abord horloger chez Eterna dans sa ville natale de Granges au coeur de l’industrie, Walter Vogt décide en 1912 de fonder, comme beaucoup de jeunes entrepreneurs de sa région et de sa génération (et peut-être encore davantage aujourd’hui!), sa propre société horlogère. «L’une de nos particularités est d’être restés dans le même bâtiment depuis les débuts», explique l’énergique propriétaire et CEO de Fortis, Jupp Philipp, barbe rousse et carrure de basketteur, en nous accueillant au numéro 13 de la John Harwood-Strasse.

Jupp Philipp a repris la marque historique Fortis en 2018.

John Harwood? Le nom résonnera tout de suite aux oreilles des amateurs d’histoire horlogère. Car l’histoire du génial inventeur britannique, qui a adapté le calibre automatique pour le port de la montre au poignet (avec un rotor pivotant à 180°, réglage de l’heure par rotation de la lunette et sans couronne), est intimement liée à celle de Fortis.

©Archives Europa Star 1966

©Archives Europa Star 1966

©Archives Europa Star 1966

A la disparition de John Harwood, Europa Star lui consacre un article en 1966 revenant sur le développement de la montre-bracelet automatique par Fortis avec la Harwood Automatic présentée 40 ans plus tôt en 1926.

©Archives Europa Star 1966

C’est bien la marque de Granges qui fut la première à être convaincue par le brevet de Hardwood, présentant une montre-bracelet automatique dès 1926 à la foire de Bâle: la Hardwood Automatic, produite en série. D’un geste de poignet, l’horlogerie change fondamentalement: un siècle plus tard, la montre automatique, depuis lors perfectionnée, domine toujours l’industrie.

«Ce progrès en faisait déjà une montre-outil et a posé les bases de ce que nous recherchons toujours aujourd’hui: nous restons fermement positionnés sur ce créneau de la fonctionnalité, de la robustesse et de la fiabilité», souligne Jupp Philipp.

Jusque dans l’espace

Sous de nouvelles générations de la famille Vogt puis d’autres propriétaires, c’est le monde aérien et même l’exploration spatiale qui devient le terrain de jeu de Fortis: en 1962 avec la présentation de la Spacematic, remise aux astronautes de la mission américaine Gemini, puis avec la Flieger de 1987, sa version de la montre pilote contemporaine, avant d’être choisie en 1994 par l’agence spatiale russe Roscosmos pour équiper ses cosmonautes.

La Fortis Cosmonauts Chronograph les accompagne à bord de la station Mir, puis de l’ISS et même en sortie extravéhiculaire, dans le vide spatial.

«Il ne s’agissait pas juste de montres inspirées de l’espace, ce sont des montres qui sont effectivement allées dans l’espace – une nuance importante!, insiste Jupp Philipp. Nos liens avec l’industrie spatiale restent forts: par exemple, c’est la Swedish Space Corporation qui nous a aidés à construire un laboratoire sur mesure pour tester nos montres, ici à Granges.»

©Archives Europa Star 1943

©Archives Europa Star 1952

©Archives Europa Star 1955

©Archives Europa Star 1956

Une sélection d’archives Fortis des années 1940 aux années 1960, toutes parues dans Europa Star.

©Archives Europa Star 1966

Cet accent mis sur la montre-outil n’a pas empêché Fortis de s’aventurer sur d’autres terrains créatifs au cours de son histoire: bien loin des montres de pilotes et des chronographes dans l’espace, la marque a aussi été pionnière de… la montre Swiss made en plastique, bien avant la Swatch, avec la Flipper, symbole pop des années 1970, colorée, légère, ludique, dont il s’est vendu jusqu’à un million d’exemplaires!

Les archives Europa Star attestent de la grande popularité à l’époque de ce modèle, que l’on a vu au poignet de Mick Jagger ou Roger Moore. Sa particularité était son boîtier «clip-on» interchangeable: le module comprenant le mouvement et le cadran était encapsulé dans un noyau circulaire inséré dans une coque de boîtier en plastique colorée, que l’on pouvait changer soi-même. La montre était donc personnalisable – un ancêtre de la fashion watch qui a ensuite conquis le monde par sa versatilité.

