L’horlogerie indépendante


L’indépendance chevillée au corps: les 40 ans de l’AHCI

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septembre 2025


L'indépendance chevillée au corps: les 40 ans de l'AHCI

Par une belle journée de mai 2025, Europa Star a convié à Genève pour un débat puis un repas convivial les membres de l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants (AHCI) qui fête cette année ses 40 ans d’existence. Si tous – ils sont désormais 36 membres de 16 nationalités – n’ont pas pu venir, douze ont répondu à notre invitation, certains escortés de leur épouse, indispensable compagne de leur aventure horlogère. Une occasion unique de revenir sur l’histoire – et le futur – de ce groupe de fiers indépendants qui ont modelé l’horlogerie de la fin du 20ème et du début du 21ème siècle. Compte-rendu en images.

E

uropa Star: Plutôt que de commencer dans l’ordre chronologique, c’est-à-dire remonter 40 ans – on y viendra plus tard – commençons au contraire par ce qu’il y a de plus récent. Commençons avec Shona Taine, la plus jeune d’entre tous, et qui plus est une des premières femmes à devenir, tout récemment, membre de l’AHCI. Et qui plus est à l’âge de 27 ans! Shona, pourquoi avez-vous voulu devenir membre de cette assemblée de mâles blancs aux lourds pedigrees?

Shona Taine: Pour moi, c’est un peu fou d’être là, parmi des gens dont je connaissais et admirais éperdument le travail. Moi je croyais que c’était plutôt en fin de carrière qu’on pouvait adhérer à l’AHCI. Tout est parti d’un malentendu, mais c’est John-Mikaël Flaux [ndlr horloger et automatier français membre de l’AHCI depuis 2021] qui m’a poussée à me présenter, ainsi que David Candaux, autour d’une fondue, qui m’a encouragée à déposer ma candidature… Mais je le répète, c’est extraordinaire pour moi d’avoir été acceptée et de pouvoir partager, échanger, me retrouver au cœur de l’horlogerie… C’est un privilège extraordinaire, une forme de reconnaissance, surtout que je n’en suis qu’au début de ma carrière.

Shona Taine
Shona Taine

Et pour vous Sylvain Pinaud, qui êtes aussi un des récents élus au sein de l’Académie, il y a deux ans seulement, qu’est-ce que ça représente?

Sylvain Pinaud: Je crois que les choses ont bien changé par rapport à la situation il y a 40 ans. La première génération de l’Académie, c’était des mercenaires. Ils ont ouvert la route et l’ont défrichée. Aujourd’hui, il y a nombre de jeunes horlogers qui veulent se lancer dans l’indépendance, et ce grâce à eux. Bon, moi je suis un peu nouveau, je suis membre depuis 2 ans… Mais j’ai bossé avant, j’ai quand même 45 ans. Je n’ai pas osé me lancer tout de suite dans l’indépendance, il me subsistait encore une espèce de pudeur à le faire. Mais il y a un changement dans l’appréhension de devenir indépendant, aujourd’hui les jeunes générations se disent peut-être un peu trop facilement: on y va! Alors qu’au début, c’était une autre paire de manches. Ce qui m’a poussé, c’est le soutien que j’ai eu de la part de Vianney Halter qui m’a aidé à faire ma première pièce en tant qu’indépendant. C’est vraiment de l’entraide, du dialogue, de l’échange de savoir-faire et ça continue. C’est ça aussi l’Académie!

Sylvain Pinaud
Sylvain Pinaud

Svend Andersen qui, avec Vincent Calabrese, êtes les deux fondateurs de l’Académie, cette entraide dont parle Sylvain était-elle un des fondements de votre action?

Svend Andersen: Au départ de l’Académie, on venait de traverser la crise du quartz et au début des années 1980 on a senti un certain renouveau d’intérêt pour la montre mécanique, surtout du côté des Italiens. Et un jour Vincent Calabrese est venu me voir, car j’étais déjà un peu introduit auprès des collectionneurs italiens, notamment grâce à ma pendule en bouteille, et Vincent a dit qu’il fallait qu’on se mette ensemble, qu’on constitue un groupe, car autrement on allait se faire bouffer tout cru par les banquiers. C’est comme ça qu’on a démarré. Et puis on a fait des appels dans la presse internationale. Et les demandes ont afflué…

Svend Andersen
Svend Andersen

C’est comme ça que s’est constitué le premier noyau de l’Académie, par une forme de résistance et d’appel d’offres? Vincent Calabrese, qu’en dites-vous?

