L’horlogerie indépendante


Parcours de vie et leçons de maîtres-horlogers

REPORTAGE

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juillet 2021


Parcours de vie et leçons de maîtres-horlogers

Que se passe-t-il pour les maîtres-horlogers indépendants, en ces temps complexes? En traversant cette pandémie, ont-ils souffert ou, au contraire, ont-ils prospéré? Comment entrevoient-ils leur futur? Auraient-ils des leçons à donner à la planète horlogère? Autant de questions que nous sommes allés poser à quelques maîtres-horlogers indépendants. Nous nous sommes volontairement limités à ceux qui mettent directement la main à la pâte et n’avons pas interrogé les marques indépendantes, qui ne sont pas nécessairement dirigées par des horlogers - mais nous irons à elles dans une de nos prochaines éditions. Toujours est-il que nos maîtres-horlogers sont pour le moins résilients!

N

otre choix pour ce dossier est forcément subjectif et que ceux qui n’y figurent pas n’en prennent pas ombrage. Nous ne les avons pas oubliés mais nous ne pouvions pas tous les interroger.

Notre choix se veut pour autant représentatif de la constellation des horlogers indépendants, mêlant figures tutélaires – Svend Andersen, Daniel Roth (qui signe désormais Jean Daniel Nicolas) –, maîtres-horlogers épanouis – Kari Voutilainen, Denis Flageollet (De Bethune) –, têtes chercheuses – Vianney Halter, Ludovic Ballouard –, et la jeune relève représentée ici par Rexhep Rexhepi (Akrivia) ou encore David Candaux.

Portrait-robot

A eux tous, ils ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan des montres produites chaque année: au mieux à peine quelques petites centaines. Mais quelles montres! Des objets rares, convoités par les collectionneurs du monde entier, qui se vendent cher et représentent la crème de l’art mécanique.

Installés en Suisse, ils proviennent pourtant de tous les horizons: Marseille, Nice, la Bretagne, la banlieue parisienne, l’Alsace, la Finlande, le Danemark... Seul David Candaux vient de la Vallée de Joux et officie avec son père horloger dans le hameau du Solliat, à un jet de pierre de l’atelier du grand maître incontesté de tous, Philippe Dufour.

Tous ou presque ont choisi de s’installer dans des lieux éloignés des grands centres, nichés au fin fond de la campagne jurassienne ou au cœur de la très tranquille vieille-ville de Genève (Rexhep Rexhepi). Le plus emblématique est encore Kari Voutilainen qui vient de s’installer dans un véritable nid d’aigle, le dit «Chapeau de Napoléon», un bâtiment planté dans la montagne qui surplombe le Val-de-Travers, où l’on trouve Chopard, Michel Parmigiani (encore un autre grand horloger passé par l’histoire et la restauration) et Bovet en son château qui surplombe Môtiers.

Nul doute qu’ils ont besoin de se trouver ainsi à l’écart de l’agitation urbaine pour pouvoir œuvrer avec patience, ténacité, sans perturbations extérieures, avec en plus vaches et chevreuils de l’autre côté de la fenêtre de l’établi – et ce n’est pas un cliché.

Parcours de vie et leçons de maîtres-horlogers

Des chemins de vie

Le parcours vers et dans l’indépendance n’est pas un chemin tracé d’avance et aucun manuel, aucune business school ne l’enseignent. C’est un véritable chemin de vie, accidenté, avec ses hauts et ses bas, ses victoires et ses revers. «Le monde de l’horlogerie est un monde sauvage», nous ont-ils tous ou presque déclaré.

Pour un indépendant, aussi modeste soit sa production, les pressions, l’âpreté des marges des intermédiaires, les bâtons dans les roues ne manquent pas. Tout comme les accords de confidentialité qui les lient et les empêchent de mettre en avant ce qu’ils ont fait pour des tiers, pourtant bien plus puissants qu’eux. Mais ce qui les réunit tous et les fédère en quelque sorte, au-delà des bisbilles naturelles à la gent humaine, est la passion horlogère qu’ils ont chevillée au corps et qui les fait tenir au-delà de tous les aléas qu’ils ont pu rencontrer.

Pour tous, sans exception, cette passion trouve son origine dans l’enfance, que ce soit un père horloger, une fascination pour les locomotives à vapeur, la nécessité économique de devoir construire ses propres jouets, la construction méticuleuse de maquettes de bateaux ou d’avions, la curiosité de comprendre comment les rouages d’un vieux réveil peuvent bien agir entre eux pour faire tourner ces aiguilles avec exactitude.

Tous très habiles de leurs mains, souvent peu scolaires mais avec la tête bien faite et pleine de rêves, ils ont peu à peu trouvé leur voie et leur salut dans l’horlogerie. Et tous, aussi, sont mus par un désir brûlant d’indépendance, renforcé encore par leur passage dans les grandes fabriques. Ils sont épris de liberté.

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Transmission

La transmission est aussi au cœur de leurs préoccupations. Que ce soit la transmission des savoirs grâce auxquels ils ont pu parvenir là où ils en sont aujourd’hui, ou à leur tour leur devoir de transmission aux plus jeunes qui partagent la même passion (à l’image d’un Denis Flageollet qui, avec le programme Secrets de Maîtres, offre chaque année à Sainte-Croix un cours d’introduction à la Mécanique d’Art très suivi).

Le passage par la restauration de pièces anciennes est aussi une quasi-constance de leur parcours. Cette étape leur a permis de «mettre les mains dans l’histoire de l’horlogerie», comme le dit un d’entre eux. Ils sont tous aussi passés par de grands ateliers ou de grandes marques. Quelques noms formateurs dans leur parcours reviennent sans cesse: Patek Philippe, Audemars Piguet, Jaeger-LeCoultre.

Ils sont aussi redevables à des mentors qui leur ont montré le chemin, à l’image d’un Svend Andersen – co- fondateur avec Vincent Calabrese (originaire de Naples) de l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants (AHCI) – qui a accueilli et formé dans son atelier genevois nombre d’horlogers indépendants, comme, entre autres, Franck Muller ou Felix Baumgartner (Urwerk). A l’image aussi d’un François-Paul Journe, qui a montré une voie de l’indépendance, construite avec constance, et chez qui certains ont longuement travaillé.

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Période faste

Enfin, pour tous ou presque, la période de pandémie traversée a été (et reste toujours) paradoxalement une période faste. Les indépendants ont la cote. Une cote boostée en ces temps de confinement grâce aux réseaux sociaux et à leur effet multiplicateur.

Ludovic Ballouard, par exemple, le déclare tout de go: «Je n’ai jamais autant travaillé. A tel point que j’ai peur que le co- ronavirus s’arrête... J’ai peur de ne pas réussir à suivre, il y a de plus en plus de demandes. C’est comme si tous les détaillants en même temps voulaient créer leur corner d’indépendants.»

Certes, ces maîtres-horlogers s’adressent à un public très limité, fait de connaisseurs cultivés et de collectionneurs pointus. Mais une valeur domine et explique aussi l’attirance qu’ils suscitent: leur authenticité, propre à chacun. Ce mot d’authenticité, bien souvent utilisé à tort et à travers par le marketing horloger, trouve chez eux une vraie résonance. Authentiques, ils le sont par leur passion, leur labeur manuel quotidien – ils sont tous à l’établi – leur mode de vie, leur parcours.

Une authenticité qui trouve son accomplissement dans la beauté des montres qu’ils produisent. Et qui s’arrachent.