Sous-traitance horlogère


Remous dans le monde discret du private label

INDUSTRIE

juillet 2016


Remous dans le monde discret du private label

Ce sont des horlogers de l’ombre, qui fabriquent les montres signées par d’autres. Europa Star est allé à la rencontre des principaux acteurs du private label en Suisse. Face à la concurrence asiatique, qui a terni l’image de leur métier, ceux qui servent généralement de porte d’entrée horlogère à des sociétés extérieures au «milieu» espèrent que le renforcement du Swiss made sera suivi d’un rapatriement effectif de la production... en Suisse.

L

e bureau de Walca, aux environs de Bienne, fait penser au siège de beaucoup de sociétés horlogères suisses: divisions administrative, technique, logistique, contrôle qualité. A une exception près: ici, on ne fabrique pas en nom propre. Mot d’ordre: la discrétion. La compagnie de private label, qui fête cette année ses 40 ans, ne livre pas les noms de ses clients. C’est une règle d’or respectée par tous les acteurs du secteur. «Nous sommes le bras armé de ces marques», résume Markus Zaugg, le directeur de Walca.

Car l’explosion de la montre Swiss made, dont les ventes ont doublé en quinze ans (les exportations passant de 10 à 20 milliards de francs depuis 2001), a attiré bien des acteurs extérieurs à l’horlogerie: fabricants d’habits, de stylos ou encore de lunettes. Tous se sont engouffrés dans la brèche, en partant généralement d’une feuille blanche horlogère. Les acteurs du private label sont là pour les accompagner dans leur entrée sur le marché horloger via une vaste palette de services, du simple design à la montre fabriquée de A à Z, sur une large gamme de prix, du quartz bon marché – Swiss made ou non – aux grandes complications mécaniques. Contrairement aux géants de la licence (comme Fossil Group, Movado Group ou Mondaine), ils se «contentent» en revanche de la réalisation des montres, laissant par la suite à leurs clients le soin de vendre leur production et d’en assurer le marketing.

Markus Zaugg, Walca
Markus Zaugg, Walca

«Notre principale concurrence est le private label réalisé directement en Chine. Nous espérons que du private label sera rapatrié de Hong Kong vers la Suisse.»

Si les principaux acteurs du private label ont longtemps été suisses, la porosité du Swiss made – certes en cours de renforcement – a attiré sur ce créneau un grand nombre de sociétés asiatiques, généralement basées à Hong Kong, contribuant à la dévalorisation du label. Quand ce ne sont pas les horlogers en herbe eux-mêmes qui recourent à des composants chinois et se chargent de trouver les bons assembleurs au Tessin, sans même recourir à un intermédiaire actif dans le private label. Bref, ces dernières années, on a vu de tout... et surtout n’importe quoi, ce qui n’a bien évidemment contribué ni à la crédibilité du label Swiss made ni à celle des acteurs du private label en général.

Un profil similaire

Pour la plupart basées à Bienne, de taille moyenne avec des équipes de 20 à 100 employés, les plus importantes sociétés de private label suisses se nomment Roventa-Henex, Walca, Grovana, Timestar. Blanchefontaine ou encore Xantia. Toutes espèrent que le renforcement des critères du Swiss made (selon la législation Swissness qui entrera en vigueur au 1er janvier 2017, 60% de la valeur d’une montre devra désormais être suisse) leur sera profitable, face à la forte concurrence venue de Hong Kong. Une compétition qui leur a coûté des parts importantes de marché. Mais aussi l’impermanence inhérente aux aléas de clients très fashionable, qui peuvent rapidement – et logiquement – passer de mode... «Dans les années 1990, notre client principal était la marque Sector, qui connaissait un véritable essor à l’époque. Nous produisions des quantités énormes», se rappelle Markus Zaugg.

Durant la même décennie, «nous pouvions produire entre 800’000 et 1 million de montres quartz par an, surtout pour la marque Swiss Army, depuis lors reprise par Victorinox», se remémore quant à lui Jean-Pierre Loetscher, le patron de Xantia, une société fondée en 1962. Si elles ont signifié pour beaucoup d’acteurs une baisse des volumes en particulier du fait de la concurrence asiatique, les années 2000 ont néanmoins été très profitables pour les acteurs du private label basé en Suisse, avec l’arrivée d’une myriade de nouveaux venus attirés par les marges bienheureuses de l’horlogerie Swiss made, mais aussi par l’association possible entre leurs produits et les montres. Xantia a par exemple aidé Phonak, un géant suisse des appareils auditifs, à concevoir une montre pour régler ses instruments. «Ce sont des marchés de niche, de même que les modèles à fonctions spécifiques pour des clients «non-horlogers», comme par exemple des altimètres ou des montres d’alarme et de santé», souligne Jean-Pierre Loetscher.

