L’horlogerie indépendante


Trilobe: un mouvement de libération du temps

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novembre 2023


Trilobe: un mouvement de libération du temps

La marque parisienne fêtera ses cinq ans à la fin de l’année et en si peu de temps elle a beaucoup fait parler d’elle. Retour sur une histoire de temps qui se lit autrement.

C

ela fait plusieurs siècles que l’on lit l’heure grâce à des aiguilles qui tournent autour du cadran ou qui défilent à travers des guichets. Il a fallu qu’un créateur français, Gautier Massonneau, accompagné par son associée et directrice générale Volcy Bloch, envisage une autre lecture de l’heure et lance la marque Trilobe en 2018.

Ce fils d’architectes et décorateurs, diplômé de l’université Paris Dauphine et des Ponts et Chaussées, qui a travaillé dans le monde des financements d’infrastructures, n’avait à priori aucune vocation horlogère. Mais lorsqu’il s’est pris à rêver de créer sa propre montre, il s’est penché sur la question et a choisi de faire les choses à l’envers: faire tourner le temps et non plus les aiguilles qui sont remplacées par une série d’anneaux rotatifs, chacun indiquant les heures, les minutes et les secondes allant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

Gautier Massonneau
Gautier Massonneau

Le premier mouvement qui animait les montres Trilobe, sur une base ETA, a été développé par Jean-François Mojon, fondateur et propriétaire de Chronode, qui a conçu un module permettant d’adapter ce mouvement à l’affichage excentrique de l’heure. C’est ensuite Le Cercle des Horlogers qui a développé le calibre X-Centric, le mouvement automatique à micro-rotor qui équipe désormais l’ensemble des montres de Trilobe. Lancé en 2020, il a été dessiné par Gautier Massonneau qui s’est inspiré pour cela de l’architecture brutaliste, puis a été développé en Suisse par la société spécialisée dans le mouvement, exclusivement pour Trilobe.

Le modèle Nuit Fantastique Dune a remporté le Prix de la Petite Aiguille au GPHG en 2022.
Le modèle Nuit Fantastique Dune a remporté le Prix de la Petite Aiguille au GPHG en 2022.

L’assemblage et l’emboîtage sont réalisés dans les ateliers de Trilobe, rue de l’Opéra, à Paris. Même s’il a eu besoin du savoir-faire suisse, Gautier Massonneau tient à ancrer sa marque en France: sur les mouvements, on peut désormais lire la mention: Paris – France. Trilobe propose pour l’instant trois collections: Les Matinaux, qui inverse le référentiel de lecture de l’heure avec des anneaux excentrés et un trilobe comme indicateur, Nuit Fantastique, clin d’oeil à une nouvelle de Stefan Zweig, et Une Folle Journée, lancée en 2022 avec des anneaux en 3D sous un dôme. Elle doit son nom au sous-titre du Mariage de Figaro de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

Lors du salon Watches and Wonders 2023, la marque a présenté une version de sa montre Une Folle Journée avec des anneaux sertis de diamants. Les cercles ont été entièrement repensés afin de pouvoir accueillir 150 diamants baguette certifiés RJC qui ont été disposés à la manière d’un serti mystérieux, enchâssés dans un rail.

Une Folle Journée Diamant
Une Folle Journée Diamant

«C’était une vraie difficulté technique car nous avons un besoin absolu de légèreté, explique Gautier Massonneau. Nos anneaux sont habituellement en titane, mais avec le poids des diamants cela ne fonctionnait pas. Nous avons dû utiliser un alliage d’aluminium, de silicium et de magnésium, qui est deux fois plus léger. C’est un alliage extrêmement élastique qui rend le sertissage plus compliqué. Pour sertir les 150 baguettes, il faut compter 300 heures alors que sur de l’or il faudrait 2h30. Nous avons travaillé avec un atelier de la rue de la Paix. Chaque chiffre représentant les heures est peint à la main sur un diamant par un peintre miniaturiste basé à Lyon (Philippe Jacquin-Ravot, directeur créatif de Manufacto, ndlr).»

La marque, qui a été lancée le 17 décembre 2018 à Paris et qui produit environ 600 pièces par an, a déjà décroché cinq nominations au Grand Prix d’Horlogerie de Genève, remportant même le Prix de la Petite Aiguille en 2022. Entretien avec son fondateur.

