istoriquement, le rayonnement mondial de l’horlogerie genevoise à l’ère pré-industrielle a été rendu possible par ce qu’on appelait alors «La Fabrique», soit l’ensemble des innombrables cabinotiers – horlogers, bijoutiers, joailliers, graveurs, ciseleurs, chaînistes, diamantaires, émailleurs… - qui y concouraient.

Il faut imaginer un très dense réseau d’artisans, installés la plupart au sommet des immeubles – question de lumière, bien avant l’électricité –, d’abord dans la vieille-ville puis dans le quartier de Saint-Gervais («Visitez le quartier de Saint-Gervais, toute l’horlogerie de l’Europe y paraît rassemblée», écrit Jean-Jacques Rousseau, natif du lieu, à l’Encyclopédiste d’Alembert).

Atelier d’horloger au XVIIIe siècle à Genève, 1879, Huile sur toile, 126 x 81 cm, Christophe François von Ziegler (1855- 1909),

©MAH, photo: B. Jacot-Descombes, inv. HM 26

L’industrialisation a mis fin à cette ruche en regroupant tous les métiers jusqu’alors indépendants sous une seule et même enseigne, à l’intérieur de vastes espaces: les manufactures.

Aujourd’hui, à Genève, l’essentiel des manufactures horlogères se retrouve en deux vastes zones, à Plan-les-Ouates et à Meyrin-Satigny. Mais le territoire genevois est petit, en pleine mutation urbaine, et la densification des zones industrielles et artisanales est devenue impérative. Cette évolution offre de nouvelles opportunités, notamment aux artisans et PME à la recherche de locaux adaptés à leur activité.

Une demande d’autant plus pressante que le haut de gamme est aujourd’hui la part la plus florissante de l’industrie horlogère, que l’excellence artisanale revient au premier plan, que la tendance est à une certaine «relocalisation» et que nombre d’indépendants y cherchent leur place au soleil.

Un «entrepreneur pour les entrepreneurs»

C’est dans ce contexte, à la fois de densification et de renforcement du réseau des forces vives artisanales, que la création d’un «hôtel industriel» dédié à l’horlogerie et à la joaillerie prend tout son sens. L’initiative en revient à Roberto Nespolo, «entrepreneur pour les entrepreneurs» comme il se qualifie lui-même, fondateur de la société Altitude Fiduciary Advisors (AFA).

Roberto Nespolo

Alors qu’il accompagne un sous-traitant en horlogerie (en l’occurrence fabricant de bracelets) à la difficile recherche d’un local de 800 m², il approche la Fondation pour les terrains industriels de Genève (FTI), qui ne peut lui proposer qu’un terrain de 3’900 m² situé dans la zone industrielle de Zimeysa, proche des grandes manufactures.

L’idée lui vient alors de créer, en un espace unique, un pôle industriel réservé essentiellement aux artisans et sous-traitants de l’horlogerie et de la joaillerie: «Les Cabinotiers», nouvelle formule. L’immeuble, nommé ainsi en hommage aux artisans historiques de Genève, vient d’être inauguré et les premiers artisans et PME y sont déjà installés.

Taux de remplissage élevé

Devisé à environ 30 millions de CHF, conçu par le bureau d’architecture Strata, l’hôtel industriel «Les Cabinotiers» est une réussite – tant sur le plan purement architectural et esthétique, s’inspirant de l’arte povera en jouant essentiellement de matériaux bruts (béton, pierres naturelles, terrazzo), que sur le plan fonctionnel, énergétique et logistique.

Posé en bordure de la zone industrielle et donnant sur le splendide paysage des vignes du Mandement et la chaîne du Jura, l’immeuble, cubique, est enveloppé – à l’exception de quelques grandes fenêtres taillées en biseau tels de discrets diamants – dans une résille métallique qui évoque les moucharabiehs de l’architecture arabe: filtrer la lumière, réguler la température, offrir la nécessaire part d’intimité.