Vincent Calabrese: Les choses, depuis, ont bien évolué. Mais au départ c’est nous qui avons cherché à réunir des horlogers indépendants qui sentaient qu’ils allaient se faire phagocyter par la «mafia» industrielle. Les marques ne disaient jamais qui était derrière leurs inventions et leurs réalisations. L’Académie c’était une chance pour un artisan. Il fallait s’unir pour résister, pour conduire et maîtriser notre propre histoire. C’est quand même quelque chose de magnifique qui s’est passé il y a 40 ans…

Vincent Calabrese
Vincent Calabrese

Antoine Preziuso: Au début, c’était effectivement du bouche-à-oreille. Il n’y avait pas internet. C’était des rencontres qui se faisaient un peu au hasard. Par exemple, j’ai rencontré à Hong Kong un horloger solitaire, Kiu Tai Yu, qui avait fait le premier tourbillon chinois, seul dans son coin… Et il a rejoint l’Académie. On passait une sorte d’examen auprès de nos pairs, on présentait notre pièce, on se voyait à la Foire de Bâle, on pouvait échanger, discuter, se critiquer, partager notre passion, se coopter… Il n’y avait pas de barrière nationale ou quoi que ce soit de ce genre. Moi, c’est comme ça qu’on m’a «découvert». Avant, j’étais isolé, dans mon coin.

Antoine Preziuso
Antoine Preziuso

François-Paul Journe: Je suis venu plus tard que les deux fondateurs… En 1985, j’ai rencontré Svend Andersen à Paris, chez Drouot, il m’a dit que l’année suivante il y aurait une exposition, j’y suis allé. Il y avait un peu de tout, George Daniels avec son sérieux et d’autres plus fantaisistes… Je regardais, j’observais. La deuxième année, il y avait par exemple Renaud Papi qui faisait des squelettes. J’avais ma première pièce et deux ans après, ils sont venus me chercher et je suis rentré en 1987. On était tous en train de ramer dans le même sens, et pour pas cher! Je montrais la même pièce et je n’ai jamais rien vendu mais ça me plaisait parce que j’avais l’impression de m’ouvrir sur le monde et de rencontrer l’horlogerie suisse.

François-Paul Journe
François-Paul Journe

Vincent Calabrese: A l’époque, il fallait tout faire avec des machines traditionnelles. Alors ce n’était pas aussi facile que ça. Donc la plupart faisaient des squelettes ou des choses assez légères. A l’époque on acceptait ce qu’on n’accepterait plus aujourd’hui à l’intérieur de l’Académie. Et puis il n’y avait pas forcément la clientèle qui existe aujourd’hui. En fait, le premier à avoir présenté son propre mouvement, intégralement réalisé, c’était François-Paul.

©Europa Star Archives
©Europa Star Archives

©Europa Star Archives
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Philippe Dufour, vous êtes entré encore un peu plus tard encore, en 1992. A l’époque, c’était quoi pour vous, l’Académie, pourquoi la rejoindre?

Philippe Dufour: Moi je suis rentré avec mon premier produit, la Grande Sonnerie, j’y avais travaillé durant deux ans et demi. J’étais isolé dans la Vallée de Joux, je n’avais que peu de contacts extérieurs. Comme on le disait avant, je pense qu’aujourd’hui, dans l’Académie, il y a plus d’échanges. Ils se parlent, se donnent des conseils. Mais à mon époque, on se voyait à Bâle mais entre deux on ne se voyait pas. Et ça me fait plaisir d’entendre que la nouvelle génération a beaucoup plus de rapports que nous n’en avions.

Philippe Dufour
Philippe Dufour

Mais est-ce qu’il y avait à l’époque une forme de concurrence entre vous. Avec chacun ses clients?

Antoine Preziuso: [Nos montres] sont un peu de reflet de nos personnalités. On est tous un peu différents. Chacun a son propre style qu’il exprime à travers ses propres montres.

