L’horlogerie indépendante


Shona Taine: «Oui, c’est bien ce que je veux faire!»

English
avril 2023


Shona Taine: «Oui, c'est bien ce que je veux faire!»

Shona Taine, retenez ce nom! C’est une des trop rares femmes horlogères indépendantes et elle a 25 ans à peine. Mais elle impressionne déjà fortement non seulement par ses capacités techniques mais aussi par la profondeur de sa vision de l’horlogerie, nourrie par une solide pratique quotidienne et irriguée par une profonde culture historique, philosophique, littéraire.

O

n l’a dit et répété: aux racines du choix de devenir horloger ou horlogère, il y a toujours un déclic qui remonte à l’enfance. Dans le cas de Shona Taine, ce n’est pas une montre qui est à cette origine mais une horloge. Pas n’importe laquelle, par ailleurs…

Née en 1998 dans le petit village de La Chaux-de-Gilley, à une vingtaine de kilomètres de Morteau, rien ne la prédestine à choisir d’entrer en horlogerie. Sa mère est commerçante, et son père «a fait plein de métiers, c’est un artiste originaire du nord de la France, qui voyage, écrit des livres. Rien qui me pousse vers l’horlogerie.»

Shona Taine (Photo: Guillaume Perret)
Shona Taine (Photo: Guillaume Perret)

Mais un voyage qu’elle fait à l’âge de dix ans va se révéler fondateur. Avec ses parents, elle visite la vieille-ville de Prague et tombe en arrêt devant la célèbre horloge astronomique.

«Je suis restée fascinée, toutes ces couleurs, cette grandeur, le défilé des automates, les planètes Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas l’expliquer mais cette vision est restée profondément ancrée en moi. C’est même la seule chose dont je me souvienne de ce voyage.»

L'horloge astronomique de Prague, construite en 1410 par le maître horloger Hanus et perfectionnée par Jan Taborsky au XVIe siècle. La légende raconte que pour qu'Hanus ne reproduise pas son œuvre, on lui aurait crevé les yeux. (Photo Steve Collis from Melbourne)
L’horloge astronomique de Prague, construite en 1410 par le maître horloger Hanus et perfectionnée par Jan Taborsky au XVIe siècle. La légende raconte que pour qu’Hanus ne reproduise pas son œuvre, on lui aurait crevé les yeux. (Photo Steve Collis from Melbourne)

Horlogerie, littérature et philosophie de front

Grande lectrice, la jeune Shona pense étudier la littérature. «Mais avoir un métier manuel est important, estime-t-elle aussi. Je sortais d’une école privée catholique, j’avais ce désir et j’ai dû véritablement me battre pour aller faire un apprentissage manuel, chose qui n’est pas très bien vue en France», nous explique-t-elle.

Alors, courageuse et travailleuse, elle entame de front un apprentissage horloger au Lycée Edgard Faure de Morteau tout en menant un double cursus en ligne, Licence à distance de littérature moderne à la Sorbonne de Paris et Licence à distance de philosophie à la faculté de Nanterre.

Shona Tain, à 19 ans, en 2017, lors de la remise du prix Avenir Métiers d'Art avec sa montre école «La Route du Thé». ( Photo:Augustin Détienne)
Shona Tain, à 19 ans, en 2017, lors de la remise du prix Avenir Métiers d’Art avec sa montre école «La Route du Thé». ( Photo:Augustin Détienne)

Au début, «l’école ce n’était pas ce que je pensais. En première année, on faisait de l’usinage et on s’initiait au mouvement quartz.» Mais tout change pour elle dès la deuxième année, durant laquelle elle aborde enfin la montre mécanique. «Là, je me suis dit que, oui, c’était bien ça que je voulais faire.» Et cette même année – en 2015 – elle obtient le titre de Meilleure apprentie de France. S’ensuivent encore quatre ans d’études jusqu’à l’obtention de son Diplôme de Métier d’Art (DMA). Au passage, elle remporte aussi un Concours de réglage pour étudiants organisé par l’école de Morteau en collaboration avec l’Observatoire de Besançon. «Ces prix m’ont beaucoup aidée», constate-t-elle aujourd’hui.

