L’horlogerie indépendante


Rudis Sylva: une horlogerie pointue et conviviale

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juin 2023


Rudis Sylva: une horlogerie pointue et conviviale

Après une carrière dans différentes grandes marques de l’industrie horlogère, Jacky Epitaux a choisi la voie de l’indépendance et en 2006 il a co-créé Rudis Sylva. La marque porte le nom du village où il est né et quasiment tous les composants et les décors sont créés autour de chez lui. Il vient de présenter une pièce unique et symbolique gravée par Oliver Kuhn, ainsi qu’un nouveau modèle plus abordable de son oscillateur harmonieux.

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uand on prononce le nom de Jacky Epitaux devant les professionnels qui travaillent dans l’horlogerie depuis longtemps et qui la connaissent bien, c’est toujours la même réaction: notre interlocuteur/trice s’illumine et affiche un immense sourire. L’horloger aime cette industrie et celle-ci lui rend bien. Chacun connaît son attachement à son canton du Jura. Il n’est d’ailleurs pas beaucoup de CEO capables de chanter la «Rauracienne» sur son stand du salon Watches and Wonders

Son CV en dit long. Le monde de l’horlogerie, c’est une grande partie de sa vie. Il a commencé sa carrière en 1981 chez Dixi, le groupe de microtechnique qui avait racheté la manufacture Zenith en 1978 et l’a sauvée. Jacky Epitaux y a passé onze ans à se perfectionner dans les solutions micro-mécaniques et micro-techniques puis il est resté quatre ans chez Zenith. En 1999, il devient le Vice-President Sales & Marketing de R&R Time Group, qui possédait les marques Rodolphe, CAT, Roamer et Bruno Banani. Lorsque la marque Rodolphe devient indépendante, il en est nommé CEO en 2001. En 2006, un an après que la marque a été intégrée au groupe Franck Muller, il cède ses actions et se laisse entraîner par son rêve d’indépendance.

Jacky Epitaux, co-fondateur de Rudis Sylva
Jacky Epitaux, co-fondateur de Rudis Sylva

Avec son cousin Laurent Frésard, à la tête d’une société de gestion de fortune, et l’industriel Fabrice Thueler, propriétaire de Swiss Finest qui fabrique des composants horlogers haut de gamme à Saignelégier, il crée la marque horlogère Rudis Sylva. A ce jour, l’entreprise est entièrement entre les mains de la famille. Jacky Epitaux en est le CEO et divers amis sous-traitants produisent la quasi-totalité des composants des garde-temps Rudis Sylva, hormis l’échappement, les pierres, le ressort de barillet et les incablocs.

Rudis Sylva n’est pas une marque horlogère qui est venue s’ajouter à plusieurs centaines d’autres: outre le fait que la dizaine de pièces qu’elle crée chaque année est quasiment à 100% fabriquée, assemblée, ornée, dans la région, elle est à l’origine d’un mouvement révolutionnaire: l’oscillateur harmonieux, une invention brevetée que l’on doit à l’horloger Mika Rissanen. Il s’agit d’un système à deux balanciers dentés connectés l’un à l’autre, placés dans une cage tournante, qui annule l’effet de la gravité de manière instantanée.

Comment? L’échappement unique donne une impulsion à un balancier dont le spiral se contracte. Connecté au second balancier par ses dents, il lui transmet son énergie. Le spiral du second balancier étant monté inversement, il se déploie asymétriquement. Lorsqu’il se contracte à son tour, il transmet son l’énergie au premier balancier dont le spiral se décontracte. La perte d’amplitude d’un balancier est relancée par l’impulsion de l’autre et ainsi de suite. Cette alliance garantit une correction instantanée de l’effet de gravité lorsque la montre est en position verticale, alors qu’un tourbillon a besoin d’une minute pour corriger l’attraction terrestre.

Lors du salon Watches and Wonders 2023, Jacky Epitaux a présenté une variation de l’oscillateur harmonieux, sans cage tournante, ainsi qu’un modèle unique, «Hymne d’Orient», dont le cadran a été entièrement gravé par le talentueux graveur Olivier Kuhn, et qui représente une scène symbolique où une carpe koï avec ses petites moustaches en or, un lotus, la déesse de l’eau et une lune très réaliste au centre du cadran se partagent l’espace. Un modèle à la forte signification, la carpe koï symbolisant le courage et la persévérance.

Hymne d'Orient est une pièce unique dont le cadran a été entièrement gravé par le talentueux Olivier Kuhn. Il représente une scène symbolique où figurent une carpe koï aux petites moustaches d'or, une fleur de lotus, déesse de l'eau, un ciel d'aventurine et une lune très réaliste au centre du cadran.
Hymne d’Orient est une pièce unique dont le cadran a été entièrement gravé par le talentueux Olivier Kuhn. Il représente une scène symbolique où figurent une carpe koï aux petites moustaches d’or, une fleur de lotus, déesse de l’eau, un ciel d’aventurine et une lune très réaliste au centre du cadran.

Europa Star: Après avoir travaillé tant d’années dans l’industrie horlogère, pourquoi avoir décidé de créer votre propre marque?

