L’horlogerie indépendante


Julien Tixier: Le jeune horloger et ses passeurs

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avril 2023


Julien Tixier: Le jeune horloger et ses passeurs

A 30 ans à peine, Julien Tixier est considéré comme un des horlogers les plus doués de sa génération. Démonstration faite notamment avec la récente et bluffante Tempus Fugit, née du cerveau de Dominique Renaud mais qu’il a entièrement fabriquée dans son petit atelier de la Vallée de Joux. Son parcours est aussi exemplaire de la soif d’apprentissage, de rencontres et d’échanges de cette nouvelle vague de jeunes horlogers libres et aventureux.

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écidément, tout se noue dans l’enfance. Tout naît d’une fascination pour ces minuscules jouets mécaniques que sont les montres. Souvent, il s’agit pour l’enfant de traîner dans l’atelier ou la boutique de son père ou de son grand-père. Et d’y découvrir des trésors qui font tic-tac. Mais dans le cas qui nous occupe, celui de Julien Tixier, né en 1993, nulle transmission familiale n’est en jeu.

Sa vocation – car on peut vraiment la nommer ainsi – est née lors d’un repas. Le petit Julien a sept ans. Un des convives a une belle montre, avec un fond transparent (une Jaeger-LeCoultre, croit-il se souvenir). L’enfant, fasciné, découvre les minuscules rouages, le cœur battant de cette machine magique et, dès cet instant, il sait ce qu’il veut faire quand il sera grand: horloger.

Son enfance, heureuse et insouciante, se déroule au bord du Bassin d’Arcachon, sur les rives de l’Atlantique. La salle de classe primaire donne directement sur la plage. Un monde enchanteur. Mais tout change à la pré-adolescence. Il va être ballotté entre Poitiers et Bordeaux. Jusqu’alors bon élève, ses notes deviennent catastrophiques. Il redouble ses classes, est nul en mathématiques mais, paradoxalement, excellent en physique. C’est que la pure abstraction lui est étrangère. Ce qu’il aime, c’est le concret, la matière, comprendre et travailler la matière. La seule chose qui l’intéresse alors est de quitter au plus vite les classes pour filer chez lui, aller travailler le métal et la pierre, créer de petits bijoux. Au grand dam de son père qui lui a acheté un beau bureau pour y faire ses devoirs scolaires, il l’a scié en demi-lune pour le transformer en établi et, avec ses petites économies, il achète ses premiers outils.

Sa passion grandit encore lors d’un stage d’une semaine organisé par l’école, qu’il choisit d’effectuer auprès d’un joaillier. «Je suis tombé sur un homme formidable: en une petite semaine j’y ai appris mille choses qui m’ont totalement renforcé dans ma détermination.»

Il a 15 ans, il passe alors au Lycée Professionnel de Bordeaux qui offre des classes en horlogerie. Et là, d’un coup, enfin dans son monde rêvé, ses notes moyennes «explosent», passant d’un piteux 3/20 à un irréprochable 19/20.

Julien Tixier (Photo: Guillaume Perret)
Julien Tixier (Photo: Guillaume Perret)

La pendule éclatée

Tout lui plaît dans cette école d’horlogerie, l’ambiance, qu’il trouve formidable, les camarades et le formidable professeur, Jean-Jacques Soufflet, dont il tient à dire le nom. A l’issue des deux premières années, il obtient un premier diplôme d’horloger-réparateur qui lui permet d’entretenir les montres, de réparer les pendules. Deux ans plus tard, c’est au tour du Brevet des Métiers d’Art (BMA), une formation plus complète, qui aborde les petites complications, jusqu’au chronographe, «mais pas plus loin», précise-t-il. Au cours de cette formation, il apprend aussi à fabriquer quelques composants.

Mais l’école manque de moyens, il y a peu de matériel, pas de fraiseuses ni de CNC. Alors de son côté, il achète du matériel afin de se lancer dans le projet final qui doit conclure ce parcours. C’est un exercice obligé, les élèves doivent travailler sur un mouvement rond de pendule de Paris auquel ils doivent ajouter une petite complication. Mais Julien et deux ou trois de ses camarades demandent d’avoir carte blanche dans le choix de leur complication. Cette liberté leur est accordée et il part alors «en freestyle», comme il aime à le dire. Son choix, audacieux, porte sur un quantième perpétuel. En deux ans, il va passer très exactement 3087 heures sur cette pendule, développant du coup une insomnie chronique «qui m’aura beaucoup aidé, mais ça a été aussi un apprentissage de la gestion de mon temps». Toutes ses économies y passent, dont l’achat d’un dispendieux tour. Il apprend tout seul à travailler le verre, un matériau qu’il va intégrer aussi à sa pendulette.