©Archives Europa Star 1986

Modulaire, la Flipper en plastique introduite en 1967 par Fortis était en avance sur son temps!

©Archives Europa Star 1986

De collectionneur à propriétaire

En 2018, la société est néanmoins arrivée à un moment critique de son histoire: elle n’a pas les ressources d’un groupe dans un contexte de concurrence acharnée et mondialisée, et une procédure de restructuration est entamée (sans que la production ne cesse).

La nouvelle arrive aux oreilles d’un jeune manager allemand. Si, passionné de montres, Jupp Philipp collectionne les modèles Fortis depuis 2004, il n’est alors pas du tout actif en horlogère, mais dans l’industrie agro-alimentaire. Sa famille est depuis plusieurs générations à la tête d’Iprona, une grande société allemande produisant des concentrés et purées de fruits, active dans le monde entier, employant quelque 600 personnes et exportant 25’000 tonnes de concentrés par an. Une société dans laquelle il reste d’ailleurs très actif à des fonctions de direction, en parallèle de la gestion de Fortis.

Le modèle Official Cosmonauts Chronograph est sélectionné en 1994 pour équiper les astronautes de la mission Euromir.

©Archives Europa Star 1995

©Archives Europa Star 2009

«Fortis, de la Suisse à l’espace»: un article datant de 2009 qui met en avant le profil de la marque.

©Archives Europa Star 2009

«Un passionné reprend la marque qu’il collectionne», a-t-on alors pu lire dans la presse. Même si les secteurs sont très différents, Jupp Philipp estime avoir pu emmener certaines de ses compétences précédentes en horlogerie: «Je viens d’une industrie qui est également très ancienne mais où vous devez constamment optimiser les processus pour perdurer. Cet état d’esprit convient bien à une marque comme Fortis, centrée sur l’innovation. Mais en arrivant en horlogerie, plusieurs choses m’ont interpellées, comme la gestion du temps: tout prend beaucoup plus du temps, il y a beaucoup moins de réactivité des fournisseurs. Cela peut être frustrant quand vous êtes à la recherche de la plus grande efficacité!»

A ses débuts, l’entrepreneur est aussi surpris de ne tout simplement pas avoir accès à certains fournisseurs, alors que dans l’industrie alimentaire, un rendez-vous suffit à entrer en affaires avec tout le monde. «J’ai appris, j’ai ralenti, je me suis adapté, poursuit-il. Nous vendons quelque chose de différent en horlogerie: de l’émotion. C’est une industrie plus «humaine». Mais ce qui devait changer pour Fortis, c’était d’amener une approche plus professionnelle. Ce travail de fond a conduit la marque dans une nouvelle ligue, qui lui donne aussi accès aux meilleurs fournisseurs. Car il fallait pouvoir travailler avec les partenaires des plus grandes marques pour nous élever.»

©Archives Europa Star 2012

Le centenaire de Fortis en 2012: l’occasion d’une rétrospective dans nos colonnes. A noter déjà, l’objectif Mars.

©Archives Europa Star

Nouvelles gammes, nouveaux partenaires

Depuis 2018, Jupp Philipp est sur le front pour repositionner Fortis: refonte de la marque, de sa production et de son image, nouveaux fournisseurs et partenaires, rénovation du bâtiment, nouvelles pratiques, formation accrue des employés. Sur huit employés lors de la reprise en 2018, six sont d’ailleurs toujours présents, dans une équipe qui est montée à 35 collaborateurs aujourd’hui. «Ce que je sais, même si je ne viens pas de l’horlogerie, c’est gérer et motiver une équipe pour produire de la qualité d’une nouvelle manière.»

En nous faisant visiter le site de Granges, Jupp Philipp précise que tous les modèles sont assemblés sur place, par quatre horlogers - y compris la conception, le développement et la construction interne en amont, le contrôle qualité en aval. Entre les deux, Fortis fais confiance à un réseau de partenaires. Cette recherche d’optimisation la fait passer dans une nouvelle gamme de prix, de 1’000-2’000 CHF en 2018 à 3’000-7’000 CHF aujourd’hui, avec un prix moyen qui s’établit désormais à 4’000 CHF.