On est en 2019 et, à la sortie de l’école, elle trouve un travail à mi-temps chez un horloger indépendant aux Brenets, du côté suisse de la frontière toute proche. Durant six mois, elle s’occupe de service après-vente et de réparations. Mais elle a son idée d’indépendance et décide de quitter ce travail et de se lancer en créant sa propre entreprise, Khemea, ce qui sera fait en 2020. Elle a alors 22 ans.

Échanges

«Mon idée était de créer et de faire ma propre montre à sonnerie», un champ horloger qui la fascine depuis toujours (au moins depuis l’horloge de Prague).

Mais elle a encore besoin d’en savoir plus. «J’ai alors rencontré plein d’horlogers et en échange de leurs conseils, j’offrais des petits boulots de SAV que je traitais à travers mon entreprise nouvellement créée.» C’est au cours de ces recherches qu’elle croise Olivier Mory (lire son portrait plus loin dans ce dossier). L’expérience qu’a accumulée Olivier Mory dans l’industrie horlogère de volume vient compléter son expérience artisanale acquise à l’école. «C’est très intéressant d’avoir ces deux expériences, ça donne une vision plus large de l’horlogerie.» A son invitation, elle décide donc de passer la frontière et de s’installer dans les locaux d’Olivier, à La Chaux-de-Fonds. Là, elle peut partager les machines de l’horloger, trouver réponse à ses questionnements, donner de petits coups de main et économiser en faisant du SAV pour des tiers.

Dossier de restauration DMA - Calibre Le Phare - Compteur - Répétition Minutes.
Dossier de restauration DMA - Calibre Le Phare - Compteur - Répétition Minutes.

Avec Olivier, les échanges sont fructueux, elle collabore aussi aux étapes de la construction et du prototypage des mouvements et des montres qu’il conçoit. «Les horlogers indépendants sont très soudés entre eux, dit-elle de sa génération, et j’ai pu ainsi compléter mon apprentissage par échanges, transmission. C’est étonnant comme tout se passe bien pour moi», s’étonne-t-elle, aujourd’hui, ravie.

Restaurer le son

Une des autres passions de Shona Taine est la musique. «Mélanger musique et mécanique, créer des sons harmonieux avec des rouages, des ressorts, des marteaux, un timbre, c’est incroyable!» En fin d’études à Morteau, il fallait présenter un projet de construction et un projet de restauration. «J’avais trouvé, via un professeur qui l’avait lui-même acquis chez un brocanteur, un mouvement répétition minutes, calibre Le Phare, auquel manquaient bon nombre de composants. En faisant de multiples recherches et en utilisant des photographies d’archives, j’ai décidé de le refaire. Toutes les pièces percées étaient encore en place. Pour les nombreuses autres, je me suis lancée en m’appuyant sur les archives, je les ai redessinées et refabriquées. Ça m’a pris deux ans de travail. En même temps, je devais fabriquer ma montre-école. Mais si je n’y parvenais pas et que je n’obtenais pas mon diplôme, c’était secondaire à mes yeux. Je voulais avoir ma montre à sonnerie!» Elle a eu les deux. Et avec brio.

Mais désormais, forte de ses nouvelles expériences et ayant réussi à mettre de côté de quoi financer sa fabrication, elle veut passer à la vitesse supérieure et créer enfin sa propre montre, la première sous sa propre marque Khemea.

Les connaissances qu’elle a acquises en trois ans depuis la fin de l’école lui permettent de se rendre compte que son premier projet comporte des «éléments qui ne vont pas». Elle recommence donc tout à zéro.

