n peine aujourd’hui à imaginer qu’il y a 200 ans, dans le bucolique et agreste Val-de-Travers, des dizaines et dizaines d’horlogers et d’artisans d’art élaboraient et fabriquaient les montres les plus précieuses qui soient à destination privilégiée de l’empire du Milieu. Dans cette Chine encore impériale, les merveilleux garde-temps de la Maison Bovet atteignirent une telle réputation qu’encore aujourd’hui on dit paraît-il en Chine d’une montre particulièrement raffinée que c’est une «bo wei», soit la traduction homophonique du nom de cette véritable dynastie horlogère.
Équipés de mouvements de précision si soignés et gravés que Bovet fut la première marque horlogère à proposer un fond transparent pour pouvoir les admirer, les boîtiers des montres de poche de la Maison étaient de véritables œuvres d’art richement décorées de peintures émaillées, de cloisonné, de flinqué, de champlevé, de gravures, et souvent rehaussées de fines perles sur leur pourtour.
«Retrouver tout le lustre»
Du haut de son château de Môtiers, non loin de Fleurier, dont la vue s’ouvre sur tout le Val-de-Travers, Pascal Raffy, propriétaire de Bovet depuis 2001, se remémore tout le chemin parcouru. Bovet Frères, après un immense succès, a été confronté au déclin du marché chinois et a survécu tant bien que mal jusqu’au début du 20ème siècle, passant successivement entre de nombreuses mains avant de tomber en 1948 dans l’escarcelle de Favre-Leuba qui la cédera à «un groupe d’horlogers» en 1966. La marque passera ensuite, en 1989, chez Parmigiani Fleurier, puis sera rachetée une année plus tard par Roger Guye et le regretté Thierry Oulevay avant d’être intégralement et finalement reprise par Pascal Raffy en 2001.
- Le splendide mouvement gravé main d’une montre de poche Bovet Frères datant d’environ 1870.
Son idée, d’emblée, est d’édifier autour de la marque une véritable manufacture intégrée et indépendante. «Dieu que c’est un long parcours…, soupire-t-il en souriant, mais à 22 ans de distance je me rends compte que je n’ai aucun regret. Je suis heureux d’être parvenu à redonner au nom Bovet tout le lustre qu’il avait perdu au cours de ses pérégrinations.»
La véritable aventure manufacturière de Bovet prend son envol en 2006 sur un coup de fil. Au bout de la ligne, le Canton de Neuchâtel qui a «un château à vendre», une imposante construction médiévale qui domine le petit bourg de Môtiers, dans le Val-de-Travers, à quelques kilomètres de Fleurier. «J’ai besoin d’une manufacture, pas d’un château» répond Pascal Raffy. Mais quand il apprend qu’il a été la propriété de la famille Bovet qui ensuite l’a donnée à l’Etat de Neuchâtel et qu’il visite les lieux, l’accord avec les autorités neuchâteloises se noue. Il lui faudra trois ans de travaux de restauration, menés «exclusivement avec les artisans de la région», pour pouvoir y installer son siège, à la fois lieu de vie, centre administratif, ambassade, écrin muséal de la marque et ateliers d’horlogerie, d’emboîtage, de décoration et d’artisanat d’art.
Construction d’une manufacture
Le château de Môtiers, avec sa vue panoramique sur tout le Val-de-Travers, est d’autant mieux placé qu’à quelques dizaines de kilomètres se trouve Dimier 1738 Manufacture de Haute Horlogerie Artisanale, une manufacture de mouvements à complication, spécialisée notamment dans le tourbillon, rachetée par Pascal Raffy la même année, 2006, au STT Groupe.
«Je ne sais pas si c’est vraiment pour vous car nous faisons des tourbillons de façon industrielle», lui explique alors le patron. Pascal Raffy demande à voir. «A la réunion avec les employés, raconte-t-il, il y a 72 personnes. Je vois des mines défaites. Un employé, Max Krug, vient vers moi. Il me dit: ‘Je connais la maison Bovet et je sais que vous aimez la belle horlogerie.’ De là est née une profonde conversation qui va me décider. Le premier patrimoine d’une maison est la passion des gens avec qui vous collaborez.»