Sa réalisation est retenue pour participer au grand concours de l’Institut National des Métiers d’Art. Expédiée par poste à Paris, la pendulette arrive «éclatée en mille morceaux». De quoi baisser les bras définitivement. Certes, il n’a «ni le cœur ni le temps» de la refaire mais il garde cependant un formidable souvenir de ce concours qui mélange tous les artisans de tous les genres. «C’est bien plus qu’un concours, c’est avant tout un lieu où s’échangent tant de choses, où se découvrent tant de pratiques, un vrai lieu de partage et de transmission.»

La transmission

Cette valeur de transmission, cette importance accordée aux échanges, à l’apprentissage croisé sont chevillées à son corps. Encore aujourd’hui, il se souvient de tous les noms de ses professeurs – autant de passeurs – et de ses camarades, comme ceux de l’école d’horlogerie de Morteau qu’il intègre aussitôt pour parfaire ses connaissances. Il va en sortir en 2015, à l’âge de 22 ans, avec un Diplôme en Métiers d’Art, une formation d’«horloger complet» et une montre intégralement fabriquée, en l’occurrence un mouvement affichant deux fois 30 secondes rétrogrades. La seule contrainte est de laisser le balancier visible. Pour sa réalisation, il reçoit les félicitations du jury.

«Mais horloger complet, ça ne veut pas dire grand-chose, il y a encore bien du chemin à faire», précise-t-il en souriant. Alors Julien Tixier va multiplier les expériences. A peine sorti de l’école il va aller travailler, «au noir» dit-il, avec Sébastien Rousseau sur l’automate Hippologia de Parmigiani Fleurier, une pièce unique d’exception mêlant design, horlogerie, art des automates et art du verre. De ces quelques mois, Julien dit que ce fut là sa «plus profonde formation».

Puis il se lance à l’eau en envoyant en tout et pour tout non pas trois CV traditionnels, mais trois lettres d’intention personnelles à trois horlogers, dont Laurent Ferrier, qui lui répond immédiatement qu’il tombe pile au bon moment car il cherche un horloger. Il fait un essai le 18 décembre et le 5 janvier – jour de son anniversaire de 23 ans – il est engagé.

Être horloger, c’est encore autre chose

«Quand tu sors de l’école, tu as l’impression d’être un véritable horloger, mais en fait, le métier c’est encore tout à fait autre chose.» Chez Laurent Ferrier, il commence par faire de la décoration de composants du mouvement, «ce qui permet d’avoir une compréhension très fine des pièces».

Mais il se prend «une belle baffe»: les exigences sont telles qu’à la fin du premier mois il a déjà accumulé 44 heures de travail supplémentaires. «J’ai bouffé ainsi de la décoration pendant six mois puis je me suis mis au montage du mouvement avec le kit des pièces que j’avais décorées.» Il se confronte pour la première fois au silicium, en l’occurrence un échappement naturel Breguet avec «ancre» silicium («une technologie que je déteste», avoue-t-il tout de suite) puis petit à petit se met à travailler sur tous les types de mouvements – micro-rotor, Traveller à double fuseau horaire, tourbillon – que chaque horloger fait et monte de A à Z. Enfin, autre expérience, il commence à faire des prototypes sur la base des constructions maison.

Mais en 2018, un de ses amis l’appelle pour lui demander de participer à un projet «un peu taré» de montre astronomique. Il quitte alors Laurent Ferrier et va travailler dans un minuscule atelier avec trois horlogers «et des machines partout». Là il va prendre «une deuxième et nécessaire baffe». «J’étais très confiant en sortant de chez Laurent Ferrier mais là, pour ce projet à part, le niveau était encore un cran au-dessus. J’y ai à nouveau énormément appris et rapidement! En six mois, j’y ai appris plus qu’en neuf ans. Je me suis rendu compte que je ne savais encore rien… Après cette expérience si intense, à dix-sept heures de travail par jour, à se relayer quasiment 24h sur 24h – il fallait être prêt pour Bâle – j’ai dormi pendant deux semaines.»

