Sous-traitance horlogère


Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

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septembre 2022


Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

Alors que les marques horlogères ont parfois du mal à s’unir pour des causes qui les dépassent individuellement, certains fournisseurs d’habillage horloger montrent l’exemple: créée pour assurer la sécurité et la durabilité de la filière du bracelet en cuir, l’association AQC regroupe depuis 2014 les principales maisons du secteur, par ailleurs concurrentes. Une organisation bâtie sur des impératifs très concrets pour l’ensemble de ses membres – et in fine pour la santé du consommateur et de la planète. Présentation.

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uelques-uns des plus importants spécialistes du bracelet en cuir dans l’industrie horlogère sont réunis depuis 2014 au sein d’une association suisse, l’«Assurance Qualité des Fabricants de Bracelets Cuir» (AQC). C’est le cas des producteurs suisses Brasport et Multicuirs, français Camille Fournet et Interstrap, et autrichien Hirsch. Ces cinq membres fondateurs représentent plus de 80% de la production mondiale de bracelets en cuir pour l’horlogerie haut de gamme.

Cette association basée à Neuchâtel est avant tout un centre de compétences, visant à faciliter la traçabilité et la conformité chimique du bracelet cuir. Alors que la défense de l’environnement est devenue incontournable, les buts de l’AQC intègrent aussi la durabilité de la chaîne d’approvisionnement de cette filière. Une initiative commune, entre plusieurs maisons concurrentes, qui a le mérite d’aller au-delà de la logique individuelle, par nécessité autant que par stratégie.

Les cinq membres fondateurs représentent plus de 80% de la production mondiale de bracelets en cuir pour l’horlogerie haut de gamme.

Angelika Duckenfield, présidente de l'AQC
Angelika Duckenfield, présidente de l’AQC

Ce cas de figure est digne d’intérêt, alors que les marques horlogères rencontrent des obstacles dans la recherche d’un consensus global pour se rassembler autour de causes communes – à commencer, justement, par la défense de l’environnement.

L’association se veut «ouverte», ce qui signifie que «toutes les parties prenantes impliquées dans la chaîne de valeur du bracelet cuir peuvent participer aux réunions de l’AQC et élaborer en bonne intelligence les standards applicables au sein de la profession, dans une logique gagnant-gagnant».

Pour en savoir plus sur cette association, nous avons rencontré Angelika Duckenfield, présidente de l’AQC, ainsi que Sébastien Bagot, responsable technique et qualité, et Gwénaëlle Hildebrand, responsable de la communication.

Europa Star: Fondée en 2014, l’AQC est une association relativement récente. Quelle en est la raison d’être?

Angelika Duckenfield: Tout a démarré par les réclamations de certaines marques horlogères: des modèles avaient été retenus en douane car il avait été trouvé, à travers des tests sur la composition chimique des bracelets en cuir, certaines substances indésirables. Chaque fabricant de bracelets faisait face à des réclamations, les investiguait et trouvait des solutions de son côté, alors qu’elles portaient sur les mêmes problèmes. Il faut dire que les exigences européennes sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et la restriction des substances chimiques (REACH) ont considérablement augmenté ces dernières années: aujourd’hui, plus de 220 substances ou familles chimiques sont réglementées, avec une quantité maximale de concentration dans les produits. A l’époque, je travaillais chez le fabricant Hirsch. Vu que notre chaîne d’approvisionnement est relativement restreinte au niveau de l’industrie, nous avons émis l’idée de nous réunir avec nos concurrents pour gérer cette problématique ensemble.

«Avant l’AQC, chaque fabricant de bracelets faisait face à des réclamations, les investiguait et trouvait des solutions de son côté, alors qu’elles portaient sur les mêmes problèmes.»

Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

Votre initiative a-t-elle été bien accueillie?

AD: C’est un environnement très compétitif, avec plusieurs entreprises multigénérationnelles. Collaborer n’allait pas de soi. Cependant, en raison de l’intérêt commun, nous avons réussi à mettre tout le monde autour de la table… mais à la première réunion, personne n’osait s’exprimer, de peur de dévoiler des secrets industriels! Les réclamations ont néanmoins continué et la mise en place de solutions était tout simplement devenue impérative. J’ai insisté en ce sens et l’AQC a vu le jour en juin 2014 avec cinq membres fondateurs couvrant 80% des approvisionnements en bracelets cuir de l’horlogerie de luxe. Ceux qui ne nous ont pas rejoints à ce stade ont pris cette décision essentiellement pour des raisons financières, l’association étant soutenue par les cotisations de ses membres.

«A la première réunion, personne n’osait s’exprimer, de peur de dévoiler des secrets industriels! Cependant, la mise en place de solutions était tout simplement devenue impérative.»

Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

En quoi consistent vos missions aujourd’hui?