Précisément, un fait, somme toute assez remarquable, est que l’AHCI regroupe des horlogers qui font une horlogerie très différente les uns des autres. Pour simplifier à l’extrême, il y a d’un côté une forme de classicisme ou néo-classicisme (Philippe Dufour, François-Paul Journe… pour n’en citer que deux) et de l’autre une horlogerie formellement disruptive (Vianney Halter, Felix Baumgartner pour n’en citer aussi que deux). Il n’y donc pas une «école» AHCI, du moins stylistiquement parlant. Qu’est-ce qui vous réuni fondamentalement, au-delà de l’indépendance? L’amour de l’établi?

Felix Baumgartner: Moi je le vois de façon très simple. L’horlogerie indépendante, c’est avoir son propre atelier, avec ses propres idées, ses propres envies de création et d’expression, avec ses propres moyens, et exposer ensemble, c’était ça qui m’a attiré et ce pourquoi je suis rentré en 1997. C’était une possibilité extraordinaire, d’accéder à un espace commun – et déjà apprécié des journalistes. D’ailleurs, tiens, je vais vous poser moi aussi une question: qui a trouvé le nom «Académie»? Parce que c’est une bonne trouvaille…

Felix Baumgartner
Felix Baumgartner

Svend Andersen: C’est moi qui l’ai trouvé…

Vincent Calabrese: Le nom? C’est moi qui l’ai trouvé… (rires généraux) L’Académie, ça vient des Grecs, c’était l’endroit où l’on se rendait pour partager le savoir.

Felix Baumgartner: Bon, on ne va pas régler la question ici, mais pour moi l’essentiel c’est que l’Académie était un regroupement d’individualistes mais qui se retrouvaient, se soutenaient pour avoir un espace commun où exposer ensemble…

Philippe Dufour: C’était quand même ça le moteur, pouvoir exposer ses produits… Moi je n’aurais jamais pu exposer ma montre tout seul à Bâle, et c’est de là que tout est parti…

François-Paul Journe: Un jour il y a un certain Heinz Heimann qui est venu nous trouver, il voulait faire avec sept d’entre nous une collection, un projet baptisé «Goldpfeil». Mais on se disait que ça n’allait jamais être possible. Il y a trop d’individualités. Il n’y a jamais eu de vraie communauté, tout le monde est là pour essayer de vendre pour sa propre paroisse. On mangeait parfois ensemble après une assemblée générale, mais le reste du temps il n’y a jamais eu une fraternité, dans le sens par exemple d’un groupe de francs-maçons… Il n’y a pas un chef organisationnel à la tête. Chacun est individuel à 100% mais sous un chapeau commun, avec toutes ces différences qui sont intéressantes. Tout le monde ne rame pas tout le temps dans le même sens, heureusement d’ailleurs.

©Europa Star Archives
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©Europa Star Archives
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Antoine Preziuso: Qu’est-ce qui nous réunit? Moi je dirais simplement la loupe, la brucelle et le tournevis… De vrais horlogers.

Vianney Halter: On provient tous du même creuset, on a tous eu envie de faire notre vie dans le monde qui compte le temps, des montres ou des objets qui comptent le passage du temps. C’est ça qui nous lie fondamentalement les uns aux autres. Et pour les fondateurs, Bâle c’était le seul moyen d’avoir une visibilité dans ce monde-là, en se mettant ensemble parce qu’individuellement c’était tout simplement impossible. C’était tout à fait pragmatique, une histoire de fric pour essayer de s’en sortir. Je pense que c’est une histoire de nombre qui fait la force. Moi je n’y pensais même pas et c’est Philippe Dufour qui a vu ce que je faisais et qui m’a dit: écoute, dans notre petit groupe qui expose à Bâle, on a besoin de mecs comme toi, parce que ça nous donne encore un peu plus de visibilité, ça aide le groupe à aller de l’avant. Philippe se disait que plus on va exposer des choses différentes, plus on va attirer l’attention. C’est pragmatique pour chacun, pour celui qui a la chance d’exposer comme pour tous les autres qui exposent à ses côtés.

