Les androïdes de Pierre Jaquet-Droz
Entre les années 1768 et 1772, l’horloger et automatier Pierre Jaquet-Droz, crée trois merveilleux androïdes: L’Ecrivain, Le Dessinateur et La Musicienne.
Puis il se lance dans un roadshow, dirions-nous aujourd’hui, qui le mène à présenter ses stupéfiants automates dans toutes les Cours d’Europe. On s’y presse pour découvrir la magie de ces objets animés qui sont alors à la pointe de la mécanique de haute précision.
L’Ecrivain est capable d’écrire les trois ou quatre lignes du message que vous désirez. Le Dessinateur exécute à volonté quatre dessins d’une grande finesse.
Et La Musicienne joue à choix 5 mélodies sur son piano, avant de respirer un bon coup et de s’incliner pour vous remercier de l’avoir écoutée.
Derrière ce spectacle qui fascine, c’est tout un très complexe réseau mécanique, fait de cames et de ressorts, d’articulations et de soufflets qui est aux commandes. Le jeu des cames permet de programmer mécaniquement telle ou telle mélodie, tout comme d’écrire tel ou tel texte à choix, ou tracer tel ou tel dessin. (Une jolie anecdote raconte que Leschot, l’associé de Pierre Jaquet-Droz, qui présentait Le Dessinateur à Marie-Antoinette et avait annoncé qu’il allait dessiner le portrait du roi Louis XV, se trompa dans le réglage des cames et fit apparaître le dessin «Mon toutou» représentant un petit chien).

Pierre Jaquet-Droz, avait renoncé à devenir pasteur pour se tourner vers la mécanique. Il étudia notamment auprès des frères Bernoulli, physiciens et philosophes alors célèbres, rencontra Jacques Vaucanson, qui créa avant lui de nombreux automates, dont le célèbre Canard qui, entre autres mangeait et déféquait… Pour parvenir au réalisme et à la souplesse des mouvements complexes qu’accomplissent ses androïdes, il collabora avec son ami Daniel Gagnebin, chirurgien aux armées – donc bien au fait de la physiologie du corps humain, de ses muscles et de ses tendons, de sa «mécanique» –qui s’était rapproché de l’horlogerie et avait conçu des membres artificiels, appliquant l’automatisme à l’orthopédie.
Si les automates de Pierre Jaquet-Droz étaient de purs objets de luxe et de plaisir, ils étaient aussi des démonstrations des performances qu’on pouvait dès lors atteindre avec la mécanique de précision. Certaines de ses idées et solutions se retrouveront ainsi tout naturellement dans la conception des machines-outils.
Mais plus profondément, la fascination qu’ils ont pu exercer à l’époque tenait aussi à ce pas supplémentaire: l’Homme serait-il capable de copier l’homme, voire de le dépasser?
The Third Thumb
Deux siècles et demi plus tard, ce n’est plus la main d’une Musicienne dont on cherche à reproduire les mouvements de la façon la plus fine et naturelle possible, mais c’est à la main humaine qu’on s’attaque en y ajoutant un pouce supplémentaire!
Étonnante idée, née en 2017 dans la tête de la jeune néo-zélandaise Dani Clode, actuellement Head Designer & Senior Technical Specialist at the Plasticity Lab, Cambridge University.

Prothèse fabriquée en impression 3D, elle se porte du côté opposé au pouce naturel, contre l’auriculaire. Connecté à des capteurs de pression placés sous les orteils et communiquant par bluetooth, l’un contrôlant sa flexion et son extension, l’autre son adduction et son abduction, ce Third Thumb est capable d’effectuer toute une gamme de mouvements dynamiques, à l’image d’un pouce naturel. Le Third Thumb ne «remplace» rien mais «ajoute» une capacité supplémentaire à la main humaine. Il rend possible d’effectuer certaines tâches avec une seule main, alors qu’en situation normale, deux mains seraient nécessaires.
