Sous-traitance horlogère


La sous-traitance horlogère à l’heure du brouillard

DOSSIER

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décembre 2020


La sous-traitance horlogère à l'heure du brouillard

Rien de tel que d’aller faire un tour dans les montagnes du Jura horloger à la rencontre des «sous-traitants» ou des «co-traitants» – appelez-les comme vous voudrez – qui forment la trame même du tissu horloger suisse pour, en ces temps difficiles, y prendre le pouls de la marche des affaires et de la santé des uns et des autres.

S

ans les «sous-traitants», sans leur expertise, leur savoir-faire souvent entretenu et développé à travers des générations, l’horlogerie suisse d’aujourd’hui aurait un tout autre visage. Sans ce terreau, serait-elle encore dominante aujourd’hui? On peut parfois en douter.

Car les sous-traitants ne sont pas seulement à la tâche pour fournir les grandes maisons en composants, en matériaux, en technologie, en services. Ils forment aussi le réseau veineux du grand corps horloger. Et ils en sont le laboratoire le plus actif. Un laboratoire physique, matériel, entretenu par des hommes pour la plupart tout différents des émissaires des Maisons dont ils reçoivent les commandes.

Les sous-traitants nous rappellent que l’horlogerie n’est pas hors-sol. Elle est née d’une terre, d’un territoire partagé, et y poursuit son aventure.

Il y a là un paradoxe. Tous les sous-traitants rencontrés ont pour trait commun une forme d’indépendance chevillée au corps. Ils sont bien plus rugueux que l’élite horlogère (à propos de leur propre entreprise, ils ne disent pas la «Maison» mais la «baraque»), ignorent le «storytelling » et parlent direct (mais savent parfaitement taire les secrets et vous le font comprendre). Mais tous savent vous perdre aisément et vous étonner dans les méandres complexes de leur savoir-faire spécialisé. En somme, des fortes têtes. (Un ami, lui-même sous-traitant, les qualifie et se qualifie «d’ours du Jura»).

Et pourtant leur indépendance, qu’ils soient seuls, réunis en ateliers, à la tête de moyennes ou de grosses structures, est étroitement soumise aux aléas et aux évolutions de leurs commanditaires, sans qu’ils n’y puissent faire grand-chose.

Les sous-traitants nous rappellent que l’horlogerie n’est pas hors-sol. Elle est née d’une terre, d’un territoire partagé, et y poursuit son aventure. Mais une aventure qui, aujourd’hui, se déroule dans un brouillard d’incertitudes. La visibilité n’excède guère les trois ou quatre mois. En lieu et place des programmes de production calibrés à l’année, les commandes hoquètent, ajoutant à la précarité de la situation.

Selon que la pandémie s’aggrave ou pas, selon sa durée et sa latence, il faudra nécessairement s’adapter, au gré du trésor de guerre de chacun, du nombre et de la stabilité de ses clients, du recours ou non au chômage partiel, de la nécessité de devoir, peut-être pour certains, sans doute pour d’autres, licencier du personnel dûment formé. Quand, on l’espère, il ne faudra pas mettre carrément la clé sous la porte.

Europa Star est allé à la rencontre de certains de ces sous-traitants. Et force est de constater que si tous ont vu leur activité réduite, leur situation est pourtant très contrastée, notamment entre ceux qui ne dépendent que de l’horlogerie et ceux qui se sont d’ores et déjà diversifiés. Mais une commune conviction, porteuse d’espoir, les habite tous: c’est dans l’innovation que se trouve la clé de la sortie de crise.

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La situation

Comme l’a récemment exprimé la Fédération de l’Industrie Horlogère Suisse (FHS): «Les exportations de montres suisses ont continué à décliner en octobre (...) Pour les dix premiers mois de 2020, le secteur a vu ses exportations décliner d’un quart (-25,8%), soit la baisse la plus sévère enregistrée au cours des 80 dernières années.»

Selon François Matile, secrétaire général de la Convention patronale de l’industrie horlogère suisse, «Plus de la moitié des effectifs de la branche, soit entre 26’000 et 28’000 personnes sur un total de plus de 50’000 emplois conventionnés, sont ou ont été en réduction des horaires de travail.»

