école finie, Piaget l’appelle à venir travailler à La Côte-aux-Fées, juste de l’autre côté de la frontière, sur le projet de tourbillon que veut lancer la marque. Comment résister à l’appel?

On le sollicite de toutes parts

Il ne va pas y rester longtemps, quelques mois à peine car déjà il reçoit un autre appel. Christophe Claret, alors en pleine croissance, veut l’engager. On est en 2002, Luc a 22 ans. L’horlogerie mécanique est revenue en force par le haut et l’époque est à la course aux complications. Claret développe toutes sortes de mouvements compliqués pour une clientèle qui va en grandissant. Le jeune homme va pouvoir y travailler sur plein de projets différents, pour des clients avides d’avoir qui son tourbillon, qui sa sonnerie, son quantième perpétuel, son propre mélange de complications.

Durant quatre ans, il a vu énormément de choses, presque toutes les étapes, trempage, décoration, mécanique. «Tous les outils m’intéressaient. Il n’y avait que des jeunes, de toutes nationalités. Leur motivation était forte. J’ai fait le choix d’intégrer un atelier composé uniquement de Finlandais.»

Il a beaucoup appris chez Christophe Claret mais en 2006, il pose ses outils, ôte son tablier et largue les amarres. Il part pour quelques mois à Madagascar avec son amie.

De deux ans en deux ans

Ce ne sera là que sa première escapade hors du microcosme horloger pour aller humer le macrocosme du monde. A Madagascar, il séjourne dans le dénuement complet, prend «une vraie claque». Il donne de son temps à différentes ONG auxquelles il prête son intelligence pratique. Il trouve aussi le temps d’aller réparer deux horloges de clocher datant de la période coloniale qui ne disaient plus l’heure depuis un bon moment.

Il revient, on ne l’a pas oublié et il reçoit à nouveaux plusieurs sollicitations. Mais il choisit d’aller se présenter sans qu’on le lui ait demandé chez Robert Greubel et Stephen Forsey, alors qu’ils n’avaient encore qu’un seul horloger dans un petit atelier du Manège de La Chaux-de-Fonds. Après l’avoir testé sur la fabrication d’une petite masse en or sur machine à pointer, ils l’engagent comme prototypiste. Il devient rapidement responsable des pièces uniques. Flanqué d’un concepteur, il achète les machines, fabrique les composants, assemble, termine. Il restera deux ans à son établi avant que la fièvre du monde ne le reprenne.

Luc Monnet: Liberté et partage

Cette fois, il part six mois pour un long périple en Amérique du Sud, sac au dos, avec son amie. Là aussi, au passage, il donne des coups de main à des associations. Et là aussi, il lui arrive de faire un peu d’horlogerie. Oh, une horlogerie «de combat» si on ose dire, comme cette fois dans la Cordillère des Andes où il va réparer une montre passée d’âge en pitonnant une goupille de spiral taillée dans un bout de bois avec en guise de loupe une bouteille d’eau vue en transparence.

Quand il revient, en 2008, c’est la crise. Mais juste avant son déclenchement, il est engagé par Renaud Papi dans des conditions exceptionnelles: «Qu’est-ce que tu veux faire? Et combien tu demandes?» Il choisit d’intégrer l’atelier des pièces spéciales. Il va se pencher sur des demandes particulières, comme certaines des Opus d’Harry Winston, qu’il faut mettre au point. Mais il travaille aussi comme prototypiste pour d’autres clients. Il s’est acheté une pointeuse, fait des prototypes pour Audemars Piguet, entre autres. Deux ans passent à nouveau. Il a 30 ans, il pose à nouveau son tablier et cette fois il va partir pour une année.

Tout réapprendre

Toujours avec son amie, ils vont alors parcourir 17’000 kilomètres à vélo, jusqu’en Chine. Un vélo, c’est une horloge qui roule, chaque coup de pédale est un «marqueur du temps». Et le voyage, le vrai, «ça vous rince, ça vous essore», comme le disait l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier. «Tu vis avec rien. Tu avances, tu te nourris, tu contemples, tu rencontres», synthétise Luc. Et, étonnamment, ce long périple lui a donné «beaucoup d’optimisme sur le monde». Un monde somme toute peuplé de beaucoup de gens bien intentionnés.