Vianney Halter
Vianney Halter

Mais donc est-ce que, à l’époque, l’Académie était comme un passage obligé pour l’indépendant qui essayait de s’en sortir, alors qu’aujourd’hui, c’est bien différent, avec les réseaux sociaux, internet? Il y a désormais bien d’autres façons de se faire connaître. Mais ça reste encore pertinent, par exemple pour Shona…

Vincent Calabrese: Aujourd’hui, de nouvelles marques naissent tous les jours. Nombreux sont ceux qui profitent du succès de l’horlogerie pour se lancer dans la fabrication de montres.

Vincent Calabrese
Vincent Calabrese

François-Paul Journe: Ils se lancent parce qu’il y a un sponsor qui met de l’argent, et même s’il le perd, l’argent ça fait tourner le manège, ça aide…

Vianney Halter: Tu as raison, parce qu’il y a aujourd’hui des tas de gens qui s’intéressent à l’horlogerie, et même s’il y a des boîtes qui apparaissent et disparaissent sans cesse, il y a de l’argent qui tourne à travers le monde et, en fait, c’est aussi profitable pour nous. Mais du coup, la façon de rentrer dans l’Académie a changé. Au début on se disait: plus on est de fous plus on rigole, maintenant c’est différent. Il faut vraiment faire ses preuves car on ne veut pas être pollués par des «parasites», excusez-moi du terme. Il faut faire acte de candidature, être suivi par deux parrains qui examinent la façon dont tu travailles, c’est tout un parcours avant d’être accepté…

Svend Andersen: Les critères exacts c’est: être horloger, être indépendant, être capable de faire une construction horlogère, l’exécuter par soi-même et la présenter de façon correcte. De plus, les deux parrains vérifient si le candidat est réellement indépendant et qu’il ne traîne pas des casseroles…

Svend Andersen
Svend Andersen

Donc quelqu’un qui est purement designer ne peut pas candidater?

Vianney Halter: Mais s’il se met durant cinq ans à l’établi et qu’il construit et réalise sa propre montre, alors on ne pourra pas refuser sa candidature…

Felix Baumgartner: Ce que je trouve intéressant c’est qu’au début le sens profond de l’Académie, c’était vivre ou mourir en tant qu’horloger. Et si tu voulais vivre en tant qu’horloger indépendant, pouvoir exposer, alors tu devais passer par l’Académie. Aujourd’hui, il y a plein d’autres possibilités, les réseaux, les connaissances ou pas pour pouvoir rencontrer d’autres horlogers qui n’ont pas besoin de l’Académie. Aujourd’hui, il nous faut donc donner un nouveau sens, une nouvelle profondeur à l’Académie. Et ça, je trouve que c’est le sujet le plus intéressant ce soir, dans notre discussion…

Felix Baumgartner
Felix Baumgartner

Oui, parce que vu de l’extérieur, on entend parfois des remarques comme quoi l’Académie c’est un peu poussiéreux, qu’on n’en a plus besoin…

François-Paul Journe: L’Académie sera au pinacle le jour où elle aura décidé de décerner le Grand Prix de l’Académie à telle marque ou telle autre, pour une de ses réalisations de l’année. Et je vous garantis que Cartier, par exemple, viendra chercher son prix auprès de l’Académie, dans ses petits souliers et avec un grand plaisir. Il faut remettre l’Académie au sommet, et récompenser les industriels quand ils font un bon boulot.

François-Paul Journe
François-Paul Journe

(rires et approbation générale de cette idée par tous les participants)

Mais en ce moment, c’est plutôt le contraire. Ce sont les grandes marques – Louis Vuitton, Cartier et d’autres – qui donnent des prix à des indépendants ou cherchent à collaborer avec eux. En fait, si on résume à grands traits l’histoire de l’Académie, on pourrait dire que d’abord l’industrie vous a ignorés, puis qu’à Bâle elle a commencé à venir renifler dans votre coin, qu’ensuite elle vous a piqué des idées et des inspirations avant de commencer à vous enrôler, à chercher des collaborations avec vous – notamment la série des Opus d’Harry Winston –, à vous phagocyter d’une certaine manière… Mais on peut aussi dire que vous avez gagné car aujourd’hui, les collectionneurs ne jurent plus que par les indépendants!