Face à la verticalisation horlogère

Le plus grand acteur du secteur en Suisse, Roventa-Henex, fondé en 1959, possède sa propre structure d’assemblage à Tavannes, alors que la plupart de ses confrères font appel à des «termineurs» externes, au Tessin ou dans le Jura. La société produit plusieurs centaines de milliers de pièces par an. «Nous comptons une quarantaine de clients dont une trentaine de réguliers. Certains nous sont fidèles depuis plusieurs décennies, relève Kurt Grünig, son directeur. Mais c’est quand une marque est reprise par un groupe qu’elle considère davantage une fabrication à l’interne.»

Ajoutez à cette verticalisation le ralentissement horloger en cours... «Aujourd’hui, trop de régions connaissent des difficultés simultanément entre le prix du pétrole au Moyen-Orient, les attentats en France, la guerre en Ukraine, le ralentissement chinois et les stocks en surnombre presque partout, poursuit le responsable. Nous sommes des sous-traitants et nos clients sont beaucoup plus prudents.» Résultat: un ralentissement, notamment, dans les répétitions de commandes.

Swissness, chance ou menace?

Arrive à présent la nouvelle législation Swiss made. Pour les acteurs suisses du private label: elle représente à la fois une opportunité et une menace. Opportunité, car le renforcement du sceau si vénéré pourrait signifier un rapatriement de la production, face à la concurrence asiatique. Menace, car qui dit augmentation de la valeur des composants dit renchérissement des coûts, une pilule difficile à avaler notamment pour les clients actifs dans l’entrée de gamme et la montre à quartz.

«Notre principale concurrence est le private label réalisé directement en Chine. Nous espérons que du private label sera rapatrié de Hong Kong vers la Suisse. Car le Swiss made est notre force et nous avons la structure pour répondre aux nouvelles exigences législatives», déclare Markus Zaugg chez Walca.

Kurt Grünig, Roventa-Henex
Kurt Grünig, Roventa-Henex

«C’est quand une marque est reprise par un groupe qu’elle considère davantage une fabrication à l’interne.»

«Jusqu’à présent, un nombre important de clients potentiels ont réalisé le prototypage et le développement en Asie et seulement l’assemblage en Suisse. Nous disposons de responsables de développement et de prototypage à l’interne et nous avons été pénalisés face à cette concurrence asiatique en raison de nos coûts plus élevés. J’espère que la nouvelle loi va nous aider. Certains vont arrêter de faire du Swiss made car ils ne rempliront plus les conditions mais d’autres viendront peut-être chez nous», estime pour sa part Kurt Grünig de Roventa-Henex.

Pédagogie envers les clients

Le responsable explique avoir commencé à discuter tôt des changements induits par la nouvelle loi avec ses clients et même «anticipé» l’augmentation de la valeur du Swiss made depuis les lancements de produits fin 2015. «Nous avons commencé à calculer ce que nous pourrons toujours nous permettre d’acheter en Asie en terme d’habillage de la boîte. Nous cherchons des solutions et prévoyons plus d’achats en Suisse. Mais il reste toujours plusieurs points à éclaircir au niveau de la loi.»

De fait, 2017 et 2018 constitueront encore une «zone grise», précise Markus Zaugg de Walca. «Le développement technique et toutes les boîtes stockées fin 2016 ne seront pas pris en compte dans le calcul. Selon la loi, les stocks de montres terminées et de boîtes pourront être encore vendus sous le label Swiss made durant deux ans. Certains peuvent avoir la tentation d’accumuler le plus de stocks possible, mais c’est une stratégie risquée, d’autant au vu de la conjoncture actuelle! Dès 2019, la situation sera plus clair: il faudra prouver que le développement est fait en Suisse.»

Jean-Pierre Loetscher, Xantia
Jean-Pierre Loetscher, Xantia

«L’augmentation de prix créera des problèmes pour certains clients. Soit ils devront réduire leurs marges soit ils devront revoir leurs collections.»