Des entreprises ont déjà licencié certains travailleurs, d’autres sont en train de se démener et des chiffres alarmants circulent sur le nombre de personnes au risque de perdre leur travail dans un futur proche, chiffre qui pourrait avoisiner les 5’000 employés.

A titre de comparaison, l’industrie horlogère avait perdu 4’000 emplois au cours de la crise financière de 2008-2009, emplois qui n’avaient été regagnés qu’à partir de 2012.

Si jusqu’à présent les mécanismes d’aide au chômage partiel ont permis d’atténuer les effets de la crise sanitaire – couplée, pour l’horlogerie en particulier, au marasme préexistant de certains marchés essentiels, comme Hong Kong – la fin de ces aides étatiques ouvrira une nouvelle période d’incertitude. Il faudra alors ne plus compter que sur ses propres forces.

Dans ce paysage quelque peu dévasté, la situation des sous-traitants est particulièrement critique. Placés en aval, ils subissent de plein fouet la crise en voyant leurs commandes drastiquement diminuer, voire pour certains quasiment être stoppées. Selon Alexandre Catton, directeur du salon spécialisé EPHJ (dont l’édition 2020 à Genève a dû être annulée, lire la présentation), «Certains des sous-traitants ont perdu 20% à 80% de leurs commandes. Pour les commandes maintenues, certaines sociétés les ont réparties sur plusieurs mois pour leur permettre d’entretenir l’activité et de maintenir les emplois.»

Ce qui est profondément en jeu dans cette crise si particulière est la santé et la vitalité du tissu horloger qui sous-tend et soutient l’intégralité de l’industrie. A la disparition possible de certains sous-traitants s’ajoute la perte concomitante de savoir-faire spécifiques et exceptionnels. Une perte qui toucherait et appauvrirait l’ensemble de l’horlogerie suisse.

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Dans le brouillard

Les belles vallées de l’Arc jurassien en savent quelque chose sur les météos contrastées. Les hivers y sont rudes (mais de moins en moins avec le réchauffement climatique), les lacs gèlent puis des printemps glorieusement doux leur succèdent.

En ce moment, la météo serait plutôt au brouillard. Au propre, comme au figuré.

Chez les fournisseurs de l’horlogerie, dont les ateliers et les usines parsèment le bucolique pays où l’hiver approche, le mot «brouillard» revient immanquablement dans la discussion.

Le manque de visibilité est au centre de la préoccupation de tous. Chacun le constate avec ses propres mots, mais tous disent la même chose.

Un temps pour la réflexion, la recherche et l’innovation

En temps de brouillard, quand au dehors la vision est nulle ou sérieusement amoindrie, quand le confinement vous contraint de rester en intérieur, plutôt que de vous morfondre, vous profitez de ce temps ouvert pour creuser un peu plus en profondeur quelques idées.

Comme tous nos sous-traitants parlent de brouillard, tous soulignent aussi que ce temps de réflexion et de recherche qui leur a été «accordé» au cours de cette parenthèse obligée a profité à l’innovation. Et l’innovation est et reste le nerf de la guerre.

«Durant les mois de mars et d’avril, nous avons dû fermer complètement, raconte Pierre Dubois (Dubois Dépraz, lire le portrait). Seul le bureau technique a continué à travailler. L’innovation est la clé de sortie de crise. Et d’ici avril 2021, si le dangereux brouillard se dissipe enfin, c’est l’innovation qui permettra aux marques de prendre des parts de marché. Durant ce temps de latence, dégagés, si l’on peut dire, des soucis de la production, nous avons pu avancer dans des projets qui enrichissent notablement notre palette d’offres et de qualité et, dès septembre, nous avons pu présenter trois innovations, dans trois domaines de compétence différents.»

Même son de cloche de la part de Christian Laufer (Arrigoni-Laufer, lire le portrait)et de ses collègues d’atelier: «Même si la période a été et reste bien délicate, il faut aussi avouer que la recherche et la création sont difficiles quand on est pris par tout le travail à accomplir, les commandes à honorer en temps. Or sur les six mois écoulés jusqu’à l’été, nous avons pu passer deux mois à ne faire que de la recherche. On en a donc profité pour peaufiner trois innovations différentes dans notre expertise: le squelettage, l’anglage, la décoration. Une d’entre elles intéresse déjà un horloger. Mais les gens ne vous reçoivent qu’à une condition: que vous leur apportiez une nouveauté.»