François-Paul Journe: Oui, mais si on évoque par exemple la série des Opus, dont j’ai fait la première en 2001, à l’époque, on n’avait pas de moyens de communication. Les Opus, initiés par Max Büsser, ont été une caisse de résonnance très importante.

L'indépendance chevillée au corps: les 40 ans de l'AHCI

Vincent Calabrese: La première exposition de l’Académie, en 1985, s’est déroulée au Musée du Château des Monts, au Locle, et puis ensuite, pendant trois ans, la foire de Bâle nous a attribué un espace gratuit. En fait, la reconnaissance a été assez immédiate.

Philippe Dufour: L’Académie a apporté une nouvelle mode, celle de dévoiler l’intérieur de la montre. Et les grandes marques qui nous aiment si bien se sont dit «merde», on doit nous aussi montrer l’intérieur de nos montres. Elles se sont mises à ouvrir leurs montres et puis elles se sont rendu compte que ce n’était pas très beau. Donc elles se sont mises à réinventer certains métiers, d’anglage et de finitions, mais il n’y avait plus les gens en entreprise capables de faire ce travail, car on les avait licenciés, et donc il y a eu une multitude de petits ateliers qui se sont ouverts, qui font de l’anglage, du poli noir, etc… pour les grandes boîtes, pour que leurs montres soient présentables. Et tout ça grâce à qui: aux indépendants!

Philippe Dufour
Philippe Dufour

Antoine Preziuo: En fait, on a été les premiers influenceurs. Avant ça n’existait pas. L’Académie en tant que plateforme allait donner un mot d’ordre: l’acteur principal de la montre est le mouvement!

Ludovic Ballouard, vous n’avez pas encore parlé. Qu’est-ce que c’est pour vous, l’Académie? Vous avez eu une vie avant…

Ludovic Ballouard: Pour dire la vérité, je ne courais pas derrière l’Académie. Mais tout est parti d’un gars qui voulait vendre mes montres, il adorait mon travail, mais il m’a dit «je ne peux pas te prendre parce que tu ne fais pas partie de l’Académie». Du coup, je regarde d’un peu plus près ce qu’est l’Académie, et je vois «Horloger», «Créateur» et «Indépendant». Alors, je me suis dit, bon tu es quand même horloger, créateur et indépendant, donc en effet tu peux avoir ta place à l’Académie. Je trouve deux parrains et voilà, c’est bon, je suis candidat. J’ai rappelé cette personne et je lui ai dit que j’avais déposé ma candidature à l’Académie, on était en 2013 et il a accepté de vendre mes montres.

Ludovic Ballouard
Ludovic Ballouard

Avec l’Académie, je participais aussi à leurs expositions, j’exposais à Bâle, un rêve, inaccessible auparavant. Mais voilà, j’en reste là, je me dis que c’est bon, je suis candidat. Les années passent et cinq ans après, Konstantin Chaykin, qui était président à une certaine époque, me dit «mais Ludo, ça fait combien de temps que tu es candidat, tu dois devenir membre…» Moi, je n’avais même pas lu le règlement jusqu’au bout… Maintenant je suis au Comité.

Et est-ce que vous avez beaucoup de demandes d’adhésion?

Ludovic Ballouard: Les demandes, c’est exponentiel, on en a de plus en plus, spontanées, qui arrivent de toutes parts, de tous les pays du monde. Je pense que nous devrions durcir la sélection car soit tu prends tout le monde, soit tu ne prends personne. On doit être plus attentif au fait qu’il y ait vraiment deux parrains et que ces parrains suivent de près le candidat, qu’il n’y ait pas de copinage.