La Flieger tout juste relancée sous l’impulsion de Jupp Philipp, en 2021 dans cette sélection Europa Star.

©Archives Europa Star 2021

L’un des premiers nouveaux contacts – fondamental – noués sous cette nouvelle gestion a été la manufacture Kenissi, qui opère principalement pour Chanel, Tudor ou encore Breitling et fournit un nombre limité de tiers en mouvements. «Ils ont été séduits par notre approche sur le long terme, sans dépendre d’investisseurs extérieurs.» Entre-temps, la marque collabore également avec La Joux-Perret pour ses calibres.

«Les prix augmentent, mais il faut comparer la marque avec ses concurrents directs, précise Jupp Philipp. La construction, toute la substance horlogère chez Fortis a évolué. Ce n’est pas un hasard si les détaillants s’intéressent de plus en plus à nous, en particulier les indépendants, avec lesquels nous travaillons en véritable partenariat.»

Collaboration avec Xavier Perrenoud

Une figure-clé dans la refonte de la marque et de son identité a été le designer Xavier Perrenoud, (lire notre entretien ici) qui a imaginé les nouvelles lignes. «Il fait partie de la famille, il a toujours aimé Fortis et apprécie l’opportunité de pouvoir recréer toute l’offre d’une marque,» pointe l’entrepreneur.

Initialement lancée en 1987 par Fortis, la collection Flieger a récemment fait l’objet de multiples réinterprétations, comme cette version Bicompax Liberty Blue de la montre de pilote.

Une autre est le pilote suisse Marc Rollier, qui incarne la Flieger, la première ligne relancée sous l’ère Jupp Philipp chez Fortis. «Dans le passé, les produits fonctionnels étaient encombrants. Nous avons revu cela, affiné le design de la Flieger, son ergonomie, pour en faire un produit plus émotionnel. Et son image est représentée par Marc, qui est un pilote local de Granges. Nous ne travaillons pas avec des personnes célèbres, nous les rendons célèbres!»

La Marinemaster M-44, et sa couleur Amber Orange, au cadran doté d’index et de logos appliqués à la main, tous imprégnés de Super-LumiNova X1 pour une meilleure visibilité. Lunette fonctionnelle Gear Bezel™. Calibre manufacture Kenissi Werk 11 certifié COSC.

Suivront la relance de la Marinemaster (née en 1954), du chronographe Stratoliner au design très pur imaginé par Xavier Perrenoud, et de la Novonaut, qui s’impose comme le bestseller de Fortis depuis sa présentation à l’automne 2023: cette «montre de l’espace» de 42 mm, qui succède au légendaire Official Cosmonauts Chronograph porté dans l’espace lors de multiples sorties d’astronautes, est équipée du calibre automatique Fortis Werk 17 à roue à colonnes.

Un mouvement testé en collaboration avec la Swedish Space Corporation, fixé sur une nacelle propulsée dans la stratosphère par un ballon lancé depuis le centre spatial Esrange, au nord du cercle arctique!

La Novonaut, bestseller de Fortis, est animée par le mouvement Werk 17, «certifié pour l’espace»: ce chronographe à roue à colonnes haute performance dispose d’une réserve de marche de 60 heures.

La collection Stratoliner comprend trois modèles en acier inoxydable de 41 mm - White Dust, Cool Gray et Cosmic Gray - dotés du cadran Dust Dial™ inspiré de l’immensité de l’espace. Son calibre Werk 17 a été testé dans la stratosphère en partenariat avec la Swedish Space Corporation.

L’an dernier, Fortis a aussi lancé la Vagabond, son interprétation de la montre de sport urbaine, avec son boîtier de forme en titane grade 5 de 40 mm, son bracelet intégré, son anneau GMT en or blanc et son mouvement Werk 13 à la réserve de marche de 70 heures. Derrière ces changements, ces optimisations, ces lancements, c’est aussi toute l’identité visuelle de Fortis qui a évolué, beaucoup plus léchée, pure et élégante.

