Joaillerie et horlogerie


Les irrévérences joaillières et poétiques de Lorenz Bäumer

PORTRAIT

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mai 2022


Les irrévérences joaillières et poétiques de Lorenz Bäumer

Cet ingénieur de formation, devenu bijoutier par passion, se revendique comme le seul joaillier indépendant de la place Vendôme. Ses créations sont une forme d’autobiographie précieuse qui raconte ses voyages, ses émotions et ses rêves. Sa dernière création? Un service de table hautement irrévérencieux qui rappelle son univers peuplé de scarabées, d’araignées et d’humour. Entretien.

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i l’on accepte une invitation à dîner chez le joaillier Lorenz Bäumer, il faut s’attendre à tout et surtout à se faire insulter par son assiette. Sous la serviette en point d’interrogation, on peut fort bien se faire traiter de «petite emmerdeuse» ou de «micro bâtard». Il ne faut pourtant y voir rien de personnel. C’est juste une manière de briser la glace entre des convives qui ne se connaissent guère et de rire – ou pas – selon le degré d’humour dont la nature nous a dotés. Le maître de maison se rattrape avec les assiettes à dessert, emplies de mots tendres qui permettent de terminer la soirée en douceur.

Les irrévérences joaillières et poétiques de Lorenz Bäumer

Le service de table dessiné par le joaillier est à l’image de ses créations: poétiques, symboliques, hors normes, inattendues, emplies d’humour, d’amour, frôlant l’impossible, bref, différentes.

Les irrévérences joaillières et poétiques de Lorenz Bäumer

Ce fils de diplomate a grandi au gré des affectations de son père et les paysages qui l’ont entouré ont fini par se retrouver infusés dans ses bijoux. Formé à la prestigieuse Ecole Centrale de Paris initiale, Lorenz Bäumer est ingénieur, mais une fois le diplôme en poche, il décide de créer des bijoux fantaisie d’abord, en 1988, avant de lancer sa maison de joaillerie en 1992.

En 1988, il est repéré par Chanel pour qui il a créé les collections de joaillerie pendant vingt ans: les fameuses bagues Camélia, Matelassée, Coco et tant d’autres pièces iconiques, c’est à lui qu’on les doit. En 2009, c’est au tour de Louis Vuitton de faire appel à son talent, en lui confiant la direction artistique de sa joaillerie. C’est lui qui a créé la première ligne de bijoux de la marque, «L’Ame du voyage». Elle sera suivie de nombreuses autres. Cette aventure durera jusqu’en 2015.

Les irrévérences joaillières et poétiques de Lorenz Bäumer

Après avoir remporté un concours anonyme organisé par le palais princier de Monaco, Lorenz Bäumer s’est vu confier la création de la tiare Ecume de Diamants, portée par Charlene Wittstock lors de son mariage avec SAS le Prince Albert II de Monaco en 2010.

Le joaillier crée des bijoux qui se démarquent par leur unicité. Ils sont le reflet de son univers intérieur, de ses trouvailles techniques aussi: on lui doit le diamant tatoué ou les bagues parfumées. On navigue entre deux mondes chez lui: celui de la magie et celui de la technologie. Et souvent ces deux univers-là se rejoignent. Rencontre.

Le joaillier crée des bijoux qui se démarquent par leur unicité. Ils sont le reflet de son univers intérieur, de ses trouvailles techniques aussi: on lui doit le diamant tatoué ou les bagues parfumées.

Europa Star: Qu’est-ce qui vous a amené à créer des objets pour la table?

Lorenz Bäumer: Ma mère peint sur porcelaine et quand j’étais enfant, je dessinais des modèles pour elle. D’ailleurs, je crée depuis 40 ans des objets à la main. C’est une autre manière d’aborder la création au quotidien. Ces objets n’habillent pas la personne mais la maison et rendent la vie plus belle. Pendant le confinement, on ne pouvait pas aller au restaurant et il m’est arrivé d’inviter des amis à déjeuner dans mes salons place Vendôme. Puis je me suis dit que ce serait sympa de créer un univers pour la table qui raconte mon histoire, qui génère la convivialité, tout en étant un clin d’œil.

Vos assiettes sont plus qu’un clin d’œil! Vous avez choisi des thématiques assez osées comme les insectes, qui pourraient en repousser certains et les mots aigre-doux qui vont d’emmerdeuse à bâtard et de de déesse à chéri. Est-ce que cette idée est née du souvenir d’un dîner particulièrement peu agréable?