Jacky Epitaux: J’avais envie de me mettre à mon compte et j’ai eu l’opportunité de vendre mes actions Rodolphe au groupe Franck Muller. Avec mon cousin Laurent Frésard et l’industriel Fabrice Thueler (qui depuis a quitté l’entreprise, ndlr), nous avons investi dans une société que nous avons baptisée Rudis Sylva pour faire une montre régionale.

Pourquoi avoir choisi ce nom «Rudis Sylva»?

C’est le nom du village où je suis né. Il est apparu à l’époque du défrichement. Dans les années 1400, les gens des plaines ont été invités à s’installer en altitude. Comme les terres y étaient arides et les hivers très longs, on les a affranchis de certains impôts, d’où l’appellation Franches-Montagnes. Un certain Jean Ruedin, qui venait de Cressier, a commencé à défricher dans la région de la Chaux-de-Fonds et a bâti quelques maisons. Il a nommé le lieu Rudis, de Ruedin, et Sylva, pour «la forêt». Le village s’est appelé plus tard Les Bois Jean Ruedin, puis Les Bois. Les paysans, ne sachant que faire l’hiver, ont ouvert des forges dans les maisons et ont commencé à fabriquer leurs propres outils: des bêches, des pioches, des faux. Ils ont acquis la compétence de fondre le métal et de le modeler. Quand l’horlogerie a pris son essor à Genève, les horlogers les ont fait travailler. Les paysans des montagnes ont ouvert des fenêtres sur la façade sud de leur ferme, ils ont posé une planche derrière, à la lumière du jour, ils se sont mis à l’établi et ont commencé à fabriquer des montres. J’ai choisi ce nom car je suis né là, comme ma mère et comme mon grand-père et qu’il y avait dans ce village une grande activité horlogère. En 1900 par exemple, on recensait 600 horlogers sur 1450 habitants qui fabriquaient 20’000 à 30’000 montres par année! J’habite dans un hameau qui s’appelle Le Boéchet et en patois cela veut dire «petit bois».

Que vouliez-vous apporter au monde horloger en créant votre marque?

Je voulais mettre en lumière tous les talents qui vivent autour de chez moi. Plein de gens travaillent pour toutes les grandes marques dans la région. Ils font du guillochage, des émaux, de la gravure, mais jamais on ne les cite. Je suis allée voir le pape du guillochage Georges Brodbeck, une légende, je lui ai demandé de faire le mieux qu’il sache faire et le plus compliqué. Il m’a créé un guillochage en pyramides dégressives. Quasiment personne ne sait les faire à part lui! Je travaille aussi avec le graveur Sylvain Bettex de l’entreprise Glypto. C’est lui qui grave le petit cadran solaire sur le fond du boîtier, une reproduction du cadran solaire «Ultima Forsan» datant de 1750 qui orne la façade de la ferme «Rosées-Dessous», une ferme typique de paysans horlogers propriété de la famille. Le décor a été émaillé par l’émailleuse Sophie Cattin'>Cattin Morales.

Comment est née cette idée révolutionnaire de l’oscillateur harmonieux?

Contrairement à beaucoup de marques, au lieu d’acheter un mouvement et de le customiser, nous avons dessiné tous ses composants: les vis, les roues, les goupilles, les pignons, les ponts. Nous les avons ensuite usinés puis assemblés. Or en effectuant des tests, cela ne fonctionnait pas comme on le souhaitait. Jusqu’au jour où notre horloger Mika Rissanen a eu une idée: denter les balanciers et les connecter, tout en inversant les ressorts en leur milieu. Ce système annule systématiquement l’effet de la gravité. Abraham-Louis Breguet a créé le tourbillon pour compenser les effets de l’attraction terrestre lorsque la montre était en position verticale, notre oscillateur harmonieux a la même propriété, mais de manière instantanée, et n’a donc pas besoin des 60 secondes du tourbillon classique, le temps que la cage du tourbillon fasse sa révolution. Nous avons constaté que nous n’avions pas nécessairement besoin de placer notre oscillateur harmonieux dans une cage tournante pour annuler l’effet de gravité et nous avons créé cette année des modèles avec les balanciers fixes, ce qui nous a permis de baisser le prix et passer de modèles valant CHF 250’000 à des pièces dont le prix oscille entre CHF 90’ 000 pour le modèle en or et CHF 80’000 pour celui en titane.

Est-ce qu’il y avait une demande pour une version plus abordable?

Oui. Si nous voulons faire connaître la marque un peu plus, nous devons proposer une montre avec un prix plus accessible, ce qui nous permettra aussi d’augmenter la distribution.

Combien produisez-vous de montres par an?

Une dizaine et nous espérons qu’avec les modèles moins onéreux, nous pourrons arriver à une centaine de pièces d’ici cinq ans.

Comment le marché perçoit-il votre marque à votre avis?

Nous avons augmenté en crédibilité. Nous avons créé la société en 2006, les premières factures ont été réglées en 2006 et nous avons livré les premières pièces en 2010: nous avons quasiment mis cinq ans pour fiabiliser le mouvement et le vendre. Et nous avons bien fait car nous n’avons quasiment pas de retour!