Sébastien Bagot: Les deux axes principaux sont la sécurité du bracelet cuir et une chaîne de valeur responsable. C’est pourquoi notre association est membre du «Global Compact» des Nations Unies visant à mettre en œuvre les 17 Objectifs de Développement Durable d’ici à 2030. En 2015, nous avons initié nos travaux sur la conformité chimique du cuir, puis ceux-ci se sont rapidement étendus à tous les autres composants du bracelet cuir, comme par exemple les colles, les fils et les parties métalliques. Nous avons obtenu plus de 35’000 résultats de tests sur le cuir depuis lors.

Une autre de nos missions est la cartographie de la chaîne de valeur de nos maisons membres. Nous partons des bracelets livrés aux maisons horlogères clientes pour arriver à la ferme ou au pays d’élevage. Au fil des années, la transparence a été de plus en plus acceptée par les acteurs du secteur, jusqu’à obtenir 99% de couverture pour les cuirs d’alligator et plus de 80% pour les cuirs de bovin.

Par ailleurs, les efforts en matière de durabilité et de production, réalisés par les fabricants de bracelets cuir, sont vérifiés de façon indépendante au cours de certifications selon les référentiels AQC qui couvrent les aspects sociaux, le bien-être animal, l’environnement et les systèmes de traçabilité. Le «Label AQC», présent sur les documents commerciaux garantit le plus haut niveau de qualité et de sécurité du bracelet cuir (voir l’infographie du label ci-dessous, ndlr).

Les thèmes du Label AQC
Les thèmes du Label AQC

Quels sont vos critères pour établir le label? Et comment s’y retrouver parmi les certifications existantes?

SB: Pour ce qui est de la conformité chimique, nos listes de substances réglementées tiennent compte de toutes les réglementations internationales applicables au bracelet cuir et nous retenons uniquement les limites les plus strictes. Pour ce qui est des certifications AQC, lorsque nous avons commencé à auditer des tanneries en 2016, il n’existait aucune certification répondant à nos exigences. Aujourd’hui, la certification du Leather Working Group (LWG) est devenue la référence. Désormais, nous nous basons sur cette certification et la complétons pour établir le Label AQC. Notre label reconnaît également d’autres certifications normalisées ISO. Notre politique est d’évaluer et de reconnaître les certifications répondant aux requis des fabricants de bracelets. Des requis qui sont eux-mêmes issus des cahiers des charges des maisons horlogères.

Est-ce que la certification LWG pourrait se substituer à la vôtre à terme?

SB: Il est vrai que pour les tanneries, nos requis convergent toujours plus avec ceux du LWG. Nous participons d’ailleurs activement au développement de leur futur standard, notamment sur les aspects de traçabilité entrante et sortante: à ce jour, nous menons toujours des vérifications sur site des tanneries fournissant nos membres.

«Notre politique est d’évaluer et de reconnaître les certifications répondant aux requis des fabricants de bracelets. Des requis qui sont eux-mêmes issus des cahiers des charges des maisons horlogères.»

Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

Comment s’organise votre centre de compétences?

Gwénaëlle Hildebrand: Il emploie quatre personnes à Neuchâtel. Nous accueillons mensuellement les dirigeants de nos maisons membres, qui forment le comité directeur, et toutes les deux semaines nous organisons des réunions techniques avec leurs experts. Une fois par année, pour notre assemblée générale, nous convions les propriétaires des sociétés membres. En outre, nous organisons régulièrement des événements et des groupes de travail afin que tous les acteurs de la chaîne de valeur du bracelet cuir (fermiers, tanneurs, braceletiers, marques horlogères, laboratoires et organisations faîtières) échangent objectifs, besoins et solutions en matière de durabilité. Nous ne travaillons pas de manière isolée mais avec l’ensemble de l’industrie, autant que nous le pouvons.

Quels sont les cuirs les plus utilisés pour les bracelets de montres?

SB: Au-delà des cuirs bovins, l’alligator compte pour plus de 95% des espèces exotiques utilisées pour leur cuir. Pour l’obtention de notre label qualité, nous travaillons avec une liste de fermes d’alligators certifiées et/ou auditées (LVMH, ICFA, Hcp). Toutes ces certifications offrent des garanties en termes de bien-être animal et de protection de l’environnement.

Qu’en est-il des alternatives végétales au cuir, que l’on voit se développer y compris chez certains de vos membres?

SB: Nous ne les couvrons pas à l’heure actuelle, car la définition de ce qui constitue un cuir est stricte: la peau est obligatoirement d’origine animale.

Et le bracelet métal?

GH: Nous ne le couvrons pas non plus, car c’est un métier très différent. Une minorité de nos membres sont également actifs dans le bracelet métal, puisque la plupart sont des sociétés familiales avec une longue tradition du travail du cuir et du fait main.

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Du côté des clients finaux de vos membres – les marques horlogères – les attentes ont-elles évolué?

AD: Les exigences des marques horlogères vis-à-vis de leurs fournisseurs sont de plus en plus importantes, puisqu’elles prennent elles-mêmes davantage d’engagements en faveur du développement durable. Certaines marques sont pionnières et veulent montrer l’exemple, d’autres agissent mais communiquent moins. Les maisons horlogères incluent de plus en plus leurs fournisseurs dans leurs stratégies de durabilité.