En fait, j’ai envie de traduire en arts de la table ce que je fais avec les bijoux. Ils sont à la fois classiques et irrévérencieux, et ils racontent une histoire en traduisant notre savoir-faire. Lors d’un dîner, parfois, des convives qui ne se connaissent pas peuvent être un peu empruntés. Ce service, c’est une façon de briser la glace avec humour. Je me suis rendu compte que tous mes invités en avaient. Une serviette avec un point d’interrogation cache l’assiette et quand on l’ôte, on découvre une insulte. Mais elle est écrite d’une façon très douce, avec des petites fleurs, c’est très mignon, un peu bourgeois. J’ai utilisé une typographie qui a été inventée par la Manufacture de porcelaine de Sèvres pour la grande Catherine ou pour Madame du Barry dit-on…

«Ce service, c’est une façon de briser la glace avec humour. Je me suis rendu compte que tous mes invités en avaient.»

Il vaut mieux ne pas prévoir de plan de table!

Surtout pas! Ce qui me fait rire, c’est de voir la tête de mes invités. Ils sont obligés de s’y reprendre à deux fois pour être sûrs qu’ils ont bien lu ce que disait le texte. Et dans la foulée ils regardent celle du voisin et ils se disent: «Ouf, je ne suis pas seul!» Et la question qui suit est: «Pourquoi as-tu choisi ce mot-là pour moi?» Il faut répondre que c’est le hasard et révéler sa propre assiette où le maître de maison ne s’est pas raté non plus. C’est conçu comme un parcours: les assiettes principales sont décorées de gros mots, les assiettes à pain sont des adjectifs: petit, énorme, micro, etc. Il y en a six pour hommes et six pour femmes et ils s’appairent au hasard.

Mais si certains de vos invités n’ont pas d’humour?

Les gens qui n’ont pas cet humour-là, vous n’avez pas envie de dîner avec eux. Mais finalement, tout le monde trouve cela très marrant car ce n’est pas fait au détriment de quelqu’un: tout le monde y passe. Mais il faut terminer sur une bonne note et pour le dessert, j’ai choisi des mots doux: amour, déesse, chérie, égérie… Quant au service avec des scarabées, ils sont inspirés de mes bijoux. J’aime la magie de ces animaux qui semblent sortis de la préhistoire. Ils étaient un symbole de longévité dans l’Egypte ancienne. Parfois les gens ont une phobie des scarabées, je les ai complétés par des araignées (rires).

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Plusieurs de vos lignes de bijoux célèbrent l’amour: «Inséparables», «Pense à moi», «Battement de cœur», «A la folie . Peut-on qualifier vos créations de bijoux de sentiments?

J’aime beaucoup cette phrase attribuée à Oscar Wilde: «La beauté réside dans l’œil de celui qui regarde». Chacun peut voir dans mes bijoux ce qu’il souhaite percevoir. Cela peut être de l’amour, le lien entre une grand-mère et sa petite-fille, un parent et un enfant, ou juste un lien avec soi-même. J’aime quand les bijoux, au-delà d’être de l’or et des diamants, racontent quelque chose. C’est un peu comme un langage qui crée un dialogue entre deux personnes: celle qui achète le bijou et celle qui le reçoit.

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Est-ce qu’avec vos bijoux vous écrivez sans mot votre autobiographie?

Un peu. Ils racontent mon chemin de vie, parce que j’y mets beaucoup de moi-même. Ce n’est pas une démarche marketing mais personnelle: un peu comme une psychanalyse. A travers mes créations, j’éprouve du plaisir à partager des choses que j’aime dans la vie, des moments que j’ai vécus et que j’ai envie que d’autres vivent aussi.

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«J’ai dessiné ma nouvelle ligne «Métamorphose» pendant le confinement avec cette idée de se réinventer, de se transformer.»

Un bijou est une parure mais aussi un message, une manière d’affirmer qui l’on est à un moment de sa vie. Pensez-vous qu’il puisse avoir la magie d’accompagner une personne dans sa métamorphose?

J’ai dessiné ma nouvelle ligne «Métamorphose» pendant le confinement avec cette idée de se réinventer, de se transformer. Les motifs sont des arbres et des feuilles qui deviennent un papillon selon le regard qu’on leur porte. J’essaie de changer le regard que les gens ont sur eux-mêmes ou sur les autres, à travers les bijoux qu’on leur offre. Cette magie, c’est ce que j’essaie d’insuffler dans mes créations.