Sa montre tourbillon avec échappement volant «japonais»
Sa montre tourbillon avec échappement volant «japonais»

Sa Star Wheel
Sa Star Wheel

Une microscopique vis taillée main
Une microscopique vis taillée main

De retour de ce périple en 2011, cette fois, il lâche vraiment les amarres. Il décide de suivre son amie, ergothérapeute, dans la Lozère où elle a trouvé un travail. Il y arrive sans le sou. C’est un lieu sans industrie ni rien mais une nature forte, et il se demande: «Qu’est-ce que je vais faire?». Eh bien, comme il le dit lui-même, il va «tout réapprendre».

Il trouve un local, achète un tour, une petite machine et c’est reparti. Son premier gros contrat, il l’obtient via Renaud Papi pour Richard Mille. Il s’attelle à la fabrication d’un concept qui servira à mettre au point la RM 27-01 «Rafael Nadal» qui possède une platine reliée au boîtier par quatre câbles d’acier tressés d’une épaisseur de seulement 0,20 mm de diamètre dans le concept qu’il a réalisé. Il y passe un temps fou mais, fort d’une «grosse motivation», ne compte pas ses heures. A la fin, il fait cependant le calcul: il a gagné 6 euros de l’heure.

Loin du tumulte de la Suisse, il accepte une vie simple ou «prendre le temps» prend tout son sens. Il réapprend son métier, refait ses outils, crée ses propres machines, construit, façonne ses pièces, les galvanise, les décore, tout. «Je pensais être un horloger, mais je n’étais qu’un assembleur.»

Faire sa montre?

Faire sa montre? Lui demande-t-on, à lui qui en 2014 a obtenu le très convoité titre des Meilleurs Ouvriers de France avec une «Star Wheel» de son invention. A quoi bon! «Je me suis élevé en travaillant pour les autres. Si j’ai atteint ce niveau, c’est grâce à ça. J’acceptais des défis, je disais oui sans vraiment savoir si un jour j’y parviendrais. J’ai énormément appris en tâtonnant, en cherchant. Jamais je n’ai baissé les bras. Mais depuis le 1er janvier de cette année, j’ai décidé d’arrêter les prototypes, et j’avais trente clients. Mais en contrepartie, je me suis engagé à les former. A partager. A mes yeux, c’est la plus belle des choses.»

Dans son atelier de la Lozère se succèdent stagiaires et petits groupes d’horlogers qui viennent y découvrir non pas ses secrets mais partager ses connaissances. Car Luc ne cache rien, il a même mis en open source les plans d’un calibre conçu et réalisé avec Cyril Brivet-Naudot qui a passé trois ans à ses cotés. L’homme adore transmettre, ou plutôt, oui, partager, qui implique un véritable échange horizontal et non pas une transmission verticale.

Tout arrêter et retrouver la page blanche

Au 1er janvier 2023, il a arrêté son activité de prototypiste. L’année prochaine, en 2024, il cessera également de vendre – ce qu’il fait avec grand succès – les machines qu’il conçoit et réalise à la main. Il en a fabriqué de nombreuses: des marteleuses (une petite machine de frappe d’abrasif inventée pour décorer son projet de Star Wheel du concours des Meilleurs Ouvriers de France); des diviseurs spéciaux pour tour Schaublin (son outil préféré) avec 6’600 trous pour permettre de tailler une multitude de dentures; des appareils de taillage d’engrenage très précis avec motorisation intégrée, comme ses petites machines pour rouler les pivots de montres. Il en a vendu dans le monde entier.

«Mais je ne vais pas en faire ma spécialité, même s’il y a un marché à prendre. Je vais arrêter la fabrication de ces machines et, d’ici 2024, je vais pleinement me consacrer à mes propres projets.»

Des projets? Luc Monnet en a plein la tête. «J’ai envie de faire des choses pour moi, j’ai toutes sortes de projets. Je vais faire un peu de vide, repartir de pages blanches. Je peux aussi me le permettre car je suis en Lozère. On peut encore y vivre avec pas grand-chose.» Et de citer en souriant ce que lui a confié un jour Kari Voutilainen: «Le plus dur est de rester petit.»

Le soir, on va manger ensemble à deux pas de là, dans un beau gîte en bord de rivière, La Maison du Pêcheur. Le propriétaire des lieux est guide de pêche à la mouche. Il forme aussi les autres guides et va pêcher jusqu’en Patagonie. Mais il ne tue jamais la truite qu’il a ferrée. Il la remet, intacte, dans la rivière, où elle s’en va en nageant. On peut y voir comme une fable. Luc Monnet lui aussi relâche ses «truites» dans les eaux vives de la rivière. Et de là, elles s’en vont et se dispersent.