TINAM» est la devise latine de la ville de Besançon. Ce qui signifie «si seulement» et exprime un souhait très cher. Philippe Lebru en a fait le nom de sa marque d’horloges comtoises ultra-contemporaines, fabriquées à 100% en Franche-Comté. De fait, l’expression est bien choisie: car derrière cette forte personnalité au style impeccable et à la barbe épaisse, c’est une région qui entend se réveiller et ne pas servir uniquement de réservoir de talents pour l’horlogerie suisse voisine ou de spécialiste du service après-vente. D’autant plus que nombre d’horlogers franc-comtois ont fait les frais du ralentissement de l’autre côté de la frontière. C’est ici bien de création qu’il s’agit.
D’autres grands noms de la région tentent eux aussi de retrouver leurs lettres de noblesse, dont certains sont accueillis dans la boutique d’Utinam, située juste en face du Musée du Temps au centre de Besançon – comme Dodane ou encore Lip. Philippe Lebru n’a pas leur héritage mais a choisi de miser sur un symbole régional pour en proposer une version modernisée, «rétro-futuriste», qui peut, contrairement à son aînée, orner les salons les plus trendy.
Le créateur a connu ces années 1990 si difficiles pour la région, dont le symbole reste la faillite en 1994 de France Ebauches, alors le dernier grand fabricant européen hors Suisse de mouvements de montres. Il avait en effet trouvé l’un de ses premiers stages, après ses études de commerce, au sein du motoriste, qu’il a quitté pour se mettre à son compte un an avant la faillite. Une expérience qui marque.
L’après-France Ebauches
«Je voulais toujours être entrepreneur, souligne Philippe Lebru. Après avoir quitté France Ebauches, j’ai dessiné pendant une dizaine d’années des montres pour des tiers, mais j’ai également travaillé dans l’industrie aéronautique.» Le tournant a lieu en 2005: alors que son agence créative traverse un contexte économique difficile, on lui demande de dessiner un trophée symbolisant la Franche-Comté pour récompenser les quatre entreprises les plus innovantes de la région.
C’est à ce moment-là qu’il imagine réinterpréter l’horloge comtoise, vénérable mais tombée en désuétude. Sa première création au nom bien choisi, «Hortence», impressionne: inox brossé, 2m20 de haut pour 25 kilos, un mouvement complètement suspendu et une masse pour l’équilibrer, une élégance et un port altier dignes d’une «grande dame» de l’horlogerie.
De fait, Philippe Lebru invente et brevète le mouvement
pendulaire à équilibrage automatique,
suspendu sur un axe, donc
parfaitement aligné verticalement.
Plus besoin de calage fastidieux
pour équilibrer la position du mouvement
par rapport au sol. L’énergie
stockée dans le mécanisme est lentement
libérée par le va-et-vient du
balancier, assurant une réserve de
marche de huit jours. L’ensemble des
roues et axes s’expose et participe à
l’esthétique de l’horloge, qui se décline
également en version murale.
La figure la plus marquante des créations
de Philippe Lebru, après les romantiques
Hortence et les cubiques
Lala, est la pétillante collection «Pop
Up», à l’esprit très «sixties», qui se
décline en une multiplicité de tons,
des couleurs les plus vives en passant
par des prunes ou gris béton jusqu’aux plus classiques noires et
blanches. Les horloges coûtent entre
3’000 et 14’000 euros. Utinam en fabrique
entre 80 et 100 pièces par an.
- ‘Pop Up’ de Philippe Lebru Utinam, revisite les vieux symboles de la Franche-Comté.
A la (re)conquête du Japon
Philippe Lebru a su profiter des talents de la région, des anciens de Lip jusqu’aux plus jeunes, issus de l’école d’horlogerie de Morteau. «Mon apprenti Dylan, que je forme depuis quatre ans, veut fonder sa propre marque horlogère, il faut croire que c’est contagieux!» Aujourd’hui présent dans une dizaine de points de vente en France, il entend s’internationaliser. Au Japon, Philippe Lebru vient d’installer la plus grande horloge suspendue jamais conçue, sur la façade d’un concept store de Tokyo dédié à l’univers du luxe féminin. Cette oeuvre monumentale de rouge, de blanc et d’inox, baptisée AoyAmA («Montagne bleue») et placée à neuf mètres de hauteur, fait quatre mètres de long, avec un enchevêtrement de mouvements circulaires et pendulaires et des roues de 2,3 m et 1,5 m de diamètre. «Des millions de Japonais pourront ainsi découvrir le savoir-faire de Besançon.»’
Si le créateur ne se considère pas
comme un horloger au sens conventionnel
du terme, il veut contribuer à
la renaissance horlogère franc-comtoise,
voire française dans son ensemble.