Europa Star: En 2014, vous rêviez de vous acheter une belle montre et avez décidé de la créer avec une imprimante 3D. Aviez-vous déjà en tête le lancement d’une marque?

Gautier Massonneau: Non, c’était une démarche très égoïste. La montre de mes rêves, à l’époque, c’était la Zeitwerk de A. Lange & Söhne, mais j’avais 25 ans et elle n’était pas dans mes moyens. Je ne connaissais rien à la technique horlogère, j’aimais bien les imprimantes 3D, j’ai pensé que ce serait facile de créer une montre grâce à cet outil. Grave erreur! (rires) J’ai réussi à ne pas réussir et c’est comme cela que j’ai mis le pied à l’étrier. J’ai compris qu’il y avait une place pour des gens qui avaient une vision plus artistique, plus décalée de l’horlogerie. J’ai quitté mon poste à Dubaï dans le financement d’infrastructures et je suis rentré en France pour commencer l’aventure.

Le trilobe est un motif architectural: pourquoi avoir choisi ce nom pour votre marque?

Mes parents sont architectes et cette forme architecturale, que l’on retrouve sur tout le pourtour méditerranéen, est née lors de la construction de la mosquée, devenue cathédrale de Cordoue (bâtie et agrandie entre le 8ème et le 10ème siècle, ndlr). C’était une forme d’architecture omeyyade qui consistait à décorer les arcatures des portes qui normalement étaient rondes. Cette forme a été reprise en architecture gothique. On retrouve ces motifs jusqu’en Inde. Ce symbole est un clin d’œil à mes parents et par ailleurs, je trouvais un peu prétentieux de mettre mon nom sur le cadran.

Les Matinaux
Les Matinaux

Le temps tourne à l’envers sur vos montres, pourquoi?

C’est néanmoins assez logique: le monde occidental lit de gauche à droite, or si votre tête est fixe et que le temps défile, il faut que le texte ou les chiffres défilent de droite à gauche. Tout est inversé, tout est excentré, rien n’est aligné. On crée du beau en rompant avec la coutume. C’est un vrai parti pris.

Qu’est-ce qui vous a conduit à indiquer l’heure sans aiguille, grâce à un système qui n’est pas très lisible au premier regard?

Plusieurs raisons. La première, c’est que j’ai une vision anti-utilitariste de la lecture du temps. On peut lire l’heure rapidement sur son portable. Nous invitons nos clients à prendre leur temps: on ne peut pas deviner l’heure sur nos montres, il faut la lire, c’est un peu coercitif. Ce que je souhaite aux personnes qui portent une Trilobe, c’est de l’admirer. Une fois qu’on connaît le principe, l’œil s’y fait rapidement. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de mettre de la poésie dans notre rapport au temps. L’aspect technique n’est qu’un échafaudage qui permet de mettre ma vision en œuvre.

Trilobe: un mouvement de libération du temps

Est-ce que vous considérez vos montres comme des objets artistiques?

Il se trouve qu’elles donnent l’heure mais il s’agit d’un petit morceau d’art sur le poignet. On a besoin d’un supplément d’âme.

Pourquoi une lecture de l’heure excentrée?

J’aime l’architecture classique mais ce qui fait la beauté, c’est aussi l’asymétrie. Et le fait de créer une heure excentrée, au-delà de la difficulté technique que cela implique car l’horlogerie est très concentrique, cela crée une forme de beauté.

Quelle fut la plus grande complexité à laquelle vous vous êtes trouvé confronté en créant ce mouvement?

Plutôt que d’avoir des aiguilles qui flottent dans le vide, nous avons trois disques, dont celui des heures et des minutes qui frottent sur la totalité de leur base et cela demande une énergie que l’on n’a pas l’habitude de trouver sur une montre classique. Les horlogers ont dû utiliser un barillet plus puissant qui a nécessité une nouvelle ingénierie du mouvement.

Trilobe: un mouvement de libération du temps

La montre Secret, dont le cadran est personnalisé et indique un moment précis grâce à un ciel étoilé, est-elle une manière de vous attacher le client sentimentalement?