L’hôtel industriel «Les Cabinotiers» est placé en bordure de la zone industrielle Zymeysa, face aux vignes de Satigny.

Le bâtiment se déploie sur quatre étages ainsi qu’un attique, un rez-de-chaussée, un sous-sol de parking et de stockage, des plateformes de livraison. Il s’organise autour de la «moelle épinière» qu’est le monte-charge de 5 tonnes et offre au total 9’000 m2 de surfaces industrielles et artisanales. Chaque grand plateau de 1’530 m², constitué de dalles à même de supporter de lourdes charges (par exemple des machines CNC), est modulable et divisible en surfaces d’au minimum 200 m², sous une hauteur de plafond utile allant jusqu’à 4m10. L’essentiel des infrastructures techniques est mutualisé, tout étant conçu en «plug & play», c’est-à-dire prêt immédiatement à l’emploi pour les locataires. La flexibilité est le mot d’ordre du bâtiment et chaque locataire peut accorder son espace selon ses besoins particuliers.

Cette mutualisation des infrastructures, l’option d’une énergie locale et renouvelable (la production de chaleur est assurée par une pompe à chaleur raccordée sur le réseau de froid à distance des Services Industriels de Genève, connecté non loin aux puits de Peney) permet aussi d’offrir avec souplesse des espaces de qualité, conçus spécifiquement pour les besoins de leur locataire, et proposés à des prix abordables: compter entre 190 CHF et 230 CHF le m² par an, pour des baux fixés à 3 ans, qui tiennent donc compte des éventuelles nécessités de transformation des locataires professionnels.

Le taux de remplissage est déjà élevé, les réservations s’accumulent – tout récemment, une PME a signé pour un étage et demi. Un escalier sera construit pour pouvoir accéder directement d’un plateau à un autre. Roberto Nespolo est confiant: «A la fin de l’année, nous seront complets.»

Il a d’ailleurs déjà sa prochaine idée en tête: un «hôtel industriel pour la transformation alimentaire». La logique est la même: Genève ne transforme qu’une part dérisoire de sa production alimentaire et, pour ceux qui désirent le faire, trouver un lieu adéquat, répondant aux drastiques normes d’hygiène, est une tâche quasi impossible.

Les Cabinotiers: une nouvelle ruche

Nous avons pu visiter les beaux espaces (environ 600 m²) où vient de s’installer le premier «Cabinotier», le groupe Reusse & Cie, discret mais actif depuis plus de quarante ans déjà en mécanique de précision et en haute joaillerie auprès des plus grands noms. La société vient d’y trouver l’espace idéal où réunir les compétences diverses de ses 15 spécialistes, tout en y faisant déjà tourner ses CNC. Un lieu où elle pourra aussi faire la démonstration de ses savoir-faire dans un écrin digne de ce nom.

A l’entrée des «Cabinotiers», la Main du sculpteur genevois Vincent Du Bois, taillée dans la pierre, et comme pixellisée par endroits, représente parfaitement l’alliance entre l’expertise manuelle et la modernité de la production, propre aux Cabinotiers d’aujourd’hui.

Un étage en dessous, un fleuriste s’apprête à investir un espace d’environ 200 m² qui, étanchéité oblige, réclame un traitement particulier de ses sols (chaque local étant ainsi adapté aux besoins de son locataire). Un fleuriste? Dans un hôtel industriel axé horlogerie–joaillerie? Oui, mais pas n’importe quel fleuriste. Celui-ci est essentiellement en charge des événements horlogers qui se succèdent en ville de Genève! L’horlogerie est un microcosme dont toutes les parts tiennent ensemble… Le fleuriste y a aussi son jardin, tout comme les autres artisans qui œuvrent à tous les étages. Soit au total, estime Roberto Nespolo, à terme environ 300 personnes.

Et puis le fleuriste des horlogers sera content: les eaux de pluie sont récupérées dans une mare paysagère qui permet de réinfiltrer l’eau dans le sol et alimenter la végétation alentour. Une nouvelle ruche pour des Cabinotiers du XXI^ème siècle.