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Comment avez-vous eu l’idée de tatouer un diamant?

La plupart des inventions se trouvent à une intersection où se rejoignent à la fois le besoin de quelque chose, un moment dans le temps et la technologie. Cette affaire de diamants tatoués est un mélange de toutes ces choses. D’abord il y avait une envie: j’adore les tatouages mais je déteste l’idée d’avoir quelque chose de permanent sur moi. Ensuite la technologie du laser permet de chauffer très localement, de façon imperceptible, un diamant. En brûlant le carbone dont il est fait, le diamant devient noir. On dépose de façon très superficielle sur la pierre, sans en altérer sa valeur, un petit dessin qu’on a réalisé à la main et que l’on traduit technologiquement. Au XIXe siècle, on gravait les diamants en les rayant avec un autre diamant, mais le tatouage au laser n’était pas envisageable. Chacun peut choisir son tatouage. Je les dessine en général, mais on pourrait aussi m’apporter un dessin d’enfant que l’on graverait pour l’éternité sur un diamant. Ce serait un cadeau extraordinaire pour la fête des mères.

Peut-on effacer ces tatouages?

Oui, en repolissant le diamant.

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Un bijou fait généralement appel à trois sens: il se regarde, se touche et s’entend. Or vous avez introduit un quatrième sens: l’odorat, avec vos bagues parfumées. Est-ce une manière de rendre contemporaine la tradition du pomander, la pomme de senteur?

J’avais envie d’introduire l’olfaction dans l’univers des bijoux. J’ai donc dû avoir recours encore une fois à la technologie, même si j’essaie toujours de la cacher. J’ai utilisé la technique de l’impression en 3D, qui permet de faire des objets tridimensionnels qui sont en fait des couches superficielles de matière. On peut donc laisser du vide à l’intérieur, ce qui n’est pas possible quand on fond du métal selon la technique de la cire perdue et qui donne une matière pleine. Ainsi, on peut obtenir une matière poreuse en métal et le parfum s’imprègne dedans, comme s’il s’agissait d’une éponge. La technologie permet de créer cette matière, mais je n’en parle pas parce que je suis ingénieur et que j’ai envie qu’elle soit au service du beau, sans apparaître. Un bijou parfumé, cela fait rêver; une imprimante 3D, tout le monde s’en fout… Le luxe n’a jamais été dirigé par la technologie, mais par la beauté d’un objet et le rêve qui s’y attache.

«La technologie permet de créer cette matière, mais je n’en parle pas parce que je suis ingénieur et que j’ai envie qu’elle soit au service du beau, sans apparaître. Un bijou parfumé, cela fait rêver; une imprimante 3D, tout le monde s’en fout…»

Au XIIe siècle, les bijoux de senteur avaient une utilité: on pensait que le parfum de musc ou d’ambre gris protégeait contre les épidémies de peste notamment. Pourquoi aujourd’hui ajouter cette dimension?

Parce que c’est un univers que j’aime et que nous avons notre propre parfum. A un moment donné, j’aurais aimé devenir nez. Mais en aucun cas mes bijoux ne protègent du Covid (rires).

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Vous êtes le dernier joaillier indépendant avec une boutique située sur la place Vendôme. Quelles sont les difficultés que l’on rencontre aujourd’hui quand on est indépendant?

On en rencontre plein et tous les jours! On en rencontre parce que l’on est trop petit, parce que d’autres vous bloquent des accès, mais dans chaque situation il y a des avantages et des inconvénients. Je dis souvent que mes copains de la place, qui appartiennent à des grands groupes, roulent en autobus et moi en Ferrari. Il faut faire attention aux sorties de routes, mais on peut réaliser des choses que les autres ne peuvent pas. En revanche je n’ai pas les mêmes moyens qu’eux.

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Je me souviens d’un collier que vous aviez dessiné pour Louis Vuitton qui représentait les Champs-Elysées vus d’en haut: les diamants et les rubis étaient comme les phares des voitures. C’était à la fois géométrique et figuratif. Comment avez-vous eu cette idée?

C’est mon fils Carl qui a eu l’idée de ce collier. J’apprends à mes enfants à reconnaître les pierres or un soir que nous étions en bas des Champs-Elysées, mon fils, qui devait avoir 6 ou 7 ans, me dit: «Regarde, papa, il y plein de rubis d’un côté des Champs Elysées et de l’autre, il y a des diamants!» Il regardait la ligne de voitures qui montait et celle qui descendait.