François-Paul Journe: CJe rebondis sur ce que disait auparavant Ludovic et je pense qu’il devrait y avoir un Poinçon de l’Académie… C’est une idée qui court depuis un moment déjà…

(approbation générale)

David Candaux: Il y a même des marques qui nous contactent. Cet après-midi, j’ai eu un appel pour devenir membre et c’était une petite marque. J’ai dû leur expliquer que ce n’était pas possible, qu’il fallait que ce soit un horloger – avec sa marque, oui – mais qui ait fait personnellement au minimum 60% de la conception et de la fabrication de sa montre. Bon, ça a changé après que Baselworld s’est arrêté, c’est à ce moment qu’on a trouvé ce lieu à Genève, l’iceBergues, durant Watches and Wonders, où expose une majorité des membres, soit 25 ou 26 personnes. Et on profite de cette occasion pour faire venir les aspirants candidats, comme ça chaque membre peut discuter avec lui, voir son produit. Ce n’est donc plus un Comité qui décide d’accepter untel ou untel comme candidat mais ce sont tous les membres en assemblée générale, en connaissance de cause. Et le parrain doit avoir déjà dégrossi le travail.

David Candaux
David Candaux

Vianney Halter: Chaque membre, s’il est intéressé, peut côtoyer le candidat, discuter avec lui, voir les termes qu’il emploie, quelle est aussi sa relation avec les autres… Ce n’est pas que faire des montres, aussi créatives soient-elles, mais c’est aussi avoir un esprit prêt à échanger et à s’entraider, ne pas être réfractaire aux idées des autres, être ouvert, réussir à s’entendre même s’il peut y avoir des conflits ou des dissensions avec certains. C’est dans notre texte fondateur: il doit y avoir une forme de collégialité et de savoir-vivre ensemble. C’est presque aussi important que le fait de savoir faire une montre ou pas.

Et si demain – pure hypothèse imaginaire – Watches & Wonders vous proposait de vous intégrer, que diriez-vous?

Ludovic Ballouard: Ah, il faudrait voter. Mais les visiteurs qui viennent chez nous, ils n’ont pas à payer leur ticket d’entrée, on ne leur demande rien, c’est ouvert et démocratique…

Svend Andersen: Et surtout, ils n’ont même pas besoin de décliner leur identité!

Un fait remarquable aussi est que l’Académie n’est pas repliée sur le pré-carré de l’horlogerie suisse mais est ouverte au monde entier…

Vianney Halter: Pour nous c’est normal car nos frontières ne sont pas géographiques, notre monde est ouvert à tous ceux qui partagent, je ne dirais pas exactement les mêmes valeurs, mais une même façon de vivre, la même passion, la même envie de passer tout son temps à faire de l’horlogerie devant des machines ou derrière un établi. Ça c’est la base. Après que tu viennes de l’Antarctique ou de Bornéo, ça n’a aucune importance, la différence n’existe pas.

Felix Baumgartner: C’est fou, on est en train de vraiment s’internationaliser et, j’en suis sûr, dans les prochaines années, nous allons aussi nous féminiser, comme le montre l’exemple de Shona…

Une question un peu provocatrice: si l’Académie n’avait pas existé, est-ce que le destin de l’horlogerie aurait changé? Est-ce que l’essor actuel des nouveaux artisans créateurs indépendants aurait eu lieu? A l‘image de Shona et de Sylvain…

Antoine Preziuso: Non, on serait tous à l’usine en ce moment… Chacun n’aurait pas réussi à se mettre en évidence.

L’Académie a ouvert la voie aux artisans indépendants, maintenant il y a une troisième génération qui arrive mais vous n’avez pas pour autant créé une «école». Il y donc eu une forme de transmission «naturelle»?

David Candaux: Je crois que la vraie créativité c’est justement de ne pas aller à l’école. Bien sûr, au départ, il faut des bases, mais au fond, on est tous des cancres et on est allé chercher nous-même ce dont on avait besoin, on a chacun suivi notre propre école, en s’appuyant les uns sur les autres. On n’est pas formaté, par bonheur.

Vianney Halter: En revanche, on s’épaule. Par exemple moi j’ai été très proche de Sylvain et je me suis dit qu’il fallait le pousser plus loin, en l’incitant à devenir membre de l’Académie, mais avant d’y arriver, j’étais en permanence présent, lui ouvrant mon atelier, répondant à des questions et pas seulement pour l’horlogerie. Quand tu bosse un an sur un même truc, forcément tu as des coups de mou. La transmission, c’est aussi aller vers l’autre et lui dire, on va boire une bière et parler d’autre chose, pas forcément que d’horlogerie, partager aussi des moments de vie ensemble. Ça pouvait se faire facilement parce qu’on partageait le même espace géographique mais régulièrement j’ai aussi des contacts téléphoniques avec des Académiciens qui sont loin, qui me demandent un avis technique, comment je procède pour faire telle ou telle chose, mais aussi qu’est-ce que je pense de tel ou tel client… Et quand je suis à Hong Kong ou en Chine, ils viennent, on se voit, on parle… Il y a toute une transmission qui s’opère entre nous.

