ans-Christian Andersen les a visités en 1836 : «Nous nous trouvons maintenant dans un moulin à eau, un moulin souterrain. Bien au-dessous du sol mugit un torrent; personne, là-haut, ne s’en doute; l’eau tombe de plusieurs toises sur les roues bruissantes, qui tournent et menacent d’accrocher nos habits et de nous faire tourner avec elles. Les marches sur lesquelles nous nous trouvons, sont usées et humides; des murs de pierre l’eau ruisselle, et, tout près, s’ouvre l’abîme».
En 1836, Andersen, le célèbre conteur et romancier danois, était en séjour au Locle dans la famille du fameux Jacques Frédéric Houriet, surnommé «le père de la chronométrie suisse», dont la fille avait épousé Urban Jürgensen, autre grand horloger lui aussi d’origine danoise. On peut imaginer que c’est lui qui a amené Andersen à visiter les Moulins Souterrains. N’est-il pas vrai, après tout, qu’entre minuscule horlogerie emprisonnée dans son boîtier et impressionnante machinerie hydraulique enfermée dans sa grotte, ce n’est que question d’échelle! Il s’agit toujours de rouages, de transmissions mécaniques, de régulation des forces.
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- Via des engrenages et un axe, les roues qui tournent verticalement en sous-sol font tourner horizontalement les meules installées au-dessus d’elles, à l’entrée des grottes, comme le montre cette gravure du 19ème siècle.
Au 1er siècle après J.-C., le grand ingénieur romain Vitruve, qui fut le premier à fournir la description scientifique du fonctionnement d’un moulin à eau, classait dans le même chapitre de son ouvrage De l’architecture, «les roues que l’eau met en jeu» dans un moulin et les clepsydres – ces premières horloges hydrauliques – ou encore les orgues hydrauliques – première forme de «mécanique d’art».
Manière de démontrer que la parenté ou la simultanéité entre machines à moudre le grain et machines à compter le temps ou machines musicales est évidente.
Trois siècles d’histoire
L’histoire des Moulins Souterrains du Col-des-Roches est une très longue saga, entamée en 1651 et close quand leurs portes se sont fermées en 1966. Au cours de ces trois siècles d’existence, les Moulins ont connu bien des vissicitudes et des changements de propriétaires, voire d’affectation – de moulin à grains, dirigés pas des entrepreneurs meuniers et boulangers, en scierie également, jusqu’à finir en abattoirs.
L’exploit commence en fait en 1660 quand un certain Jonas Sandoz, notable et nouveau propriétaire, y entreprend de grands travaux. La rivière qui alimente le moulin se jette dans une cavité naturelle au-delà de laquelle elle disparaît au fond d’un abîme. Sandoz fait excaver profondément cette grotte. «Au premier puits naturel s’en ajoutent deux autres, artificiels. Entre eux sont aménagés des aqueducs permettant à l’eau d’actionner successivement les rouages qu’il y fait installer. S’y ajoutent des galeries de contrôle et des escaliers taillés dans la pierre pour accéder aux paliers inférieurs. En tout, au sommet de leur gloire, cinq grandes roues tournent simultanément et transmettent leur énergie par le biais d’axes verticaux aux moulins eux-mêmes», explique Caroline Calame, Conservatrice des Moulins Souterrains, qui nous guide dans ce gouffre humide et sombre, dans lequel, au bout d’étroites marches taillées dans la pierre, on découvre d’immenses rouages encastrés dans les parois rocheuses.

«Terreur et admiration»
Un instant, j’ai cru les voir tourner et entendre le son de l’eau qui se précipite et les grincements résonnants des rouages de bois et de métal qui s’engrènent. D’ailleurs tous les visiteurs du 18ème et du 19ème, impressionnés, évoquent les fantômes que sont les silhouettes des meuniers, tout de blanc et de farine recouverts, qui s’y activent comme des «spectres»….
Ces visiteurs venaient de partout, à l’instar de Francisco de Miranda, un héros de l’indépendance vénézuélienne ayant combattu aux côtés de Bolivar, qui écrira en 1778: «Je dus me mouiller beaucoup pour voir le tout à l’intérieur».
Un peu plus tard, en 1838, un certain Frédéric Caumont, raconte: «Les mugissements de cette eau qui tombe par trois chutes à une telle profondeur, le battement continu des claquets de moulins, les parois sombres des rochers, sur lesquels erraient les lueurs ambulantes de nos lampes, les figures de spectre des garçons meuniers poudrés de farine de la tête aux pieds; tout cet ensemble faisait sur nous une impression étrange et merveilleuse. On était saisi d’un sentiment indéfinissable de terreur, mêlé d’étonnement et d’admiration (…)».
Imaginons donc ensemble, aux mêmes dates, un paysan-horloger qui revenant du Locle tout proche où il a déposé sa récente production s’arrête un instant, et à son tour va aller se mouiller dans la grotte pour voir ces rouages prodigieux dont parle tout le monde.
Prenons le pari: immanquablement, il va penser à ses propres rouages, si petits mais si semblables aussi, qu’il façonne, martèle et polit dans sa ferme. Il va penser aux forces qui entrent en jeu – l’eau qui tombe dans les auges des roues n’a pas la régularité de ses ressorts -, les calculs qu’il a fallu faire, il admire les engrenages qui transmettent la force verticale jusqu’aux moulins qui tournent plus haut, les matériaux employés, s’étonne de l’ingéniosité d’un dispositif, admire la qualité de la construction et l’habileté des artisan. Après tout, il s’agit de science mécanique – avec certes un peu plus de terminaisons et de décoration pour lui.
Les moulins retrouvés
Si, aujourd’hui, en visitant les Moulins Souterrains du Col-des-Roches, nous pouvons ressentir à nouveau une parcelle des émotions de notre paysan-horloger, c’est le fruit d’un long travail de réhabilitation et de reconstruction qui a été mené depuis des décennies. Laissés à l’abandon après les derniers occupants qui avaient transformé les lieux en «abattoir de frontière» (la France étant de l’autre côté d’un tunnel), les antres souterrains étaient emplis de gravats et de déchets animaux jetés là. Au risque aussi de polluer gravement les eaux qui s’y écoulent naturellement. Ils seront «redécouverts» en 1973, emplis de boues. Roues, mécanismes et meules ont disparu.
Quinze ans seront nécessaires pour dégager les aqueducs, les voies d’accès et les escaliers taillés dans la roche. Puis le mécanisme d’un moulin du 19ème siècle est installé dans la grande salle de la grotte et une seconde roue hydraulique est construite et placée dans le second puits. Et ce n’est qu’en 1987 que les Moulins s’ouvriront au public. Depuis lors, une roue à augets a été reconstruite dans le premiers puits de la grotte, le circuit hydraulique remis en fonction et les bâtiments extérieurs ont été restaurés et abritent les collections du Musée d’histoire du Locle. Un témoignage à la fois spectaculaire et intime du génie mécanique et de la vie de nos ancêtres.