Ici aussi, trois ans seront nécessaires «pour tout remettre à niveau», en reprenant tous les composants un à un afin d’être à la hauteur des ambitions qualitatives de la Maison. Mais la quête d’une manufacture intégrée, «à un niveau rare pour un indépendant», souligne-t-il, ne s’arrête pas là. Pascal Raffy va aussi acquérir le cadranier et sertisseur Valor, Lopez et Villa, renommé Dimier 1738 Manufacture Artisanale de Cadrans et de Sertissage puis, «dernière pierre à l’édifice», prendre une participation dans la manufacture de boîtiers haut de gamme Queloz (qui appartient par ailleurs à Cendres+Métaux).
Avec ces rachats et cette participation, Bovet peut dès lors contrôler de façon autonome l’ensemble de sa chaîne de production, maîtriser coûts et délais et, à chaque étape, veiller à atteindre ses standards d’excellence.
«Désormais, nous faisons tout, tous les composants du mouvement y compris spiraux et organes réglants, le boîtier, le cadran, tout ce qui est montage et emboîtage, décoration du mouvement et boîtier, métiers d’art… et bien sûr, en amont, développement, conception, construction, stylisme.» En tout, ce sont 100 personnes qui œuvrent auprès de Bovet, produisant environ 1’200 garde-temps par an.
Singularité stylistique
«Bovet est à plusieurs titres une singularité, et notamment stylistiquement. Je pense que nos garde-temps sont très reconnaissables, ils ont une identité particulière qui leur est propre. L’identité d’une marque est de fait son premier patrimoine. Dans un monde dominé par le high-tech, qui voit survenir une nouvelle révolution tous les deux ans, une marque doit impérativement conserver son identité, s’en tenir à l’approche qui est la sienne, j’en suis convaincu, nous affirme Pascal Raffy. La mode est éphémère, la tradition reste.»
Comment, dès lors, définir ce qui rend Bovet si immédiatement reconnaissable?
Sans doute est-ce dû à une combinaison assez unique en son genre entre une grande exigence technique, en termes de précision, de fiabilité, de performance énergétique, de simplicité d’usage, et une richesse décorative artisanale poussée jusqu’au moindre de ses détails. Les pièces de Bovet 1822 sont à la fois techniquement à la pointe de la mécanique contemporaine tout en plongeant leurs racines esthétiques dans la grande horlogerie classique, reprenant les mêmes savoir-faire que ceux des siècles passés.
La Virtuoso XI
Le récent modèle Virtuoso XI, dévoilé cet automne à Genève, est à cet égard parfaitement emblématique de cette double démarche technique et artistique de Bovet 1822. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le Virtuoso XI est le premier mouvement squelette de Bovet, qui a pourtant œuvré sans cesse à dévoiler tout ou partie de ses mouvements, notamment les plus compliqués. Mais l’exigence était de créer un mouvement qui soit non seulement intégralement squeletté mais aussi intégralement gravé, et sur les deux faces.
Côté technique, le mouvement de la Virtuoso XI est animé par un tourbillon volant double face, breveté par Bovet. Le balancier à 18’000 alt/h oscille durant dix jours, soit 240 heures, par la grâce de l’énergie issue d’un seul barillet qui, ergonomiquement pour son usager, se remonte rapidement grâce à un mécanisme de denture tridimensionnelle de l’un de ses pignons, qui a fait l’objet de deux brevets.
Artistiquement, il a été conçu pour être ajouré, son architecture repensée, affinée, désencombrée dans le but de pouvoir être intégralement squelettée et gravée sur les deux faces. Ce gravage main du mouvement dans le moindre des détails, jusqu’au pont de minuterie, se poursuit dans le boîtier à la belle forme «écritoire» et est entièrement réalisé au Château, dans les ateliers de décoration dédiés où exercent neuf artisans d’art, dont trois graveurs.
