L’horlogerie indépendante


Emmanuel Bouchet: ralentir le temps

English
juillet 2025


Emmanuel Bouchet: ralentir le temps

Courir après le temps est une des maladies chroniques de notre époque. Apprendre à le ralentir ne peut que nous faire du bien… C’est ce que s’est dit le maître horloger Emmanuel Bouchet qui, après un long parcours horloger, a enfin lancé, dès 2024, sa propre marque singulière.

E

mmanuel Bouchet est parfaitement emblématique de ce territoire horloger qui, ignorant les frontières, s’étend entre les vallées suisses et françaises du Jura, cet Arc Horloger comme on a désormais coutume de l’appeler. Lui-même se sent «totalement franco-suisse», comme il le dit.

Né en 1963 dans le berceau horloger français, le plateau de Maîche, près de Goumois, il y a de profondes racines. «A l’époque, il y avait tout là-bas», sous-entendu tout de l’horlogerie. Ses grands-oncles étaient fabricants de boîtes, son père, horloger, était réparateur agréé de complications, pratiquait la restauration. Lui-même a suivi les cours d’horlogerie de l’École de Morteau et à 21 ans a repris l’affaire de son père. «Et depuis, je n’ai jamais arrêté, ma motivation est toujours intacte, comme au premier jour», nous affirme-t-il avec un fin sourire.

Durant plus de 16 ans il est à son compte, il a six personnes avec lui et s’occupe tout aussi bien d’horlogerie que de bijouterie et de sertissage. Mais il veut connaître ce qu’il appelle «la grande horlogerie suisse». Alors en 1999, il entre chez Jaeger-LeCoultre et intègre aussitôt le rayon Grandes Complications après avoir suggéré quelques solutions pour la Reverso QP Rétrograde. Il y restera trois ans et, après un saut de 11 mois chez Frédéric Piguet, passera avec armes et bagages chez Parmigiani.

Europa Star 2004
Europa Star 2004

«Je partage avec quelques autres horlogers un don particulier : je parviens à m’imaginer tout le fonctionnement d’un mécanisme dans ma tête…», nous avoue-t-il sans aucune forfanterie. «Chez Parmigiani, j’ai ainsi repris mentalement tout le fonctionnement de leur QP et je suis parvenu à le concrétiser en quelques mois». Il y deviendra responsable du laboratoire des complications, et travaillera notamment à la réalisation de l’inédite Bugatti, montre en forme de tube, ou encore du Tourbillon 30 secondes.

Une structure multi-compétences

Mais Emmanuel Bouchet veut encore accroître ses connaissances et élargir son expertise. En 2008, il quitte alors Parmigiani et fonde avec quatre associés Centagora, une entreprise aux compétences croisées qu’Europa Star avait présentée en 2012, comme un «coach horloger d’un nouveau type», réunissant aux côtés du maître-horloger Emmanuel Bouchet, trois autres associés dont un ingénieur en microtechnique, un ingénieur en mécanique et horloger-rhabilleur, et un informaticien, ingénieur en sciences de gestion, rapidement rejoints par un ingénieur d’études et d’un chef de projet. Au programme: création et développement, conseil et coaching, analyse technique, formation, outsourcing, co-innovation et enfin assemblage et emboîtage de petites séries spéciales ou particulièrement complexes. De cette boîte à idées aux compétences croisées est notamment sorti, à titre de bel exemple, l’Opus 12 d’Harry Winston (2012), avec son affichage orbital inédit. Mais c’est méconnaître l’appétit sans cesse renouvelé d’Emmanuel Bouchet.

Harry Winston Opus 12
Harry Winston Opus 12

MaClef, à la conquête de l’autonomie

Deux ans plus tard, en 2014, Emmanuel Bouchet quitte l’aventure Centagora, lance «Emmanuel Bouchet Architecture mécanique», pour ses propres projets, et crée l’entreprise MaClef (en regroupant les lettres des prénoms de sa femme, de ses enfants et du sien) au service de clients extérieurs. Sa motivation la plus profonde est ainsi de «gagner sa vie pour faire sa propre montre»! Son but ultime.

Son entreprise MaClef, spécialisée dans le développement de mouvements (et de plus en plus dans l’habillage également) se développe bien.

MaClef conçoit et construit ses propre mouvements, automatiques ou manuels, dont la qualité élevée est «comparable à celle de Vaucher», comme il dit le souhaiter. Parmi ses réalisations les plus récentes, un micro-rotor, «modifiable selon la volonté des clients», qui offre la possibilité d’y intégrer des complications sans modules additionnels. Mais par ailleurs, MaClef propose également des modules additionnels dont, notamment ceux de la date, des phases de lune, d’un Quantième Perpétuel, d’un Quantième Annuel, ou encore d’une heure sidérale.

Quant à son rêve de créer ses propres montres, sous son propre nom, il devra encore attendre jusqu’en 2024. Il nous explique avoir au cours de ces années réalisé quelques pièces uniques labelisées Emmanuel Bouchet, «mais c’était dur», avoue-t-il. Dur de mener de front le développement de MaClef et la conception, la réalisation et la commercialisation de ses propres idées pour ses propres garde-temps.

Mais aujourd’hui, alors que MaClef emploie désormais 15 personnes (et a besoin d’en engager plus), disposant d’un bureau technique avec trois constructeurs, un usineur prototypiste, deux horlogers rhabilleurs, un chef de projet, sans compter l’administration et le marketing, Emmanuel Bouchet est prêt à faire enfin son véritable «comeback», comme il le dit. Ou en d’autres termes, pouvoir enfin s’exprimer comme il l’entend et construire sa marque. Comme on dirait, poser son «empreinte» horlogère singulière.