Cette augmentation de la main humaine, si elle peut avoir de nombreuses applications pratiques dans la vie quotidienne ou au travail (du chirurgien au soudeur, pour prendre deux exemples) pose par ailleurs de nombreuses questions.
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- The Third Thumb / Dani Clode Design
Dani Clode travaille ainsi avec le Plasticity Group de l’Institute of Cognitive Science de l’University College de Londres (UCL), dirigé par Tamar Makin, à l’étude de l’impact sur le cerveau humain de l’augmentation corporelle, en l’occurrence celle d’un pouce supplémentaire.
Une des questions centrales est celle de l’impact que peut avoir un troisième pouce artificiel sur la plasticité de notre cerveau. Aux cours de tests combinés avec des scans IRM, l’imagerie cérébrale a démontré «une modification de l’activité du cortex sensorimoteur avec un changement notable et rapide dans les zones du cerveau responsables de la représentation de la main». En d’autres termes le cerveau s’adapte et intègre l’existence d’un pouce supplémentaire. Mais le débat reste ouvert et les questionnements, notamment éthiques, sont nombreux.
Nous reviendrons plus en détail sur The Third Thumb dans notre édition de HANDS à paraître courant 2026.
The Hand Exoskeleton Robot
Si un androïde de Jaquet-Droz comme La Musicienne cherchait à reproduire mécaniquement les mouvements des mains, donc à imiter la nature, un exosquelette est une mécanique ajoutée à l’homme qui lui permet de décupler sa force et sa rapidité – donc de soulever des poids qu’il ne pourrait autrement pas même déplacer ou, autre exemple, de bouger ses jambes autrement inertes.
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- Hand exoskeleton robot, Shinichi Furuya, Takanori Oku, Hayato Nishioka, Masato Hirano
L’expérience menée par l’équipe de Shinichi Furuya, présentée par la revue Science Robotics (Janvier 2025), semble tout à fait inédite. Elle applique un exosquelette robotisé à la main d’un pianiste! Une Musicienne, comme plus de deux siècles auparavant, mais bien différente.
Pour les individus entraînés intensivement, tels que les athlètes et les musiciens, l’apprentissage de la vitesse et de l’efficacité atteint souvent un plateau. Un phénomène connu sous le nom «d’effet plafond». Parvenir à surmonter cet obstacle n’est possible qu’avec un entraînement physique préalable. L’expérience a donc porté sur des pianistes experts en soumettant leur main, via un exosquelette robotisé, à des mouvements capables de déplacer rapidement et indépendamment leurs doigts. Leur exposition passive à des mouvements complexes des doigts plus rapides, générés par l’exosquelette et autrement impossibles à atteindre, leur a permis de jouer plus vite.
Selon les chercheurs, «l’entraînement avec l’exosquelette sur une main a également amélioré la compétence motrice de la main controlatérale non entraînée, démontrant un effet de transfert entre les deux mains. L’entraînement a modifié les schémas d’activités coordonnées à travers plusieurs muscles des doigts pendant le jeu du piano, mais pas dans les fonctions motrices et somatosensorielles générales ni dans les caractéristiques anatomiques de la main (amplitude de mouvement). Les schémas des mouvements des multiples doigts évoqués par la stimulation magnétique transcrânienne sur le cortex moteur gauche ont également été modifiés grâce à l’exposition passive aux mouvements rapides et complexes des doigts, ce qui a entraîné une augmentation de l’implication des éléments de mouvement constitutifs caractérisant les mouvements individuels des doigts. Les résultats démontrent que l’exposition somatosensorielle à une compétence motrice non expérimentée permet de surmonter l’effet plafond de manière spécifique à la tâche mais indépendante de l’effecteur.» Ce qui signifie, en des termes moins barbares, que l’entraînement via un exosquelette permet au pianiste de dépasser durablement son fameux «effet plafond». Quant à la subtilité et à la poésie de son jeu, l’exosquelette n’y pourra jamais rien.