Chez Brasport, Adrien Brunner, ex-directeur auprès de Credit Suisse, et qui, par là-même, dit «connaître la plupart des soustraitants de l’Arc jurassien», insiste fortement sur ce point. A ses yeux: «Cette période suspendue a été propice à pousser la réflexion et à accélérer la R&D. La recherche et les innovations sont essentielles, même si celle-ci réclament des investissements, qui sont devenus assez difficiles aujourd’hui. Car il y a ce temps de décalage entre la R&D, sa mise sur le marché et la récolte des fruits. D’autant plus que le bracelet de montre étant un consommable (une durée de vie estimée entre 12 et 24 mois selon son usage), la technologie qu’il renferme doit à la fois se distinguer et être abordable.»

«Moi ce qui m’intéresse par-dessus tout c’est la technologie et la recherche. Mais il ne faut jamais oublier que le volume améliore la technologie. Ici, on a fait jusqu’à 6.5 millions de masses oscillantes par an. On a joué à tous les jeux, on a produit comme des idiots», avance Émile Zürcher avec son franc-parler (Zürcher Frères, lire le portrait). «Et aujourd’hui, on en est à 50% des livraisons.»

Entouré de son impressionnant parc de machines de haute technologie – fours à vide, presses de compactage, presses à injecter, tours de décolletage, lasers, électro-érosion, fraiseuses, etc... – il se montre pourtant «négatif», comme il le dit de lui-même.

«Regardez là, ces boîtiers de montres monoblocs intégralement injectés, en technologie MIME, et ici en céramique injectable, de toutes les couleurs... Des années obsessives de recherches et de développement. On a une véritable avance technologique dans ce domaine. Mais la Suisse est le pays le plus cher au monde. En Chine, c’est 15 fois meilleur marché et ils sont bien en avance, en compétition directe avec le monde. Qu’est-ce qu’il restera bientôt de l’industrie suisse? Rien. Le système n’avantage que la finance. Si j’avais 30 ans, je partirais en Chine.»

Pour le volubile cadranier Jean-Paul Boillat (Les Fils d’Arnold Linder SA, lire le portrait), «l’innovation, c’est tous les jours. Un cadran pour Franck Muller, ça nécessite 180 opérations, c’est le visage de la montre, la première chose qu’on voit et ça doit avoir zéro défaut. Du coup, il faut en produire 280 pour en avoir 100 de bons. Mais depuis toujours, depuis l’enfance, je suis un passionné de la technique, c’est ce qui me permet d’avancer. Ici, nous disposons de tous les outils nécessaires pour pouvoir tout faire. Mais pour autant, les sous-traitants n’ont pas de lettres de noblesse. On n’a jamais été bien considéré. Si en 20 ans, on m’a dit deux fois que c’était bien, c’est le maximum.»

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Diversifications

La R&D, indispensable pour conserver ou gagner des parts de marché, ouvre aussi des voies diversification qui vont au-delà de la seule horlogerie et permettent d’accéder à des territoires devenus parfois essentiels pour la santé de certains sous-traitants. Medtech, aéronautique, automobile, micromécanique, nouveaux matériaux, nouveaux revêtements, voire armement... (à propos duquel les horlogers ne parlent guère mais dont Émile Zürcher, qui travaille les matériaux avancés et peut produire «des têtes de missiles, de la protection balistique, voire des composants pour le nucléaire civil et militaire», dit: «Le militaire? Il n’y a plus que ça qui marche.»)