Il accueille ainsi dans son
flagship store non seulement la maison
familiale bisontine Dodane, dont
les représentants de la cinquième génération
Cédric et Laurent sont très
actifs et dont les chronographes sont
utilisés par l’Armée de l’air, mais aussi
les nouveaux-venus de FOB Paris,
trois jeunes Parisiens dont les garde temps
radicalement à l’avant-garde
ont la particularité de se transformer
en montres de poche über-trendy.
«J’aime les défis et réaliser des pendules
monumentales pour un marché
contemporain, ce n’était pas gagné
sur le papier, reprend Philippe
Lebru. Au fond, mes créations sont
surtout des alibis pour m’exprimer
autour de la notion du temps.
L’enjeu pour Utinam est d’être précurseur
de l’horlogerie de demain.»
L’automne dernier, la création successive de trois marques a donné un bon coup de jeune à la région.
A commencer par Lornet qui a lancé
son premier modèle, la LA-01, en novembre. Les trois cofondateurs
ont lancé leur projet en fond
propre. «C’est la seule montre développée,
fabriquée et assemblée
en France! Nous retraçons la quasi-
totalité des composants dans
la région Franche-Comté et voulons
mettre en avant nos partenaires,
mais aussi être transparents
sur l’origine des composants vis-à-vis
de nos clients», explique Benoît
Monnet, cofondateur de Lornet.
Résultat? Une montre Made in
France à 5’400 euros, de forme tonneau
en acier et aluminium, avec
un mécanisme visible et qui devrait
être frappé du sceau à tête de
vipère délivré par l’Observatoire de
Besançon. Seuls l’échappement, le
barillet et les inverseurs ne viennent
pas de la région, où ils sont tout bonnement
introuvables. En attendant
le retour d’une vraie capacité industrielle
complète à Besançon? L’écho
se fait de plus en plus fort de projets
de relance de mouvements Made in
France, chez Lip et d’autres. La disparition
de Pequignet, qui
était jusqu’alors le seul acteur régional
maîtrisant le calibre avec son
Calibre Royal (dans des gammes de
prix cependant supérieurs) et qui espère
trouver un repreneur, laisserait
un grand vide. Laurent Katz, qui
avait repris la marque il y a cinq ans,
a en effet déployé un effort considérable
pour remettre sur les rails l’entreprise
fondée en 1973 par Emile Pequignet.
Autre nouveau venu: Humbert-
Droz, lancé par l’atelier familial de
service après-vente Reparalux. La
marque a déjà conçu trois modèles,
les HD1, HD2 et HD3. C’est à l’occasion
de ses 60 ans d’activité dans
l’industrie horlogère que la famille
Humber-Droz a décidé de se lancer
dans le produit fini. Les modèles, au
design classique, accueillent dans ce
cas des calibres automatiques suisses
ETA mais aussi France Ebauches (!)
et frappent par leur prix abordable,
dès 390 euros.
Last but not least dans ce trio de
marques pleines d’appétit de reconquête
horlogère pour la région:
Phenomen et ses modèles au look résolument
avant-gardiste et extravagant.
La jeune marque a développé
son propre échappement, en cours de
brevet, une pierre supplémentaire sur
le chemin de l’autonomie horlogère
pour la région. La première montre
dessinée par les quatre co-fondateurs
sera néanmoins équipée pour partie
de composants suisses. Les projets et
premiers prototypes des Phenomen
devraient se concrétiser en modèles
terminés cette année.
LES MARQUES FRANÇAISES HISTORIQUES
Michel Herbelin, le rescapé
- Antares de Michel Herbelin
La marque Made in France fondée en 1947 est une perle rare: c’est la seule qui a vécu une histoire sans interruption dans la région depuis ses origines. Elle est d’ailleurs toujours en mains familiales aujourd’hui.
Comment l’expliquer? «Nous avons
anticipé l’essor du quartz mais surtout
nous avions la volonté de devenir
une «vraie» marque avec
une image forte autour du fondateur,
répond le directeur marketing
Maxime Herbelin. Nous produisons
à 80% du quartz, car nous avons la
particularité de vendre une majorité
de montres féminines.»
Les deux modèles-phares sont le
Newport pour l’homme, et l’Antarès
pour la femme. Tous les mouvements
sont suisses, Herbelin se
fournissant chez Ronda, ETA ou
encore Sellita. La marque produit
entre 80’000 et 90’000 pièces par an
(et jusqu’à 300’000 dans les années
1960), pour un prix moyen compris
entre 300 et 1’000 euros. La France
absorbe la moitié des ventes.
«Depuis les grandes «guérillas» marketing
des marques suisses dans les
années 2000, il y a une forte demande
à l’international pour du Swiss made,
poursuit Maxime Herbelin. Nous
avons fait comme tout le monde
et nous sommes déplacés à 10 kilomètres
d’ici, de l’autre côté de la
frontière. Mais aujourd’hui, le Swiss
made a moins d’impact. Nous ne
perdons pas 50% de notre chiffre
d’affaires parce que l’on n’est pas
Swiss made et nous nous affirmons
vraiment français, hors de toute
schizophrénie. Nous avons redéfini
notre communication autour de
la France. Nous nous sentons un
peu seuls dans la région mais nous
sommes fiers d’être les derniers survivants.»
