lle était là, sous nos yeux. Et pourtant nous ne l’avions peut-être jamais vraiment vue. Il est des marques qui, patiemment, attendent leur heure (je me rappelle de leur annonce dans le magazine de bord d’EasyJet. C’était en 2016, 2017 peut-être. Et puis, nous avons atterri, et je suis passé à autre chose…).
Lorsque Christopher Ward apparaît en 2004, soyons clairs: le monde de l’horlogerie suisse ne prend pas vraiment ce nouveau venu au sérieux. Une marque britannique, vendue exclusivement en ligne, sans réseau de distribution, et affichant des prix défiant toute concurrence? L’idée paraît incongrue dans un univers dominé par l’éclat des vitrines feutrées et des marges confortables dans des réseaux établis.
Mais dès ses débuts, le trio fondateur — Mike France, Chris Ward et Peter Ellis — pose une pierre angulaire: rendre la belle horlogerie accessible. Leur promesse est celle d’une montre mécanique Swiss made, à un prix imbattable, livrée directement au client. Le e-commerce est loin d’être ce qu’il est aujourd’hui: Christopher Ward en est un pionnier, bien avant la vague Kickstarter qui suivra.
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- Conçue autour du mouvement modulaire JJ01 de Johannes Jahnke, la C1 Jump Hour Mk V, disponible à partir de 2’800 euros, marque la cinquième génération des célèbres montres à heure sautante de Christopher Ward, une spécialité qui a débuté en 2011 avec la C9 Harrison.
Loin des bords de la Tamise où la marque est créée, c’est à Bienne, berceau industriel de l’horlogerie suisse, que cette vision prend véritablement racine, quelques années plus tard. Christopher Ward se rapproche alors de la société Synergies Horlogères, créée par Jörg Bader Sr. en 2007: la jeune marque britannique cherche un partenaire en Suisse pour produire ses montres mécaniques.
«Mon père venait du groupe Fossil, où il gérait les licences. Mais il en avait assez du quartz et du private label. Il voulait revenir à la mécanique, à quelque chose de plus authentique», explique Jörg Bader, qui supervise aujourd’hui la production de Christopher Ward à Bienne avec Paul Wright, directeur chaîne d’approvisionnement et merchandising. De fil en aiguille, l’alliance entre Christopher Ward et Synergies Horlogères se renforce, jusqu’à la fusion complète en 2015, scellant le mariage entre l’esprit entrepreneurial britannique et les miracles techniques et esthétiques réalisés côté suisse. Cette dualité anglo-helvétique est toujours ce qui caractérise la marque aujourd’hui – jusque dans son logo!
Les années de construction
À partir de la décennie 2010, l’horlogerie traverse une nouvelle mutation, avec l’explosion du nombre de micro-marques, l’accès facilité aux mouvements de Sellita en pleine montée en puissance et l’éclosion des plateformes en ligne. Pionnier de cette tendance, Christopher Ward en profite — mais veut aller plus loin. «Le vrai tournant, c’est le mouvement SH21, sorti en 2014, explique Jörg Bader. C’est le premier calibre que nous ayons développé nous-mêmes, avec Johannes Jahnke, aujourd’hui chez Sellita. Nous voulions prouver qu’une marque née en ligne pouvait aussi créer son propre mouvement.»
Le SH21, à double barillet et cinq jours de réserve de marche, n’est pas qu’une prouesse technique: il symbolise la maturité de la marque. Mais, souligne le cofondateur Mike France, «avoir un bon mouvement ne suffit pas. Si vous n’avez pas une identité claire, distincte, cela ne marche pas.»
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- Basée à Maidenhead, avec ses opérations techniques à Bienne, la marque anglo-suisse dirigée par Mike France a constitué une équipe de conception à la fois jeune et très expérimentée, comptant notamment Jörg Bader, directeur produit, Frank Stelzer, directeur technique, Adrian Buchmann, directeur design, et Will Brackfield, designer senior.
En 2015, un e-mail change la donne. «J’ai reçu un message d’un jeune designer horloger suisse, Adrian Buchmann, désormais installé en Angleterre avec son épouse britannique, raconte Mike France. Il voulait nous rencontrer. Ce fut un tournant. Avec lui, nous avons enfin commencé à créer une véritable signature visuelle pour Christopher Ward.»