«Une des raisons d’être majeures d’un salon comme l’EPHJ, souligne Alexandre Catton, est l’importance des transferts de technologies qu’il favorise. Si, en surface l’horlogerie représente 60% et le Medtech et le Microtech 40%, la moitié des 800 exposants travaillent dans les deux domaines. Cette fonction de désenclavement des champs d’action est au coeur de notre logique. Et elle joue dans les deux sens car, par exemple, un spécialiste de la Medtech comme Blösch, qui offre des technologies de revêtement de toutes sortes pour les outils, les dispositifs médicaux, la construction aéronautique, l’optique laser... et les montres, expose avec les horlogers. D’ailleurs, des firmes comme Apple, Garmin ou Google viennent sur le salon. Se diversifier est non seulement essentiel mais pour y parvenir les sous-traitants horlogers détiennent de très précieux savoir-faire. Je ne donne qu’un seul exemple, parmi bien d’autres: Airbus prévoit un avion fonctionnant à l’hydrogène à l’horizon 2030. Pour ce gros projet, il va falloir des éléments et des pièces bien plus légères et bien plus résistantes. Il y a là un champ d’exploration qui s’ouvre.»

Relations avec les marques

Du côté de leurs commanditaires, le brouillard dans lequel les sous-traitants cherchent à s’orienter a pu quelque peu s’éclaircir pour certains ou, au contraire, s’épaissir pour d’autres. Mais pour tous, les programmes ont été chamboulés.

L’irruption de la pandémie a stoppé net certaines chaînes de production. Pendant ce temps, les stocks déjà livrés et en phase de distribution se sont accumulés dans les marques. Résultat, certains projets déjà lancés ont dû être suspendus dans l’attente de jours meilleurs et de résorption des stocks. Dans ce contexte, la pandémie a-telle profondément bouleversé les rapports entre les sous-traitants et leurs clients?

A cette question, Christian Laufer répond de manière contrastée. Il tient à souligner qu’une maison comme Blancpain, un des plus importants clients du collectif Arrigoni-Laufer, «a bien joué le jeu et nous a dit de poursuivre le travail commandé comme en temps normal. Ce sont 30 pièces à décorer, qui chacune représente des semaines de travail. Je leur en sais gré.»

Mais, précise-t-il aussitôt, «tous n’agissent pas ainsi et, en dehors de cette importante commande à honorer, pour le reste, ça a tout simplement été un grand stop!»

Pierre Dubois, de son côté, nous rappelle qu’au cours de ces dernières années la relation client-fournisseur avait déjà évolué, notamment avec l’introduction du système de notation dit ’taux de service’.

«En fait, il s’agit d’un système de management, très structuré, qui vous note sur trois points: la qualité, la quantité et le respect des délais. C’est un système de contrôle et d’évaluation, agrémenté d’audits effectués sur vos sites de production et qui évaluent toutes les étapes, depuis la commande jusqu’à la livraison, en passant par tous les stades de la production. En temps de crise comme celle que nous traversons tous, la rigidité de ce système nous rend un peu prisonniers car il rend difficile les différentes adaptations nécessaires. Par exemple, il nous impose de nous battre, malgré le retard pris à cause de la fermeture des sites durant deux mois, pour respecter certains délais de livraison au détriment d’autres. Mais, si ce ’taux de service’ est au centre des débats, le rapport avec les clients reste relativement constructif. Un de nos grands clients, par exemple, a suspendu toute notation pendant les deux mois de fermeture. S’il ne l’avait pas fait, nous aurions vu automatiquement notre ’taux de service’ baisser et notre notation péjorée...»

«Ce qui nous a permis de tenir le cap dans ce contexte difficile, c’est sans doute notre diversification et le fait que nous ne dépendons pas seulement de l’industrie horlogère suisse. affirme Adrien Brunner de Brasport. Durant le même temps, nous avons fait de façon inattendue d’excellent chiffres avec les marques technologiques, pour lesquelles nous produisons en Asie. Mais par contre, ces mêmes marques fonctionnent différemment. Leurs produits ont des cycles de vie limités. Elles sont donc par nature bien moins fidèles, et peuvent vous quitter du jour au lendemain. Il n’y a donc pas de contrats à long terme, tout se fait par projets et appels d’offre. Il faut toujours tout recommencer.»

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Le tissu industriel

Ce qui frappe, quand on va à la rencontre des sous-traitants dans leurs vallées, sur leur lieu de production, c’est que leur culture profonde, une culture technique et artisanale, est à mille lieues de celle de l’establishment horloger actuel, dominée par la finance et le marketing. Eux ont «les mains dans le cambouis».