Arkhea

Elle décide alors de redémarrer toute sa construction sur la base du tourbillon que fabrique Olivier Mory. Elle le retouche sur de nombreux points, le termine à sa façon. Elle va y ajouter phases de lune, quantième et indication de réserve réserve de marche de 100 heures, affichée au dos de la montre. Et elle va l’appeler Arkhea, du grec ancien signifiant l’«origine».

La montre Arkhea. Boîtier acier de 40 mm, mouvement K.10. Phases de lune, date, réserve de marche (au dos), tourbillon. Fréquence de 21'600 alt./h. Remontage manuel. Réserve de marche de 100 heures.
La montre Arkhea. Boîtier acier de 40 mm, mouvement K.10. Phases de lune, date, réserve de marche (au dos), tourbillon. Fréquence de 21’600 alt./h. Remontage manuel. Réserve de marche de 100 heures.

Avec subtilité, poésie, légèreté et un ordonnancement parfait, Shona Taine dispose tourbillon, heures, minutes et quantième. Celui-ci affiche les 31 passages d’un indicateur en forme de point blanc visible à travers les perçages du cadran en aventurine. Sur un même fond aventurine, une Lune au dessin essentiel marque ses phases. Ce doux entrelacement d’orbes est vivifié par le pont en forme de double flèche aigüe du tourbillon, surmonté d’aiguilles aux pointes tout aussi acérées. Entre les deux, finement gravée, une fleur mystérieuse, le logo «alchimique» de sa marque Khemea. Un mot grec ancien qui signifie «l’art de fondre les métaux», d’où provient le mot «alchimie».

Apprendre sur soi-même

A 25 ans à peine sonnés, Shona Tain fait preuve d’une étonnante maturité et son travail est d’une cohérence remarquable, jusqu’au moindre de ses détails. «En trois ans, j’ai beaucoup appris, non seulement sur l’horlogerie mais aussi sur moi-même, nous avoue-t-elle. J’ai peut-être perdu un peu de mon innocence mais je suis très bien entourée. Je trouve tous les appuis dont j’ai besoin et je m’épanouis en terme de création.»

Elle tient à nouveau à souligner la grande solidarité qu’elle constate entre jeunes horlogers indépendants. «On se partage même les clients entre nous. On ne se marche pas les uns sur les autres. On échange beaucoup.»

Quand on lui demande quel est son sentiment en constatant qu’elle est une rare femme dans ce milieu encore très masculin, elle sourit. «Je n’y pense pas. J’ai toujours évolué dans ce milieu, à l’école on était trois filles sur quinze élèves. Et puis je suis fille unique, donc…» Mais elle avoue toutefois qu’il «faut être déterminée, les réactions ne sont pas toujours faciles. Certains clients ont même été assez odieux avec moi, comme s’ils sous-estimaient mon travail. Mais, en fait, ça n’est pas un vrai problème pour moi. Et quant au résultat, je dirais que ma montre est personnelle avant d’être féminine.»

Avec ses 40 mm, sa sobriété raffinée, l’Arkhea est tout aussi bien masculine que féminine. Shona prévoit d’en faire une douzaine, dont l’habillage pourra varier, se masculiniser ou se féminiser. Mais elle estime aussi que le champ de la montre à complication pour femme est encore très largement à explorer. Et quoi qu’il en soit, la sonnerie va rester au centre de ses préoccupations. «Je commence à être connue pour ça, avoue-t-elle timidement. En SAV, la plupart des gens viennent chez moi avec des montres à sonnerie.»

Alors, sa montre à sonnerie? Elle ne saurait trop tarder…

«Il me reste tant de choses à apprendre, conclut-elle. Pour maîtriser un geste, il faut le répéter mille fois. Et maîtriser tout simplement un petit geste, c’est déjà énorme. La beauté de l’horlogerie, c’est qu’elle permet de s’exprimer à plusieurs niveaux, artistique, artisanal, mécanique… C’est infini.»