Emmanuel Bouchet: ralentir le temps

Une intuition fulgurante: ralentir le temps

«En fait, tout a commencé ou recommencé un beau jour, nous raconte-t-il. J’étais dans ma voiture et à la radio j’ai entendu une voix qui disait ‘La vie n’est qu’un jour, une heure passagère, un instant qui s’échappe et qui fuit’. Alors que cinq minutes auparavant je n’y pensais même pas, je me suis dit sur l’instant que ma décision était prise : il était temps de véritablement lancer ma propre marque. Je savais ce que je voulais faire. Tout est parti de cet instant, tout découle de ça: la vie n’étant qu’une brève heure, minute ou seconde passagère, il faut ralentir le temps pour mieux contempler l’instant. C’est en ralentissant qu’on peut voir le beau; ralentir nous permet de «zoomer» sur un détail que la «vitesse» ne nous permet pas de voir… Alors, logiquement, je me suis dit que j’allais ralentir les instants mécaniques de mes mouvements».

Paradoxe de l’horloger. Attelé à courir après le temps qui a toujours une longueur d’avance sur lui, le voilà qui veut le ralentir, pour mieux le saisir.

Cette intention philosophique, voire spirituelle, encore faut-il, en bon horloger, parvenir à la transcrire avec des rouages de métal.

La collection Complication One comprend actuellement deux modèles : la Complication One Aleph, avec son cadran à plusieurs niveaux dont les disques en saphir semblent flotter dans l'espace, et la Complication One Contrast, avec son cadran en onyx, autres pierres dures ou céramique. Tous deux sont animés par le calibre Manufacture EB63E, un mouvement mécanique à remontage manuel composé de 339 pièces, développé exclusivement pour ces garde-temps et entièrement fabriqué dans l'atelier d'Emmanuel Bouchet.
La collection Complication One comprend actuellement deux modèles : la Complication One Aleph, avec son cadran à plusieurs niveaux dont les disques en saphir semblent flotter dans l’espace, et la Complication One Contrast, avec son cadran en onyx, autres pierres dures ou céramique. Tous deux sont animés par le calibre Manufacture EB63E, un mouvement mécanique à remontage manuel composé de 339 pièces, développé exclusivement pour ces garde-temps et entièrement fabriqué dans l’atelier d’Emmanuel Bouchet.

Emmanuel Bouchet: ralentir le temps

Complication One: décomposer le temps

C’est là que le cerveau prend le contrôle et que dans sa tête l’horloger doit imaginer et faire tourner mentalement son complexe dispositif. Avant de pouvoir imaginer le réaliser concrètement.

Ralentir le temps, c’est le décomposer. Dissocier heure, minute et seconde pour pouvoir opérer indépendamment sur l’une ou l’autre. Un mouvement de régulateur? Pas vraiment, au-delà ou en deçà, c’est selon. Car ici, chaque élément horaire est lui-même décomposé. Si l’heure s’affiche seule dans un cadran à 8h, la minute s’affiche quant à elle dans un cadran à 4h qui comporte deux aiguilles, une pour les unités et la deuxième pour les dizaines, rétrograde après le 5 (donc instantanément à 59 minutes et 60 secondes). Première décomposition dans la décomposition. Mais, et c’est ici que le temps se décompose encore un peu plus et se met vraiment à ralentir: placé à 12h – déjà en-soi une rareté – le cadran des secondes comporte aussi une indication jour & nuit (la réunion de la plus petite et de la plus grande mesure du temps) et affiche une aiguille qui saute de 15 secondes en 15 secondes, laissant ainsi à la «seconde» tout son temps de respiration…

Le temps semble ainsi ralentir, ou se suspendre car, bien visible à 6h, côté cadran, le balancier oscille non pas toutes les secondes mais toutes les 15 secondes. Un peu comme si la seconde restait un temps en apnée. Et côté mouvement, cet échappement bat la seconde à sa cadence normale.

Si le temps peut «ralentir» ainsi, c’est qu’un mobile d’échappement placé entre l’ancre et l’échappement agit toutes les 15 secondes et distribue sa force au mouvement. Le mouvement offre ainsi comme une respiration régulière. Un temps en suspens. Un moment – si bref soit-il – durant lequel il s’abolit.

Garde-temps – c’est le cas de le dire – à la fois philosophique et technique, la montre Complication One se décline pour l’instant en deux versions, l’Aleph en or rose, platine ou titane, sur cadran blanc, noir onyx ou laqué main, et la Contrast, en or blanc, or rose 4N, platine ou titane traité noir ADLC et cadran onyx, autres pierres dures à choix ou céramique.

Pour bientôt, la Complication One Fusion, s’offrira aux regards intégralement afin de pouvoir jouir en pleine vue de la mécanique de ce mystérieux temps qui ralentit toutes les 15 secondes.

Chapitres suivants…

Mais Emmanuel Bouchet n’entend pas en rester là. Le grand lancement officiel de sa marque est prévu durant les Geneva Watch Days (4 – 7 septembre 2025). Ce sera à nouveau une «décomposition du temps», mais bien différente, qu’il nous est interdit de dévoiler. Tout ce que nous pouvons en dire est que ce nouveau mouvement entraînera de très délicates, inattendues et poétiques «animations» temporelles.

Sans attendre une énigmatique montre «Contemplation», déjà prévue pour 2026. A son seul nom, on peut d’ores et déjà imaginer qu’elle offrira un espace-temps propice à la méditation…