En effet, les sous-traitants de l’horlogerie suisse sont des pragmatiques. Ils servent des marques exigeantes et le sont eux aussi, d’autant plus que l’exigence est culturellement et historiquement ancrée dans leur nature. Depuis toujours, innover, inventer, maîtriser un savoir- faire très spécifique, garder ses secrets sont une vraie fierté, qui se calcule concrètement en heures et en énergie dépensées; «raconter des histoires», pas tant que ça (en-dehors des soirées conviviales dont les Jurassiens ont le secret).

«Les petits et moyens sous-traitants ont des compétences techniques extraordinaires mais n’ont pas le savoir-faire en termes de communication, affirme Alexandre Catton (EPHJ).

Contrairement aux marques, ils ne savent pas bien raconter une «histoire». Et pourtant, ils en regorgent, d’histoires... Ils sont le tissu sensible de l’horlogerie depuis des décennies, voire des siècles mais oeuvrent dans l’ombre. Les marques horlogères et le produit fini occupent le devant de la scène avec leur storytelling.»

L’Arc jurassien a historiquement donné naissance à deux types d’innovateurs, les horlogers purs et durs et les fous de mécanique, dans tous les sens du terme (on peut penser à Arthur Chevrolet, né le 25 avril 1884 à La Chaux-de-Fonds). Les deux branches ont toujours travaillé au coude-à-coude. C’est ainsi, ensemble, que s’est tramé le tissu de la sous-traitance horlogère, un tissu qui recouvre l’ensemble des compétences, des fournitures et des services dont a besoin l’industrie horlogère.

«Mon père, qui était dans le métier, m’avait dit de ne jamais devenir horloger. J’étais passionné de technique et suis devenu ingénieur électricien, nous raconte Jean-Paul Boillat. Mais, dans nos vallées, on n’échappe pas facilement à l’horlogerie. Quand, à la sortie de mes écoles militaires, j’ai appris que Singer, à La Chauxde- Fonds, cherchait un ingénieur, je pensais qu’il s’agissait du Singer des machines à coudre. Non, c’était - et ça reste - une fabrique de cadrans. Là on m’a demandé: qu’est-ce que nous pouvons faire d’autre que des cadrans avec notre outil de production? Du coup, j’y suis resté 11 ans et j’ai développé un bureau technique différent, dans le contexte alors de la montée en force de l’électronique et de ses affichages spécifiques. Mais depuis lors, je suis resté dans le cadran pour continuer à innover, mais dans la tradition horlogère.»

Ruptures dans le tissu

Ce dense tissu de compétences croisées au service des marques s’est peu à peu transformé. Dans leur volonté de verticalisation, les groupes constitués grâce à la remontée en force de la montre mécanique ont graduellement racheté de la compétence en prenant le contrôle de dizaines de PME de la sous-traitance. Tout comme les marques réinvestissaient directement en aval dans leur propre réseau de vente, elles assuraient en amont la sécurité de leur approvisionnement.

Le tissu s’en est trouvé tout ravaudé. La compétition s’est accentuée, la pression sur les prix a augmenté. Mais l’horlogerie confrontée (avant le Covid déjà) à une baisse d’attractivité et à des nouvelles concurrences connectées, la pertinence de ces verticalisations a été mise en question. D’autant plus qu’entre les «faiseurs de copeaux» rachetés par les marques et les «storytellers», il y a eu choc de culture. Être fournisseur indépendant ou être collègue salarié, ce n’est pas du tout le même rapport de travail.

Créativement aussi bien qu’économiquement, la verticalisation à tout crin ne s’est pas révélée comme étant la meilleure piste à poursuivre. Créativement, parce qu’un atelier indépendant, soudé, convivial, est souvent plus inventif et plus souple qu’un corps figé et bien hiérarchisé. Économiquement, ne serait- ce que dès lors c’est à vous, en aval, de payer le loyer de vos boutiques et à vous, en amont, d’encaisser les aléas de la conjoncture plutôt que de faire reposer le risque sur le tissu industriel indépendant.