Ce qui est sûr, c’est qu’avec le nouveau Swiss made, les prix de production vont augmenter. «Certains clients y sont prêts, d’autres pas, poursuit le responsable. Il faut faire beaucoup de pédagogie. Mais il est parfois difficile de concilier leurs demandes avec le prix réel. Nous cherchons des solutions ensemble. On peut trouver des boîtes en Suisse mais les clients ne seront pas forcément d’accord d’augmenter leurs prix...»

Jean-Pierre Loetscher, chez Xantia, n’y va pas par quatre chemins: «L’augmentation de prix créera des problèmes pour certains clients. Soit ils devront réduire leurs marges soit ils devront revoir leurs collections. Nous faisons partie de la FH, mais la majorité de nos clients trouvent les délais d’adaptation trop courts, car le Conseil fédéral a fixé en juin dernier seulement l’entrée en vigueur de l’ordonnance révisée.»

Une image à redorer

Il n’empêche: le private label évoque spontanément, pour beaucoup, la notion de «montre promotionnelle». Son image va-t-elle s’améliorer avec le «nettoyage» du marché auquel pourrait conduire la nouvelle législation Swiss made? «Nous ne faisons pas que du bon marché, mais réalisons aussi une partie importante de notre production avec des pièces sophistiquées et à 100% suisses, souligne Kurt Grünig de Roventa. Par ailleurs, nous réservons chaque modèle à un client: ce ne sont pas des catalogues standard dans lesquels on vient «piocher» et que l’on retrouve ensuite sur le marché sous des noms différents. Les acteurs asiatiques créent des modèles et les vendent relookés à plusieurs marques.»

Markus Zaugg remarque, quant à lui, un marché horloger devenu déjà plus «sérieux»: «Nous sortons d’années où l’horlogerie a attiré beaucoup de nouveaux acteurs, dont des gens assez douteux. Aujourd’hui, nous disons aux clients potentiels: si vous désirez une étude technique, vous devez d’abord payer. Avant, on nous demandait des études puis on n’entendait souvent plus parler du mandataire. Et les sociétés intéressées par l’horlogerie réalisent que ce n’est pas si facile de produire elles-mêmes leurs montres en Chine, dans un environnement complexe. C’est une force que de disposer d’un maître d’œuvre en Suisse qui couvre le design ainsi que le support technique. Nous gérons aussi le SAV pour nos clients. Tout est à la carte. Espérons que nous allons revenir aux vraies valeurs du private label...»


ENCADRE

Vaucher, la «Rolls» du private label

La manufacture du pôle horloger de la fondation Sandoz, établie à Fleurier, est surtout réputée pour la qualité de ses calibres, qu’elle livre aux plus grands noms de l’horlogerie, comme Hermès (qui détient une participation minoritaire dans la structure). Mais Vaucher Manufacture a lancé une activité de private label sur la montre complète il y a trois ans. Pourquoi cette décision? «D’une part il y avait de la demande, d’autre part il était logique de profiter de notre force, qui est de maîtriser tous les métiers à l’interne. Notre atout comparatif consiste également à proposer de petites quantités à certaines marques de petite taille. Nous avons élaboré une vraie palette de produits, de la montre trois aiguilles au tourbillon», explique Jean-Daniel Dubois, le directeur de Vaucher Manufacture.

La société réalise quelque 2’000 montres par an en private label mais vise à doubler ce chiffre à terme. «Nous recevons tous types de demandes: une marque bien établie qui veut un mouvement, un produit clé en main, un réseau commercial, un designer freelance... Nous faisons de l’accompagnement poussé et ne sommes pas tributaires des contingences de tiers, y compris sur l’assemblage», poursuit le responsable.

Remous dans le monde discret du private label

Contrairement à la majorité des acteurs sur le marché, Vaucher Manufacture travaille donc sur le créneau du private label très haut de gamme. «Cela a son prix mais rares sont les vrais mouvements manufacture! Nous prônons d’ailleurs le 100% Swiss made et proposons des certifications comme le label Qualité Fleurier.»

Comment se porte cette activité, dans un environnement conjoncturel extrêmement difficile? «C’est sûr que l’horlogerie souffre mais nous travaillons beaucoup avec des petites marques créatives, souvent organisées autour d’une figure centrale: des indépendants, également des joailliers qui souhaitent créer une montre. Par ailleurs, nous sommes en train de mettre en place une structure de service après-vente pour les clients qui ne sont pas organisés eux-mêmes en la matière. L’activité de private label se défend donc relativement bien, mais notre métier principal reste et restera la production de calibres mécaniques.»