Absolument. Qu’est-ce que le luxe? Pour moi, un sandwich au Beaufort dégusté au sommet d’une montagne, c’est un luxe ultime. Cette montre raconte non pas l’histoire d’un homme qui est allé sur la Lune, mais votre histoire. C’est un objet très personnel et c’est pour cela qu’on l’appelle Secret. Le client choisit une date, un lieu, une heure qui va permettre de déterminer un ciel étoilé reproduit sur le cadran qui ne correspondra qu’à lui. C’est un luxe pour soi d’abord et pas pour autrui.

Vous a-t-on confié des secrets étonnants?

Il y a beaucoup de montres de mariage, de fiançailles, de naissances. Mais on entend aussi des choses assez rigolotes, comme ces histoires que les propriétaires nous ont autorisé à raconter. Un monsieur a grimpé le K2 dans les années 2000 et il voulait que sa montre marque le moment où il est arrivé au sommet, à telle heure et telle date. Un autre a passé le Cap Horn tout seul dans les années 1980, il en a ressenti une fierté incroyable et souhaitait garder le souvenir de ce moment exceptionnel sur sa montre. Un autre client nous a demandé d’indiquer une date précise à Jersey en 1870. Il était fan de Victor Hugo et voulait conserver la date, le lieu et l’heure où l’écrivain avait écrit son poème préféré. Nous n’avons réalisé qu’une seule montre de divorce (rires).

Les éditions Secret, disponibles dans les collections Les Matinaux et Nuit Fantastique, sont une invitation à immortaliser un instant précieux de manière poétique.
Les éditions Secret, disponibles dans les collections Les Matinaux et Nuit Fantastique, sont une invitation à immortaliser un instant précieux de manière poétique.

Votre maxime est cette phrase de René Char «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront»...

Oui, c’est ce que nous essayons de vivre au sein de cette marque. Quand nous sommes arrivés avec notre première montre, on nous a considérés comme des OVNI. Personne ne la comprenait, ne savait comment lire l’heure, mais avec le temps et nos explications, les gens se la sont appropriée. Cela demande de la pugnacité et de l’abnégation, parce qu’au début nous avons pris des coups. C’est pour cela que j’ai fait mienne cette maxime.

Comment la marque a-t-elle été financée?

Il nous fallait une étincelle de départ: nous avons fait appel aux amis et à la famille. Nous avons été approchés par des fonds mais nous n’avons pas la même temporalité: je désire créer une marque et cela prend du temps. Ensuite je crois en une marque qui ne perde pas d’argent. Il faut gagner sa vie pour se développer, investir, produire et notre meilleure levée de fonds, ce sont nos ventes. Pour les douze prochains mois, nous avons tout vendu. Ce qui est aussi un problème car quand on est entrepreneur on a envie de vendre, mais on ne peut plus car la production ne suit pas. Heureusement, nos clients comprennent qu’il leur faut attendre plusieurs mois.

Le succès est-il venu tout de suite?

Non. Nous avons lancé la marque à Paris à la fin de l’année 2018, en plein pendant les grèves françaises, les opérations des gilets jaunes, puis il y a eu le covid... En termes de business plan, on pouvait s’attendre à mieux. Pourtant, les gens ont eu le temps de se renseigner sur les marques indépendantes pendant les confinements et cela a été très bénéfique pour nous. Depuis 2021, la vapeur s’est inversée.

D’où vous est venue l’idée de faire bouger le temps au lieu des aiguilles?

Mes parents m’ont toujours dit que quand on est face à un problème, il faut changer son référentiel. Par exemple, si vous êtes face à un problème de maths que vous n’arrivez pas à résoudre, vous vous mettez debout sur une chaise et vous le regardez différemment. Ça ne fonctionne pas tout le temps mais cela peut générer un déclic. Je me suis dit: pourquoi ne pas fixer l’indicateur, qui est généralement l’aiguille? Du coup, ce serait le temps qui bouge. En faisant ainsi, je le libère.

Outre la complexité esthétique de vos montres, avez-vous l’intention de réaliser des complications horlogères?

Oui. Nous avons plein de projets en développement dans des domaines où l’on ne nous attend pas et d’ici l’année prochaine, notre première complication sera lancée. Elle est déjà prête mais nous préférons attendre. Nous ne sommes pas pressés.

Trilobe: un mouvement de libération du temps