«Je dis souvent que mes copains de la place, qui appartiennent à des grands groupes, roulent en autobus et moi en Ferrari. Il faut faire attention aux sorties de routes, mais on peut réaliser des choses que les autres ne peuvent pas.»

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D’où vous vient votre inspiration?

De différentes choses: une technique, une belle matière, quelque chose que je vois, ou un flash. Là où j’ai le plus d’idées qui me viennent, c’est sous la douche. On y est seul, le téléphone ne sonne pas. L’eau est mon élément, qui emporte tout. Je reste avec l’essentiel.

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Depuis la création de votre maison, les habitudes des clients ont changé, notamment avec l’émergence d’une clientèle chinoise riche et éclairée et l’arrivée des millenials. Quelle est la tendance actuelle et comment vous adaptez-vous à ces changements de types de consommation?

L’humain reste le même: il veut du bon, du beau, du vrai, même s’il peut porter un regard différent sur chacune de ces choses-là. Je ne suis pas un homme de marketing. Je suis un créateur et je vais créer ce qui me plaît et pas selon le goût des autres. Mais j’aime bien être de mon temps et même un peu en avance. Aujourd’hui on vit une période compliquée et les gens ont besoin d’avoir des talismans qui les inspirent et leur parlent. C’est d’ailleurs ainsi que la collection «Métamorphose» est née. Nous avons aussi créé des pendentifs, comme des boucliers, qui symboliquement protègent. Nous sommes également en train de réfléchir aux NFT. Un NFT n’est pas un bijou virtuel: c’est un certificat qui vous donne droit peut-être au vrai bijou ou bien à quelque chose de spécial que vous pourrez revendre et céder à quelqu’un d’autre. Peut-être que l’on recevra sous format NFT les dessins de son propre bijou, ou la possibilité d’acheter, sous certaines conditions, les boucles d’oreilles qui vont avec un collier ou avec une bague. Il faut être de son temps.

«Là où j’ai le plus d’idées qui me viennent, c’est sous la douche. On y est seul, le téléphone ne sonne pas. L’eau est mon élément, qui emporte tout. Je reste avec l’essentiel.»

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Dans votre boutique il existe une salle secrète. Finalement, vous êtes un grand rêveur à la fois chevaleresque et un peu magicien. Créer des bijoux, était-ce un rêve d’enfant?

J’ai toujours adoré l’idée des bijoux. Mes parents étaient diplomates et quand ma maman mettait ses parures, ce n’était plus ma maman mais une princesse. Ce que l’on crée relève de cet univers, avec des chevaliers, des princesses, des femmes qui se transforment, des Cendrillon… Un bijou, c’est à la fois un rêve et en même temps c’est très concret. C’est le mélange des deux qui est tellement intéressant et amusant. Un bijou ne relève pas uniquement de l’univers des contes de fées: il possède aussi une dimension d’investissement.

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En parlant de cela, quand vous créez, en plus de l’acte créatif, choisissez-vous les pierres en fonction de leur valeur d’investissement?

Non seulement j’y pense, mais c’est essentiel dans ce que je fais! Si un client m’achète un bijou, ce ne serait pas respectueux de ne pas prendre cette dimension d’investissement en compte. Dans mon métier, il y a une partie qui relève du conseil: non seulement esthétique mais aussi financier. Il est des matières que je conseille exactement comme si c’était pour moi. Il y a quelques années, par exemple, je disais à tous mes clients d’acheter des spinelles, parce que c’est une pierre magnifique. Tous ne m’ont pas suivi mais entre-temps, les prix ont explosé! Je n’ai pas vocation d’être un investisseur en pierres, car sinon je ne vendrai plus rien, mais je prodigue des conseils et actuellement, j’invite mes clients à miser sur les diamants de couleur. D’ailleurs, le prix de tous les diamants naturels a beaucoup augmenté.

«Quand ma maman mettait ses parures, ce n’était plus ma maman mais une princesse. Ce que l’on crée relève de cet univers, avec des chevaliers, des princesses, des femmes qui se transforment, des Cendrillon…»

Quel serait votre bijou ultime ou la pièce que techniquement vous ne pouvez pas encore réaliser?

Ce serait un bijou qui permettrait de se connecter directement à des émotions, sans passer par le filtre des sens. Qu’il y ait une instantanéité entre l’émotion que l’on voudrait créer et le ressenti de cette émotion. Ce serait quelque chose de poétique et un peu dingue. Et pourquoi pas un bijou couleur d’amour?