L'indépendance chevillée au corps: les 40 ans de l'AHCI

David Candaux: Au milieu des années 1990, j’allais à Bâle et le seul endroit qui me faisait rêve, c’était le coin de l’AHCI – et d’ailleurs la première fois je ne les ai même pas trouvés. J’étais déjà impressionné par les pièces de Philippe Dufour, il me faisait rêver car il était indépendant, et puis il y a eu François-Paul et son tourbillon. Et je me suis dit que si jamais j’arrivais à faire ma première montre, j’aimerais pouvoir m’asseoir à la table de l’Académie. Ça serait un rêve. Ça m’a pris 17 ans pour y parvenir. Quand en 2000 j’ai dessiné ma montre, je pensais que jamais je ne parviendrais à la réaliser, ça me semblait techniquement impossible. Et puis en 2015, quand j’ai présenté mon idée à Philippe, il m’a dit de venir rejoindre l’Académie. Car on a aussi tous les mêmes questions, au-delà des questions techniques: comment tu fais pour vendre, comment démarcher, comment se lancer?

Vianney Halter
Vianney Halter

Vianney Halter: Oui, on se partage aussi des tuyaux. On se rencarde les uns les autres. Moi, j’ai un client qui m’a acheté toutes mes montres. Qu’est-ce que tu veux que je lui vende de plus, sauf à attendre une nouvelle pièce? Donc je fais tout pour le guider le plus possible vers ceux qui me sont proches, mes camarades de l’Académie, qu’il ne retourne pas vers l’industrie. Autant qu’il reste dans le groupe dont je suis membre.

Est-ce qu’il y a des marques qui vous ont approchés? Dans l’idée: faisons une montre ensemble…

Antoine Preziuso: Bon, il y a eu Goldpfeil, comme on l’a déjà dit, et puis surtout les Opus. Et d’autres sollicitations, parfois ouvertes, parfois plus problématiques. Je crois qu’on a tous été approchés un jour ou l’autre. Même toi, Philippe.

Antoine Preziuso
Antoine Preziuso

Philippe Dufour: Oui, j’ai un exemple, mais un peu différent. Il ne s’agit pas d’une montre mais d’une technique ancestrale. Les gens de Credor-Seiko sont venus me voir à Bâle et m’ont demandé de venir visiter mon atelier. Et je leur ai montré comment je procédais. A un moment, ils m’ont dit, c’est quoi ce bois avec lequel vous faites du polissage? De la gentiane! Et je leur ai donné des bouts de gentiane. Je n’en entends plus parler et un jour je tombe sur un article qui explique que Credor est 100% japonais et qu’ils ont même trouvé un bois de polissage semblable à la gentiane… C’est génial! C’est ça l’horlogerie!

Mais, une question pour tous: depuis 1985, n’est-ce pas surtout votre clientèle qui a changé?

Svend Andersen: Oui, la clientèle a beaucoup changé. Au début je ne vendais qu’à des personnes qui avaient un certain âge. Aujourd’hui, il y a des moins de 30 ans qui viennent et commandent des montres. Et qui ont une culture générale horlogère qui est vraiment étonnante. Ils savent ce qu’ils veulent et, évidemment, ils ont de l’argent.

Pour conclure, Felix, vous vouliez dire quelque chose…

Felix Baumgartner: Oui, moi je pense que l’Académie roule toujours en première. Et il serait temps désormais de passer à une vitesse supérieure pour les années qui s’ouvrent.

Un grand prix de l’Académie, un Poinçon de l’Académie, une communication renforcée et renouvelée, de nouvelles têtes en passe d’arriver… Notre discussion passe en deuxième vitesse et s’envole dans le brouhaha… Il est temps de passer à table!