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Pandémies et horlogerie

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mars 2020


Pandémies et horlogerie

En 1918, après la Première Guerre mondiale, c’est la pandémie de la grippe espagnole qui frappe et fera entre 50 et 100 millions de morts à travers la planète. Pour sauver l’horlogerie suisse, il faut impérativement qu’elle monte en gamme, affirme alors le Journal Suisse d’Horlogerie. Et aujourd’hui? Devrait-elle au contraire baisser de gamme?

1918: GRIPPE ESPAGNOLE

«L’effet le plus sensible de la crise actuelle, c’est que la vente des montres de qualité et de luxe est devenue extrêmement difficile. Notre commerce d’horlogerie consiste aujourd’hui en majeure partie dans l’écoulement de la montre à bon marché. Il en est résulté une baisse préjudiciable de la valeur moyenne des montres, tandis que le prix des matières premières a augmenté dans des proportions inconnues jusqu’ici.»

«Une partie des montres était de qualité misérable. Certaines fabriques ne cherchaient qu’à livrer. Elles fournissaient n’importe quoi, des pièces travaillées avec des matières premières mauvaises, d’autres mal terminées. Les pierres par exemple (rubis ou grenats) étaient souvent remplacées par une goutte d’émail ou de couleur.»
Dr F. Seheurer, professeur à l’Université de Neuchâtel, en 1921

«Or, nous savons par expérience que la baisse des prix entraîne facilement celle de la qualité et qu’elle provoque les fraudes. D’un côté, c’est l’inutilisation de notre patrimoine artistique et technique, qui fait notre force et qui assure notre suprématie sur le marché mondial; de l’autre, c’est le discrédit qui nous guette, si nous n’y prenons garde. Est-il besoin d’affirmer encore que la politique des prix de l’industrie horlogère doit être la politique de la qualité?» peut-on lire sous la plume du Dr Marius Fallet dans le JSH (Journal Suisse d’Horlogerie) de juin 1918.

Sauver l’horlogerie par la «typisation artistique»

Pour sauver sur le long terme l’horlogerie suisse du discrédit qui la menace à cause de sa médiocrité, l’auteur propose de développer son aspect artistique, stylistique et de la rendre ainsi unique en son genre. Il part d’un constat qui nous étonnera. Selon lui, «nous avons transformé, simplifié, adopté, normalisé même nos calibres; perfectionné de toute manière nos échappements, nos spiraux, nos ressorts, etc.; nous avons donné à nos réglages un degré de précision qui fait l’admiration des jurys et des connaisseurs. Notre spécialisation technique des genres de fabrication a été poussée à la limite du possible».

Fallet pense donc qu’on ne peut guère plus améliorer la mécanique horlogère et que donc tout repose désormais sur la décoration et ce qu’il appelle la «typisation». Il affirme ainsi: «Pourquoi ne créerions-nous pas la montre paysanne, la montre artisane, ouvrière, ecclésiastique, celle de l’artiste, du médecin, de l’avocat, de l’instituteur, etc. Les fonctionnaires publics, les postiers, les cheminots, par exemple, sont légion. Créons à leur intention des variétés de montres.»

Pandémies et horlogerie

Cette ambition va être balayée par la grippe espagnole qui durera jusqu’en 1920 et les immenses bouleversements sociaux et géopolitiques, avec la défaite de l’Allemagne (passée de client n°1 en 1913 à n°13 en 1920), la Révolution russe, le démantèlement de l’Empire Austro-Hongrois... En 1920, les débouchés n°1 et 2 sont les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Mais il y a aussi l’arrivée de la montre-bracelet, qui va renvoyer la montre de poche au fond des goussets. Quoiqu’il en soit des rêves et des prophéties de Marius Fallet en 1918, ses idées vont finir par s’accomplir, mais différemment, avec l’apothéose de la montre-instrument, dédiée aux professions, aux déplacements, aux sports... Et ce sera quelques décennies plus tard.

2020: CORONAVIRUS

Dans quel état arrive l’horlogerie au moment de sa mise en confinement obligatoire, dans quel état en sortira-t-elle, et comment s’en sortira-t-elle? Vaste question. Il nous faudrait ici un Marius Fallet pour nous guider. Mais une chose est certaine, une grosse différence la sépare de 1918: en 2020, l’horlogerie suisse fabrique de moins en moins d’unités, mais de plus en plus chères. Elle ne fait plus que dans la qualité «artistique», comme le dirait Fallet.

Certes, celui-ci se trompait en disant que la mécanique n’avait plus rien à apprendre, bien au contraire. Elle est presque devenue folle et autonome. Fallet séparait l’âme - le mouvement - de la peau. Aujourd’hui, la mécanique s’est fait elle-même peau. On peut parler même de l’hubris qui a saisi l’horlogerie (prix moyen du dernier GPHG: 340’000 CHF).

Contrairement à 1918, c’est maintenant le «style», comme l’appelait toujours Fallet, le haut de gamme, qui domine tout le paysage.

Pandémies et horlogerie

Après la bataille

Comment cette horlogerie de l’hubris sortira-t-elle de la bataille de la présente pandémie? Reprendra-t-elle progressivement des forces au cours des semestres de récupération qui seront quoiqu’il en soit nécessaires ou, au contraire, cèdera-t-elle du terrain à une horlogerie plus abordable, plus démocratique, dotée d’une âme, débarrassée des excès. En d’autres mots, le moyen de gamme - comme on l’appelle de ce mot dépréciatif - regagnera-t-il du terrain?

Encore faudrait-il, direz-vous, que les acteurs qui s’en sortiront soient assez vaillants pour y parvenir. Ils pourraient peut-être y être aidés par une redistribution des priorités, quelques leçons apprises du désastre. Un changement des mentalités, une nouvelle conscience de la fragilité des choses et du monde. C’est ce qu’on peut espérer de mieux.

En attendant, couvrons-nous.

Zone de confinement dans une caserne de San Francisco. Les lits sont équipés de parois anti-éternuements. 1918.
Zone de confinement dans une caserne de San Francisco. Les lits sont équipés de parois anti-éternuements. 1918.

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