Les collections se métamorphosent: boîtiers plus fluides, cadrans épurés, proportions harmonieuses. En quelques années, la marque quitte le registre du «mainstream» pour se forger une identité propre, distincte, crédible. Les efforts réalisés du point de vue techniques après la fusion avec Synergies Horlogères sont sublimés par ce nouveau caractère.
L’épreuve du feu
Puis vient le coup de tonnerre. En 2022, Christopher Ward dévoile la Bel Canto, une sonnerie au passage dérivée d’un module d’heure sautante développé plusieurs années auparavant par le même Johannes Jahnke ainsi que Frank Stelzer chez Synergies Horlogères. Personne ne l’attendait. Une montre poétique, expressive, animée d’un mécanisme musical — à moins de 4’000 CHF. «C’était le bon moment, le bon produit, et le public était prêt», résume Jörg Bader.
Le succès a été immédiat, mais délicat à gérer en cette période de reprise rapide post-covid, où les chaînes d’approvisionnements de l’industrie sont en surchauffe. «Les sous-traitants n’arrivaient pas à suivre, nous devions fabriquer des pièces que nous n’avions pas encore industrialisées.»
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- Christopher Ward a dévoilé cette année sa montre intégrée la plus fine à ce jour: la Twelve 660, d’une épaisseur de seulement 6,6 mm. Elle est également dotée d’un nouveau bracelet, composé de maillons simples de 2,9 mm de hauteur. La 660 est animée par un mouvement Sellita SW210 modifié par Christopher Ward.
Mike France confirme: «La Bel Canto a été à la fois une bénédiction et un test. Son succès a mis notre chaîne d’approvisionnement à rude épreuve. Nous avons dû repenser toute notre structure industrielle.» Pour faire face, Christopher Ward investit dans l’intégration verticale: prise de participation dans Paoluzzo, un atelier d’usinage CNC, recrutement de polisseurs, renforcement du contrôle qualité à Bienne. «Nous avons intégré notre production dans la douleur, admet l’entrepreneur. Mais cette expérience a consolidé notre savoir-faire et notre indépendance.»
Le résultat? Une marque transfigurée, passée des rangs fournis des «micro-brands» au statut d’acteur sérieux du moyen de gamme. Mais aussi des attentes beaucoup plus élevés, après un tel jalon. «Aujourd’hui, notre site de Bienne compte 38 collaborateurs contre 15 avant la Bel Canto, et l’équipe anglaise en compte plus de 80, précise Bader. Nous sommes désormais plus de cent personnes, réparties entre nos pôles techniques, marketing, ventes et administratif.»
Bataille du volume
Le chiffre d’affaires est public au Royaume-Uni, où est enregistrée la marque: sur son dernier exercice, portée par la demande américaine, elle a publié des ventes annuelles de l’ordre de 51 millions de francs, ce qui la place au niveau de certains grands noms de l’horlogerie suisse. Le profit opérationnel, lui, s’est maintenu stable en raison des nouveaux investissements de la marque, notamment aux Etats-Unis où elle a ouvert une filiale et plusieurs showrooms.
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- La nouvelle C63 Sealander Extreme GMT est une évolution de la C63 Sealander GMT, best-seller de Christopher Ward. Elle est équipée d’un revêtement luminescent innovant, le Globolight®, d’un boîtier robuste de 41 mm et du nouveau système antichoc de la marque. Proposée à partir de 1’695 euros.
Le défi de Christopher Ward aujourd’hui n’est ainsi plus tant sa légitimité ou sa reconnaissance, comme auparavant, mais la croissance des volumes: «Certains horlogers peuvent se satisfaire de rester sur un segment aux quantités limitées, sur un prix moyen élevé, et cela est très bien. Mais pour nous, le seul chemin, c’est le volume. Notre mot d’ordre et notre objectif est d’être la people’s premium watch brand. Nous ne voulons pas devenir exclusifs, mais offrir des montres d’une qualité exceptionnelle à un prix juste et en quantités importantes, gage d’une maîtrise industrielle profonde et de la possibilité de conserver des prix accessibles», résume Mike France, qui salue l’«alchimie» opérant entre les membres de son équipe, en Suisse, en Angleterre ou à présent aux Etats-Unis.