Le cœur de la Vagabond, proposition sport-chic de Fortis au boîtier en titane grade 5, est son anneau GMT en or blanc 18 carats.

Une famille au complet?

«Avec ces cinq collections, nous avons posé une vision globale avec des piliers solides, estime Jupp Philipp. La marque offre un profil beaucoup plus abouti qu’en 2018. Et la famille est au complet avec l’’équipe que nous avons constituée.»

Fortis produit environ 2’500 montres par an. Ses principaux débouchés sont l’Allemagne – un marché historique de la marque, déjà avant la reprise – suivie des Etats-Unis et du Royaume-Uni, les deux marchés les plus prometteurs aux yeux de Jupp Philipp, qui envisage également le développement de Fortis en Scandinavie, soit des marchés particulièrement sensibles aux propriétés des montres-outils.

La marque fonctionne sur un système hybride de vente directe en ligne (30%) et réseau de détaillants (70% de ses ventes). «Notre prochain grand défi est d’aider nos partenaires à vendre plus de montres, ce qui nécessite un fort travail de conceptualisation et de conviction. Heureusement, l’intérêt pour les marques indépendantes augmente. Et même si le marché devient saturé, il y a un grand vide dans l’industrie: celui des montres-outils à forte valeur ajoutée issues de marques indépendantes. Je suis sûr à 100% de ce que nous avons commencé. Vous verrez, au vu des enjeux, d’autres marques nous suivront…»

Basée sur l’emblématique Fortis Novonaut, la montre Amadee-24 a été conçue pour résister aux conditions extrêmes d’un environnement similaire à celui de Mars.

Le modèle intègre un grand compteur de mission, le suivi des délais de communication et une durabilité renforcée via une conception pour fonctionner dans des conditions extrêmes.

Son prochain horizon: Mars. Fortis se tient prête pour équiper les premières missions vers la planète rouge. Elle développe des modèles dédiés comme la Novonaut Amadee-24 conçue pour une mission mise sur pied par l’Austrian Space Forum qui s’entraîne sur des terrains similaires aux conditions martiennes dans la province d’Ararat en Arménie.

Pour Fortis, il s’agit d’une ambition en droite ligne de ses chronographes portés dans l’espace dans les années 1990. A une différence près: les modèles d’époque étaient équipés de mouvements Valjoux, quand les nouvelles montres spatiales sont munies de mouvements développés sur mesure par la marque et ses partenaires. Fortis a aussi développé ses propres joints d’étanchéité (Triple Gasket System) pour protéger ses modèles.

Le mouvement Werk 7 qui équipe le modèle Flieger F41 Mission Black lui assure une réserve de marche de 70 heures.

La marque est fermement concentrée sur la montre-outil et «elle n’est pas un supermarché», comme aime à répéter Jupp Phillip. Elle offre aujourd’hui des designs épurés, une typographie reconnaissable, une identité très cohérente. Elle a aussi l’avantage d’être suivie par une forte base de fans au vu de sa longue histoire, comme l’était d’ailleurs Jupp Philipp lui-même avant de reprendre la marque.

«En Allemagne, les clubs de football appartiennent aux supporters, j’aime cette analogie poursuit-il. Nous avons un devoir de continuer à les satisfaire, tout en ayant aussi besoin d’élargir la base de nos clients et passionnés.»

L’originale Cobra présentée par Fortis dans les années 1970. Le patrimoine de la marque est très riche en possibilités de réinterprétations contemporaines.

©Archives Europa Star 1971

Au vu de cette histoire, on peut se prendre à rêver à quelques pas sur le côté de la montre-outil: l’an prochain marquera ainsi le centenaire de la présentation de la Hardwood Automatic! Et puis, au vu d’un succès comme la MoonSwatch, pourquoi ne pas relancer la mythique Flipper colorée en plastique?

«Focus, focus, focus»: on imagine la réponse de Jupp Philipp. Et on ne peut que reconnaître un certain pouvoir à cette concentration laser… S’il fallait écouter les journalistes, combien de marques auraient disparu!