Le motif de prédilection de la Maison est la «Fleurisanne», utilisée depuis des décennies, aux formes de feuilles des colonnes grecques antiques. Seul le barillet est décoré laser, pour des raisons techniques car la gravure à la main de motifs extrêmement fins sur le couvercle du barillet risquerait d’en déformer le métal. La gravure du mouvement et du boîtier prend à elle seule plus de 60 heures. D’où un rythme de production d’une à deux montres par mois.
L’OttantaSei
Autre proposition récente de Bovet 1822, qui démontre une tout autre facette tout en restant strictement dans le fil de son «identité», comme aime le dire M. Raffy: la collaboration avec le célèbre studio italien de design – automobile et bien plus – Pininfarina.
De cette collaboration sont déjà issues deux montres créées en totale symbiose entre design, construction de mouvement, horlogerie et décoration: la Battista, du nom de l’hyper GT 100% électrique d’Automobili Pininfarina, et l’OttantaSei, siglée Bovet by Pininfarina.
- L’OttantaSei
L’OttantaSei adopte un boîtier rond à fine lunette très contemporain, aux flancs ouverts pour laisser y pénétrer la lumière, et surmonté d’une forte attache en forme de bélière protégeant la grande couronne à 12h. Si celle-ci n’est plus baroque et finement gravée mais forte, polie et brillante, elle reprend une des formes caractéristiques de Bovet, inspirée de ses origines dans la montre de poche.
Quant à l’art de la gravure, on le retrouve lui aussi interprété de façon très contemporaine dans la décoration tridimensionnelle de la platine qui, avec son usinage, fut «l’un des défis majeurs que durent relever les artisans de Bovet», nous déclare-t-on.
Boîtier et mouvement «ont été considérés comme une seule entité et développés conjointement. Une architecture équilibrée et symétrique, la même importance graphique donnée aux trois principaux groupes d’un mouvement horloger: énergie, avec indication réserve de marche de 10 jours, indication de l’heure et régulation, avec le tourbillon volant double face. Un principe d’affichage équilibré qui a guidé toute l’architecture du mouvement, avec ses ponts réduits à l’essentiel de leurs travées de maintien, qui renforcent l’aspect mécanique du «moteur», conçus pour assurer la plus importante transparence et lumière, tout en affichant la force et l’énergie d’un «bolide».
Riche et cohérente palette
La place nous manque ici pour présenter la riche et cohérente palette des garde-temps que Bovet, désormais en (quasi) pleine autonomie de création et de production, a sorti au cours des deux à trois récentes années. Citons notamment la très complexe Récital 20 Astérium, pièce unique, garde-temps-clé de la collection des complications astronomiques de Bovet (qui aura sa place dans notre prochain numéro consacré aux «Mystères du Temps» en mars 2024) ou encore la Récital 27 et ses trois zones horaires, toutes deux pièces nominées au GPHG 2023 en compagnie de la Virtuoso XI.
Essentiellement masculine, il est vrai (à environ 70%), Bovet sait aussi créer des pièces féminines d’exception, comme la très versatile Miss Audrey Sweet Art, à la fois montre de poignet, portée en pendentif sur collier de perles de jade ou transformée en montre de chevet, le tout par la grâce de son système breveté Amadéo, Prix de la Montre Dame au GPHG 2020.
Si Edouard Bovet, revenant de la Cour de l’Empereur de Chine deux siècles plus tard, voyait ce qu’est aujourd’hui devenu le château qui fut de sa famille, constatait que son nom y flotte toujours et découvrait les garde-temps qui en sortent, il est fort à parier qu’il en serait très étonné mais extrêmement fier du fait que l’esprit semé il y a 200 ans demeure et reste plus que jamais vivant et inspirant.