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- Quatre éditions limitées à 150 exemplaires de la C63 Sealander de 36 mm sont chacune dotées d’un cadran en pierre naturelle: malachite, œil de tigre jaune, charoïte et turquoise.
Une forme de montée en gamme a certes été opérée et le prix moyen a augmenté mais il n’a pas explosé – et surtout, dans le même temps, les volumes ont eux aussi augmenté: «On peut encore acheter un modèle Christopher Ward à 800 francs, équipé d’un mouvement Sellita, ou un modèle GMT à 1’000 francs. En parallèle, nous proposons des pièces à 3’000 ou 5’000 CHF. Je dirais que notre champ d’action s’est élargi, mais qu’il reste cohérent.»
Le prix moyen s’établit à présent à 2’000 francs, pour une production qui devrait se monter cette année entre 35’000 et 40’000 unités.
La Loco, «le plus important lancement à ce jour»
La marque, à cheval entre l’Angleterre (où elle est devenue partenaire officielle de l’équipe de football d’Everton à Liverpool et y compte un showroom outre celui de Maidenhead) et la Suisse, à su faire de cette dualité un atout. D’ailleurs, à Bienne, dans l’ombre du Swatch Group et Rolex, une nouvelle scène d’entrepreneurs – souvent des représentants de la deuxième génération de sociétés familiales locales – a redynamisé le segment du milieu de gamme Swiss made de qualité: outre Jörg Bader Jr. chez Christopher Ward, on peut penser à Raphael Granito chez Formex ou Ben Kuffer chez Norqain.
Tous se connaissent. «Nous respectons une forme d’héritage industriel biennois, dont nous sommes tous issus, mais nous transformons l’identité de marque et l’expérience client, chacun à sa manière», relève Jörg Bader.
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- Dotée d’une esthétique impressionnante caractéristique et présentée en avril comme le lancement le plus important de la marque à ce jour, la C12 Loco inaugure le CW-003, le deuxième mouvement maison de Christopher Ward, offrant une réserve de marche de six jours (144 heures). D’un diamètre de 41 mm, elle intègre un balancier à ressort libre et un spiral conçus sur mesure, remplaçant les goupilles de réglage traditionnelles. Disponible à partir de 4’950 euros.
Après la Bel Canto, la nouvelle collection Loco, présentée par la marque comme son plus important lancement à ce jour, incarne la montée en puissance technique et esthétique de Christopher Ward, devenant son modèle le plus haut de gamme.
«Notre défi constant est de trouver les manières d’offrir un design original ou une complication perçue comme prestigieuse, à un prix qui reste cohérent avec notre positionnement.» Avec une limite auto-imposée: «Nous avons décidé de ne pas faire des montres en or. Je préfère un beau pont, un marteau bien poli, une architecture mécanique élégante. L’or, c’est la solution de facilité. Ce qui compte, c’est l’idée. Il faut qu’on reconnaisse immédiatement une CW. C’est le principe.»
La marque compte un atout de taille depuis ses débuts: elle reste 100% direct-to-consumer et n’a pas besoin de verser des marges à des partenaires. «Le showroom de Soho à New York est au quatrième étage, sur rendez-vous uniquement. Pas de vitrines, pas de luxe ostentatoire. C’est un lieu de rencontre, pas un point de vente. Et c’est incroyablement rentable», note Mike France.
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- Christopher Ward vient de dévoiler la C1 Bel Canto Lumière, une montre qui associe la célèbre complication sonore de la marque à ses recherches les plus avancées à ce jour en matière de lumière et de luminescence.
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- Le cadran fumé en saphir est surmonté d’un anneau bleu Globolight® et d’aiguilles brossées linéairement, serties à la main avec des facettes polies au diamant et des pointes bleues Globolight®. Le résultat est un affichage visuel saisissant qui se transforme complètement à la tombée de la nuit, lorsque l’anneau et les pointes des aiguilles émettent une lueur verte intense.
Aujourd’hui le dynamique Michael Pearson mène la marque aux Etats-Unis et y accroit sa visibilité. Elle y a ouvert des points de vente à Dallas et en Virginie, en attendant d’autres annonces. Elle a immédiatement communiqué sur sa politique en matière de taxes. Lancée en Angleterre, repensée en Suisse, Christopher Ward poursuit désormais sa métamorphose aux Etats-Unis.