«Les exigences des marques horlogères vis-à-vis de leurs fournisseurs sont de plus en plus importantes, puisqu’elles prennent elles-mêmes davantage d’engagements en faveur du développement durable.»

Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

Quel a été l’impact de la pandémie, en particulier sur les chaînes d’approvisionnement?

AD: Nos membres travaillent avec du cuir de haute qualité, en petites quantités, ils ont donc été moins impactés que les acteurs qui font du volume, comme par exemple l’industrie de la chaussure. De plus, leur approvisionnement des peaux brutes est largement concentré sur l’Europe pour les cuirs bovins et uniquement sur les Etats-Unis pour les cuirs d’alligator. Par ailleurs, nous utilisons des produits qui seraient jetés si nous ne les recyclions pas, comme la peau des bovins, qui sont d’abord élevés pour leur viande.

C’est moins le cas pour les alligators…

AD: En réalité, toutes les parties de l’alligator peuvent être également utilisées! Là aussi, il y a de fausses conceptions. Aux Etats-Unis, l’ICFA (International Crocodilian Farmers Association) assure la préservation de cette espèce. Au point qu’une explosion du nombre d’alligators est en train de se produire dans le sud des Etats-Unis… Les fermiers ont également pour mission de protéger les marais humides, qui est une source conséquente de capture de CO2. En outre, la CITES réglemente le commerce international d’espèces menacées d’extinction.

«L’approvisionnement de nos membres en peaux brutes est largement concentré sur l’Europe pour les cuirs bovins et uniquement sur les Etats-Unis pour les cuirs d’alligator.»

Justement, sur le changement climatique et la lutte contre les gaz à effet de serre, quels aspects prenez-vous en compte?

GH: Nos membres sont engagés à établir leur bilan carbone. Chaque maison est responsable de son propre calcul. De plus, l’impact du produit lui-même est évalué: nous sommes en train de travailler sur les premiers bracelets compensés carbone. Plus généralement, nos membres cherchent de nouveaux processus d’éco-conception et de recyclage, dans une logique d’économie circulaire. Il s’agit de revisiter les méthodes de fabrication des bracelets et d’identifier quels matériaux peuvent être réinjectés dans la production. L’industrie du cuir a une carte à jouer et on voit des expériences intéressantes, par exemple des tanneries qui commencent à utiliser des agents de finitions basés sur substances d’origine végétale. Mais nous devons encore évaluer ces nouvelles options.

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Si l’on veut jeter son bracelet défectueux, qu’est-ce qu’on fait?

GH: Pour l’instant, il reste complexe de recycler un bracelet, car c’est un produit composé de multiples matériaux. Des études de biodégradabilité sont menées mais à ce jour il n’existe pas encore de bracelet «compostable» à notre connaissance. Nous en sommes encore aux balbutiements, nous espérons qu’il y aura des solutions à l’avenir. La matière première étant organique, un bracelet cuir reste néanmoins plus durable et biodégradable que d’autres types de bracelets. Par exemple les bracelets en caoutchouc et matières synthétiques, très en vogue aujourd’hui, sont fabriqués à base de polymères issus de l’extraction de pétrole. Les alternatives au cuir utilisent beaucoup de produits d’origine pétrolifère.

«Pour l’instant, il reste complexe de recycler un bracelet, car c’est un produit composé de multiples matériaux. Un bracelet cuir est néanmoins plus durable et biodégradable que d’autres types de bracelets.»

Bracelet en cuir: les fabricants font cause commune

Sur le plan de la conformité chimique des bracelets, quelles sont les problématiques qui vous occupent le plus?

SB: Une thématique essentielle reste la conception des tests. Par exemple, la majorité des cuirs sont tannés au sulfate de chrome, or le chrome oxydé peut s’avérer allergène. C’est pourquoi nous avons mis en place depuis 2016 un test rapide, qui livre ses résultats en trois heures. Nous sommes en train d’évaluer de façon indépendante ses performances pour une mise sur le marché de ce test: ainsi, il pourra être utilisé par toute l’industrie du cuir, au-delà du secteur spécifique des bracelets de montre.

Autre problématique que nous avons dû résoudre: le recours à différents laboratoires pouvait aboutir à des résultats différents pour le test de mêmes produits. Depuis 2015, nous avons donc commencé à réaliser des études inter-laboratoires autour de cette problématique, afin de normaliser les résultats de tests. Nous obtenons de très bons résultats sur les marqueurs communs, mais ce processus prend du temps.

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Comment la Suisse légifère-t-elle sur les bracelets en cuir?

SB: La Suisse reprend par ordonnance la législation européenne REACH. Nous essayons d’être acteurs des futures législations lorsque des consultations sont menées. C’est pourquoi nous commentons également les projets réglementaires européens en collaboration avec les marques horlogères au sein de la Fédération de l’industrie horlogère suisse. Notre objectif est de générer des positions communes pour toute l’industrie horlogère.

«Nous essayons d’être acteurs des futures législations lorsque des consultations sont menées. Notre objectif est de générer des positions communes pour toute l’industrie horlogère.»