Saint-Honoré, repli en Suisse
- Opera de Saint-Honoré
Contrairement à Herbelin, son voisin historique à Charquemont, la marque Saint-Honoré a décidé de passer au tout Swiss made et d’établir sa production de l’autre côté de la frontière, à La Chaux-de-Fonds. Comme chez leurs voisins, les collections sont principalement féminines, à des prix situés entre 400 et 2’000 francs. Mais une différence permet sans doute d’expliquer la stratégie de la marque: quelque 80% des ventes se font hors de France, où le label Swiss made constitue un avantage comparatif.
«Nous avons un nom parisien mais sommes Swiss made, souligne Thierry Frésard, qui représente la quatrième génération au sein de l’entreprise familiale. A Charquemont, en France, notre siège historique, nous produisons les accessoires et gérons la distribution sur les marchés européens. Notre modèle bestseller est l’Opéra et notre spécificité est l’interchangeabilité des bracelets.»
Dodane: du Swiss made au Made in France
- Type 23 de Dodane
La spécialité de la marque dirigée par la sixième génération d’horloger est la montre militaire et d’aviation, ainsi que des chronographes de bord pour l’armée de l’air française. Dodane, qui propose essentiellement des modèles automatiques, se fournit en mouvements de l’autre côté de la frontière, chez ETA, comme nombre d’horlogers français. La marque travaille également avec Dubois-Dépraz. La marque a produit dans son histoire jusqu’à 120’000 montres mécaniques par an! Ayant connue une «pause» en tant que marque horlogère entre 1994 et 2001, suite à un dépôt de bilan, elle produit en moyenne 600 à présent.
Dodane sort en 2001 son modèle Type 21. «A l’époque le modèle était Swiss made mais cela n’avait pas vraiment de sens pour moi. Dès 2008, nous sommes revenus au Made in France puis avons lancé la Type 23, relate Cédric Dodane. Le Swiss made est important pour exporter mais nous jouons sur l’élégance française. Au fond, il n’y a pas énormément d’atouts à produire des montres depuis la France, surtout si l’on cherche à se financer auprès des banques, mais cela reste notre identité! Et il ne faut pas oublier que l’horlogerie était française avant d’être suisse.»
La société familiale, qui réalise également des montres sur mesure pour Air France, fait appel aux nombreux ateliers de service après-vente pour contribuer à l’assemblage de ses garde-temps. «Je suis reparti de zéro, d’une famille ruinée qui avait perdu son outil de production. Mais en échange, nous avons gagné en liberté et n’avons plus la contrainte de devoir sauvegarder des dizaines d’emplois.»
Lip de retour à Besançon
- Nautic-Ski de Lip
La grande différence chez la marque la plus connue de l’histoire de Besançon, c’est que l’assemblage se fait à nouveau à Besançon, après des années de production chinoise. Certes, les boîtiers sont asiatiques et les mouvements mécaniques japonais, puisque la France n’a (pour l’heure) que peu à offrir en la matière.
Pour y pallier, Lip a mis en route le projet de ressortir de terre un calibre mécanique qui avait existé dans le passé, en collaboration avec un sous-traitant «Nous sommes en train de réaliser beaucoup d’ouvertures de points de vente, en particulier à Paris et dans la région Franche-Comté, explique Philippe Bérard, le nouveau propriétaire. Certains trouvent que nous allons presque trop vite, avec la relance de nombreux modèles iconiques comme Henriette, De Gaulle, Himalaya ou Nautic-Ski. Mieux vaut en effet décanter un peu plus à l’avenir. Globalement nous avons une bonne implantation en France et des commandes très importantes provenant du Japon.»
«Il y a un engouement paradoxal de jeunes branchés pour les collections Lip. Nous fonctionnons beaucoup sur la nostalgie, mais on doit en sortir.»
En 2016, Lip a produit plus de 30’000 montres. «Le modèle Henriette en particulier est une bonne surprise. Avec son nom nostalgique, c’est un succès auprès des hipsters. Il y a un engouement paradoxal de jeunes branchés pour les collections Lip. Nous fonctionnons beaucoup sur la nostalgie, mais on doit en sortir.»
Philippe Bérard, qui connaît la région comme sa poche, a su faire le dos rond pour survivre: «Pendant une longue période, on n’a parlé que d’entreprises qui fermaient par ici. Aujourd’hui, il n’y en a presque plus, donc au moins on ne fait plus face à cette série de fermetures qui pesait sur le moral. Il y même a un petit frémissement. Les acteurs de la région font de leur mieux. Mais nous restons des nains en termes de capacités. A mon sens il faut aller dans la production automatisée 4.0 pour rapatrier la production ici, comme dans l’industrie automobile.»