Cap sur la Vallée de Joux

A son réveil, Julien met le cap sur la Vallée de Joux où il a trouvé un local. Il y pose «son bordel», comme il le dit de toutes ses machines et outils – une manufacture de poche absolument complète – construit ses établis et s’installe.

Il commence par fabriquer des prototypes pour d’autres horlogers et marques. De fil en aiguille, les commandes s’enchaînent (jusqu’à la visite de la délégation d’une grande marque célèbre – dont nous tairons le nom par pure charité – qui, quelque peu estomaquée par le capharnaüm de son atelier, lui intime l’ordre de changer ceci, changer cela, se débarrasser de telle ou telle machine, jusqu’à ce que Julien les mette à la porte manu militari. On ne marche pas impunément sur les pieds d’un jeune horloger indépendant et qui entend le rester.)

L’environnement de la Vallée lui est propice. A un jet de pierre est installé Philippe Dufour dans son ancienne salle de classe de village transformée en sanctuaire de la grande horlogerie. Le pape des horlogers indépendants et le tout jeune Julien se rencontrent, échangent. Philippe Dufour le conseille, va jusqu’à lui donner des outils – la force de la transmission, à nouveau et toujours. Et il fait aussi la connaissance de Dominique Renaud. Une rencontre décisive qui, partie dès avril 2020 depuis une page blanche, va aboutir à l’exceptionnel quantième séculaire Tempus Fugit, cette montre programmée pour 10’000 ans, aux caractéristiques techniques uniques, pour laquelle il a absolument tout fait dans son atelier – à l’exception d’une micro-roue [lire à ce sujet notre article détaillé ici].

Quantième séculaire Tempus Fugit
Quantième séculaire Tempus Fugit

Un projet en trois phases

Tout en continuant de travailler à des développements et des prototypes pour des tiers, le grand œuvre de Julien Tixier est désormais de développer son propre mouvement. Il y a deux ans, un collectionneur est venu le voir et lui a demandé: «Quand est-ce que tu vas faire ta propre montre? Je t’en commande déjà une!»

Quand Julien lui a montré le mouvement qu’il avait en tête et qu’il a dessiné, le même collectionneur lui a dit: «J’en prends trois.» Aujourd’hui, il compte 22 pièces en commande. Son projet, Julien le veut participatif. «Aujourd’hui, les collectionneurs ne viennent pas seulement pour acheter, ils tiennent à participer directement et personnellement au projet en cours», nous explique-t-il. Une participation étroite que seuls les horlogers indépendants peuvent offrir, contrairement aux grosses structures hiérarchisées.

Dans les cinq ans qui viennent – c’est le temps qu’il estime nécessaire pour produire 22 montres mais il ne donne pas de délai précis – Julien Tixier a conçu un plan qui se développe en trois phases. Première phase, établir un dialogue avec chaque collectionneur: goûts spécifiques, matériaux, échanges d’images, d’humeurs, d’envies, participation directe… Chacun doit mettre la main à la pâte.

Deuxième phase: il se met à l’établi et façonne sa montre. Non pas «sa» montre, «leur montre», la sienne et celle du collectionneur qui l’a désirée et commandée. Le partage doit se poursuivre tout du long. Le collectionneur suit les étapes de la fabrication.

Troisième phase: la livraison. En personne, of course. Julien Tixier nous a montré les plans de son mouvement – un très élégant et beau trois aiguilles – ainsi que différents types de terminaisons, de matières. Et l’effet des diverses personnalisations en cours de conception est étonnant. D’un projet à un autre, il est totalement différent. Entre, par exemple, un squelettage aérien d’une arachnéenne légèreté et un cadran de pierre fine, ce sont deux montres totalement différentes, totalement personnelles.

Toute la jeune histoire de Julien Tixier, une histoire tissée d’échanges et de partage, de transmission et de rencontres, est exemplaire de l’esprit qui anime cette nouvelle génération d’horlogers indépendants. «On avance plus vite ainsi», conclut Julien, qui, par ailleurs, ne se montre pas pressé. Il a tout le temps devant lui.