Le problème, pour ce tissu, est que cette prise de conscience intervient au moment où une autre déchirure se fait jour. La marche en avant des marques vers le haut de gamme et la baisse graduelle des volumes dans le moyen et l’entrée de gamme a créé un déséquilibre, sérieusement renforcé par la venue et le succès de la montre connectée (inutile de répéter qu’Apple est «le premier horloger du monde»). Dans la crise actuelle, le haut du panier s’en tire en effet nettement mieux que l’entrée et le moyen de gamme qui sont attaqués de tous côtés et voient leurs chiffres baisser avec la régularité d’un chrono.

«Clairement, oeuvrer dans le haut de gamme nous protège car il est bien plus résistant. Mais on constate quand même d’énormes variations des volumes d’affaires, nous confie Pierre Dubois. Nous visons un -25% en fin d’année 2020. Certains sont à -10%, -15%, d’autres à -30%, -40%, voire moins encore. Notre chance est d’avoir une double activité, assez bien équilibrée, avec la partie composants, d’un côté, et la partie historique des mécanismes additionnels. Les deux secteurs n’évoluent pas à la même vitesse. Nombre de clients utilisateurs de mécanismes additionnels ont plus souffert que ceux qui nous commandent des composants de très haut de gamme.»

Émile Zürcher énumère: «On a des métallurgistes, des ingénieurs en plasturgie, des ingénieurs en mécanique, des mécaniciens, des microélectriciens, des informaticiens, des labos, des techniciens à tous les niveaux. De 70 personnes on a dû passer à 50. Les livraisons atteignent 50% de ce qu’elles devraient. Il y a 34 ans, j’ai acheté cette usine avec des prêts bancaires. Aujourd’hui, on vous les refuserait tout net. Il y a quelque chose qui ne va plus.»

Recoudre le tissu...

Ce dense tissu industriel de PME proches les unes des autres, occupant un même territoire restreint, issu d’une histoire qui a trois siècles et riche de tant de rares savoir-faire, constitue un ADN unique en son genre. Essentiellement, de la matière première au produit final on peut ici tout faire, qu’il s’agisse d’horlogerie ou de microtechnique. Cette chance de la Suisse que d’avoir su préserver une industrie solide – quand tant d’autres pays européens ont désindustrialisé – risque-t-elle aujourd’hui d’être mise à mal? Ou, dit plus directement, la crise actuelle risque-telle de «tout faire partir en Chine» comme le craint un Émile Zürcher?

On sait que ce tissu industriel, qui a déjà traversé de nombreuses crises, a aussi su s’adapter, se diversifier et est de nature résiliente. Et, comme tous nos interlocuteurs sans exception nous l’ont répété, la clé de la résilience est dans l’innovation

Or aujourd’hui, comme l’exprime Philippe Grize, Directeur de la Haute École Arc Ingénierie qui couvre tout l’Arc jurassien, «un nouvel imaginaire industriel est nécessaire».

Celui-ci passe désormais par une plus profonde compréhension de la culture du digital. Mais paradoxalement, «l’industrie 4.0, après la standardisation et la globalisation de la production, va permettre la relocalisation et le retour à une forme d’artisanat, produit industriellement mais hautement personnalisé et répondant précisément à la demande du client.»

Un renversement de perspective qui risque de redessiner l’ensemble de la trame du tissu industriel de l’Arc jurassien.


VU DES COULISSES

Le photographe allemand Klaus Frahm a, sur quelques années, photographié les grands théâtres d’Allemagne depuis les coulisses (le projet Fourth Wall). La salle est en majesté tout éclairée, dans l’attente d’être éblouie par le spectacle. Mais pour que celui-ci advienne, derrière le quatrième mur, c’est toute une machinerie qui se met en branle, actionnée par des dizaines de techniciens sans lesquels le miracle du spectacle, du «produit», ne pourrait jamais se montrer. Il en va de même en horlogerie. Derrière les belles montres dans leur vitrine, il y a toute l’industrie et le savoir- faire, invisibles au spectateur mais nécessaires au spectacle. Merci à Klaus Frahm de nous avoir permis d’utiliser son travail, parfaite et très belle métaphore de notre propos sur la «sous-traitance». www.klaus-frahm.de